Mottes de terre
Mottes de terre. C'étaient des bagarres à n’en plus finir avec lui. On se jetait des mottes de terre. Lui et moi on ne se croisait jamais par hasard, on connaissait tout de nos vies. Dès que les devoirs étaient terminés, on avait champ libre pour se bagarrer.
– Salut, ça va ?
– Ouais, ça va. T’as fini tes devoirs ?
– J’ai rien compris, est-ce que tu pourrais m’aider ?
On avançait sur la route goudronnée toute noire vers le village, sans avoir besoin de se le dire. À hauteur du chien corniaud, moi qui en avais peur je marchais derrière lui, pour qu’il me fasse rempart. Le chien ne bougeait pas. Il avait en tête ses rêves de chien et des cauchemars qui le laissaient complètement laminé, avec ses oreilles cassées en deux comme un vieux mouchoir. D’autres fois il démarrait, et il aboyait en tirant sur le bout de sa longue chaîne, de vingt mètres je dirais. Oh putain. Au bout de la chaîne, il nous avait loupés de peu, il hurlait un bon coup histoire de réveiller les morts du cimetière du bas, qui était trop petit et déjà bien occupé. Les nouveaux morts, il fallait leur trouver une place ailleurs, dans le village du haut, ils y resteraient une centaine d’années environ, et nous aussi, si on ne partait pas de là. Un jour, ce chien m’avait mordu.

Une autre fois, mon copain le gitan m’a montré comment faire pour ne pas être attaqué. Il s’est baissé très vite et il a attrapé une pierre sur le chemin. Le chien s’est arrêté avant même de s’étrangler au bout de sa chaîne. Il a grogné. Mon copain a grogné aussi en gardant la pierre à la main, baissé. Alors le chien a arrêté de grogner et il a fait demi-tour vers l’hôtel des Charmilles.
– T’as compris, tu veux essayer ?
Moi j’ai répondu non, ça va de toute façon, il me fait pas peur, il a une chaîne. Il ne va pas me mordre encore une fois ! Mon copain haussait les épaules, tu es un trouillard. Alors le rouge de la colère me montait au front, si fort que j’avais peur de me choper une sorte d’épanchement de synovie. Je ne savais pas où était synovie, mais dans l’équipe junior de notre quartier, je connaissais des grands qui en avaient un, d’épanchement de synovie. Pour les vieux c’étaient le cancer et le foie malade qui faisaient peur, et pour les enfants de mon âge jusqu’aux grands de l’équipe junior, c’étaient les épanchements de synovie. Le sang me montait à la tête. Ma tête devenait très lourde et là, à cause de l’affront, j’étais prêt à me bagarrer. Le chien était retourné dans sa niche. Il avait vraiment une sale vie de chien, ce chien-là. À la porte du bar-hôtel-restaurant qui ne marchait plus, on voyait des rideaux et, parfois, des mains les tiraient juste un peu pour un coup d’œil. Mon copain était déjà descendu dans le champ en passant par le poulailler. Les poules, il en piquait aussi parfois, à ce qu’il me disait, pour les bouffer avec son père, sa mère, sa sœur et tous les autres romanos du camp. Il fallait que je le frappe, j’en avais les larmes aux yeux.

On se mettait à se caillasser. Parfois, des gens sortaient de l’hôtel des Charmilles avec les mains dans les poches comme des cons de paysans le dimanche après-midi. Il y avait une prostituée agricole dans l’hôtel des Charmilles et elle menait la vie des femmes de mauvaise vie, mais si c’était vrai sa mauvaise vie, pourquoi allaient-ils chez elle ? Je n’avais pas le temps de lui demander son avis sur le coup. Mon copain le gitan visait bien, il respectait les règles. Pas de grosse pierre dans la motte, à cause des blessures qui ne guérissent pas. Huit mois sur douze, on avait du mal à trouver de la bonne terre sèche pour se l’éclater dessus. Mais lui au moins, il ne mettait jamais de pierre dedans, juré craché. Il visait mieux que moi. Seulement moi, j’avais plus de colère que lui, du coup je lançais fort, il le sentait passer si je le touchais. On pouvait se battre une ou deux heures. Après une ou deux heures on finissait par en avoir marre, alors on changeait de jeu. Le rouge de la colère était redescendu, je n’avais pas chopé d’épanchement de synovie et on était toujours copains. On avait souvent de la terre sous la chemise, dans les chaussures, partout. Le soir je me ferais engueuler à cause de ça. Bientôt les lumières venaient aux fenêtres des maisons. Du côté du campement où mon ami habitait, ça faisait un peu chantier de construction sans rien de construit. Il regardait de son côté lui aussi, là-bas. C'étaient des lumières différentes, vers chez lui. J’habitais dans une grande bâtisse toute carrée avec une grille et un portail. On se quittait, en regardant nos lumières. À demain. Hé, bonne nuit ! Il avait des bleus et moi aussi. On était tout heureux comme ça. On s’est battus comme ça pendant de nombreuses années. Et puis.