1. 
– Faites vos jeux, mesdames et messieurs ! 
Conscient que tous les regards étaient fixés sur lui, Tahir baissa les yeux sur la pile de jetons qu’il avait amassés au cours de la dernière heure. 
A cet instant, un serveur se dirigea vers lui avec un plateau portant une bouteille de champagne. Tahir hocha la tête et se tourna vers la femme pressée contre lui. Blonde, belle, elle était prête à satisfaire ses moindres caprices. A chacun de ses mouvements, les diamants qui entouraient son cou étincelaient sous les chandeliers en cristal. 
Tahir lui tendit une flûte de champagne avant de s’adosser de nouveau à son siège. 
Il s’ennuyait. 
La dernière fois, il lui avait fallu deux jours pour se lasser de Monte Carlo. Cette fois, il en avait déjà assez alors qu’il venait à peine d’arriver. 
Réprimant un soupir, il regarda le croupier. 
– Le quatorze, dit-il. 
– Le quatorze ? répéta la blonde en ouvrant de grands yeux. Tu mises tout sur un seul numéro ? 
Il haussa les épaules et, quand il souleva son verre, il remarqua que sa main tremblait légèrement. 
Depuis quand n’avait-il pas dormi ? Deux jours ? Trois ? Il y avait eu son séjour à New York, où il avait fini par remporter ce contrat mirobolant avec les médias, et où il était resté ensuite pour faire la fête. Puis la Tunisie, pour le rallye automobile. Ensuite, Oslo et Moscou pour d’autres affaires. Et maintenant, son yacht était amarré là, dans la marina. 
Son style de vie finissait-il par le rattraper ? 
Le croupier fit tourner la roulette en souriant. 
Visiblement fascinée par l’audace de Tahir, sa compagne lui adressa un sourire dépourvu de toute ambiguïté, tout en se pressant encore davantage contre lui. Il aurait vraiment dû se rappeler son prénom. Etait-ce Elsa ? Erica ? 
Pourtant, il y avait certaines choses qu’il n’oubliait jamais. Même s’il avait tout fait pour les oublier. 
Elisabeth, c’était cela. Sa compagne s’appelait Elisabeth Karolin Roswitha, comtesse von Markburg. 
Des applaudissements le tirèrent brusquement de ses pensées et, dans son excitation, la comtesse grimpa presque sur ses genoux. Des lèvres douces lui caressèrent la joue, puis la bouche. 
– Tu as encore gagné, Tahir ! s’exclama-t–elle, les yeux brillant d’excitation. N’est-ce pas merveilleux ? 
Il s’efforça de sourire en reprenant son verre. A vrai dire, il lui enviait son excitation. Depuis quand n’avait-il pas ressenti cela ? Le jeu ne lui procurait plus aucun frisson. Ses réussites en affaires ? Parfois. Les sports extrêmes ? Là, au moins, il ressentait une montée d’adrénaline quand il se mettait en danger. Le sexe ? 
La fatigue le submergea soudain. Pas une fatigue physique mais une sorte de lassitude morne, qui le rongeait depuis si longtemps. 
Il se sentait las de la vie. 
– Faites vos jeux, s’il vous plaît, dit de nouveau le croupier. 
– Le quatorze, murmura Tahir. 
– Le quatorze ? répéta le croupier en s’efforçant de garder l’air calme. Oui, monsieur. 
– Encore le quatorze ? fit Elisabeth avec une note aiguë dans la voix. Mais tu vas tout perdre ! Il n’y a aucune chance qu’il sorte de nouveau… 
Tahir haussa les épaules et à cet instant, il perçut la vibration discrète de son mobile. 
– Eh bien, je perdrai, répliqua-t–il en sortant l’appareil de sa poche. 
Il contempla un instant l’écran car il ne reconnaissait pas le numéro qui s’y affichait. Seuls son avocat et les courtiers en qui il avait confiance possédaient son numéro privé. 
– Allô ? 
– Tahir ? 
Même s’il ne l’avait pas entendue depuis des années, il reconnut aussitôt la voix. 
– Oui, Kareef, dit-il en se levant brusquement. 
Pour que son frère aîné l’appelle après aussi longtemps, il fallait que ce soit pour un motif vraiment important. Tournant le dos à la table, il traversa la salle bourrée de monde pour aller s’isoler dans un coin tranquille. 
– Quelle surprise, murmura-t–il. A quoi dois-je ce plaisir ? 
Comme son frère ne lui répondait pas tout de suite, il sentit un frisson prémonitoire lui parcourir la nuque.