CHAPITRE PREMIER
Comment on écrit l'histoire d'une langue
Le sujet de ce livre, l'histoire de la langue française, a vu son intérêt s'émousser quelque peu ces derniers temps en dehors des frontières de l'Hexagone. En effet, les grandes découvertes auxquelles les recherches des cent cinquante dernières années ont permis d'aboutir dans le cadre des travaux sur les liens historiques entre le français, le latin et les autres langues romanes sont aujourd'hui largement assimilées, laissant le devant de la scène à des préoccupations nouvelles : c'est ainsi que la langue du Moyen Âge qui, il y a trente ans à peine, exerçait encore une véritable fascination sur la majorité des spécialistes du français, n'excite plus guère la curiosité en dehors d'un cercle de chercheurs de moins en moins nombreux. Et puis, ne craignons pas de le dire, il s'est publié au fil des ans tant de livres intitulés « Histoire de la langue française » que l'on pourrait comprendre le chercheur qui serait tenté de leur consacrer une rubrique à part dans sa bibliographie. Alors, se demandera-t-on, pourquoi se lancer une fois de plus, à la veille de l'an 2000, à l'assaut du sujet ? Y aurait-il quelque chose de nouveau à en dire ?
Eh bien oui. Car en dépit de la masse de travaux consacrée à ce jour à l'histoire du français, une foule de problèmes intéressants reste sans réponse. Cela tient pour une part à la découverte régulière de données linguistiques nouvelles qui nous parviennent du passé (le plus souvent sous la forme de textes retrouvés dans des archives jusqu'alors inaccessibles aux chercheurs), surtout dans un pays tel que la France, qui, tant par ses dimensions que par la richesse et la densité de sa population au cours des siècles passés, recèle sans doute un nombre beaucoup plus important d'informations de ce genre que la plupart des autres pays européens. Et cela tient aussi au surgissement incessant d'hypothèses et d'interprétations nouvelles à partir des données déjà disponibles, façon d'ajuster constamment la vision que nous avons du passé spécifique de cette langue aux théories actuelles sur la nature du langage en général.
Cet ouvrage propose donc de s'aventurer dans ce domaine quelque peu passé de mode qu'est l'« histoire du français ", fort de la conviction de son auteur que tout est loin d'avoir été dit sur le sujet et qu'il reste encore bien des relations nouvelles à mettre au jour. Le champ couvert ici sera toutefois nettement plus restreint que celui des histoires du français traditionnelles, puisqu'il s'agira moins de présenter des données nouvelles que de proposer une interprétation de certains aspects de l'histoire du français à la lumière d'un éclairage nouveau.
Ces dernières années ont vu s'imposer la distinction entre l'histoire interne du français (à savoir l'évolution de son système phonologique, de sa morphologie, etc.) et son histoire externe ou sociolinguistique (à savoir la façon dont a évolué la relation entre la langue et la population qui parle cette langue). Mais parallèlement à cette distinction, on a pris conscience de l'étroite interdépendance entre les phénomènes qui sont de l'ordre de la variation linguistique (dans l'espace géographique comme dans l'espace social) et ceux qui concernent le changement au cours du temps, ce qui a conduit les chercheurs d'aujourd'hui à considérer que la distinction entre les aspects strictement linguistiques et les aspects sociolinguistiques de l'histoire de la langue est sans doute beaucoup moins tranchée qu'on ne l'avait cru jusqu'ici. À la différence des auteurs de manuels d'« histoire de la langue », qui traitent le plus souvent de chacun de ces deux aspects de façon plus ou moins approfondie et détaillée, nous mettrons davantage l'accent sur l'aspect sociolinguistique, car l'explosion de cette discipline au cours des trente dernières années a été source de connaissances extrêmement fécondes pour l'histoire de la langue. En effet, l'étude approfondie de données linguistiques provenant de langues parlées à l'heure actuelle a permis aux sociolinguistes de bâtir des cadres théoriques qu'il est maintenant possible de projeter dans le passé pour tenter d'élucider le caractère instable des modèles langagiers dans des temps plus reculés. De ce point de vue, dans la mesure où notre intérêt porte essentiellement ici sur un domaine particulier de la recherche sociolinguistique, à savoir la question de la standardisation de la langue, nous serons davantage conduits à faire appel aux faits d'ordre macro-linguistique qu'aux faits d'ordre microlinguistique.