L'IDÉEL ET LE MATÉRIEL
Ce livre part d'un fait et d'une hypothèse.
Le fait : contrairement aux autres animaux sociaux, les hommes ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre; au cours de leur existence ils inventent de nouvelles manières de penser et d'agir sur eux-mêmes comme sur la nature qui les entoure. Ils produisent donc de la culture, fabriquent de l'histoire, l'Histoire.

Les autres animaux sociaux sont certes aussi le produit d'une histoire, mais d'une histoire qu'ils n'ont pas faite : celle de la nature, que l'on sait être un processus d'évolution de la matière vivante, et des espèces végétales et animales qu'au cours des âges de la terre la nature a engendrées et qui la composent.
Un fait donc, mais pas tout à fait comme les autres, puisque l'expliquer, c'est analyser à la fois l'évolution de la nature et la spécificité de l'homme au sein de cette nature. Un fait pas tout à fait comme les autres, puisque les autres se placent dans sa lumière ou dans son ombre et que la pensée, si elle veut s'expliquer l'homme et son histoire, développer les sciences de la nature et les sciences de l'homme, doit aujourd'hui en faire son point de départ obligé.
Mais comment penser un fait sans une hypothèse pour l'interpréter ? Nous en avons une qui, certes, n'est pas nouvelle mais qui, à nos yeux, reste porteuse d'un immense potentiel d'explications théoriques. Cette hypothèse est la suivante : l'homme a une histoire parce qu'il transforme la nature. Et c'est même la nature propre de l'homme que d'avoir cette capacité. L'idée est que, de toutes les forces qui mettent l'homme en mouvement et lui font inventer de nouvelles formes de société, la plus profonde est sa capacité de transformer ses relations avec la nature en transformant la nature elle-même. Et c'est cette même capacité qui lui donne les moyens matériels de stabiliser ce mouvement, de le fixer pour une époque plus ou moins longue dans une nouvelle forme de société, de développer et d'étendre bien au delà de leurs lieux de naissance certaines des formes nouvelles de vie sociale qu'il a inventées. Or il ne semble guère difficile de trouver des faits qui se rangent sous cette hypothèse.
Y a-t-il meilleur exemple de l'action de l'homme sur la nature que les plantes et les animaux domestiques ? Leur domestication, commencée vers 10 000 ans avant J.-C. ne fut-elle pas le point de départ du développement, devenu très vite irréversible, de multiples formes d'agriculture et d'élevage qui entraînèrent de profondes transformations de la vie sociale ? N'est-ce pas avant tout au sein de certaines de ces sociétés agricoles ou agropastorales que sont nées les premières stratifications de castes ou de classes et les premières formes d'État — vers 3500 av. J.-C. en Mésopotamie, puis en Chine, en Égypte, au Pérou, au Mexique ? Et les hommes d'alors étaient ce que nous sommes aujourd'hui, des individus appartenant à l'espèce Homo Sapiens Sapiens, laquelle ne semble pas avoir beaucoup évolué biologiquement depuis cinquante mille ans.
Si l'on remonte plus loin, le long des quelque millions d'années qui ont vu certains de nos ancêtres préhominiens se transformer par étapes en l'Homo Sapiens que nous sommes, on découvre — les paléontologues, les préhistoriens nous le montrent — que ces transformations furent liées à une évolution qui a amené le corps de nos ancêtres à se redresser, leurs mains à se libérer, leur cerveau à se développer, leur permettant d'ajouter aux capacités nouvelles de leur corps la puissance du langage et de l'outil.
Cependant il n'a pas fallu attendre les dernières découvertes de la paléontologie et de l'archéologie pour formuler et reconnaître une valeur scientifique à notre hypothèse de départ. Sans vouloir faire l'histoire de cette idée dans la pensée occidentale — histoire qui n'existe pas encore vraiment —, rappelons qu'on la rencontre déjà en France vers 1750 chez les physiocrates Quesnay et Mirabeau, et en Écosse chez Lord Kames et chez son successeur à la chaire de philosophie morale de l'Université de Glasgow, Adam Smith. Au XIXe siècle, elle est présente de façon plus ou moins diffuse et avec un poids inégal dans les œuvres de Darwin, Spencer, Morgan, et si Marx en fait le principe de sa théorie, elle n'appartient pas qu'à lui1.
Au tournant du xxe siècle, on la trouve prête à s'effondrer sous les coups des critiques accumulées lentement contre l'évolutionnisme qui domine les disciplines scientifiques du siècle précédent 2. L'histoire n'apparaît plus comme la suite linéaire de l'évolution de la nature, d'une évolution biologique qui, progressant de l'inférieur vers le supérieur, aurait poussé l'homme au sommet de la nature et l'homme occidental au sommet de l'histoire. Inutile de souligner combien ces vues sur l'évolution ont pu prêter main forte aux idéologie racistes occidentales pour légitimer la subordination et l'exploitation des peuples colonisés, et plus largement le mépris et la destruction des autres cultures 3.