Le refuge et la source
A Mathilde
© 1997, Editions Grasset & Fasquelle.
 
Fin juin, fin des classes, déjà l'été calcine notre maison; nous devons attendre le soir pour avoir le droit de monter sur la terrasse. On redoute pour nous ces « coups de folie » que le soleil assène et que, malgré leurs imprécations et leurs marmites de sorcier, les guérisseurs maltais eux-mêmes ont tant de peine à dissiper. Bravant les consignes, échappant à la sieste, trois de mes frères s'y rendent néanmoins ; pieds nus, ils jouent à éviter la brûlure des tomettes roses en se jetant les uns sur les autres de grands seaux de cette eau claire qui coule glacée des robinets de la buanderie. J'ai six ans. Je les envie. Nous, en bas, derrière les volets clos qui luttent vainement contre les feux de l'après-midi, espérons patiemment la délivrance crépusculaire tandis que, face à notre maison, les fidèles de la mosquée bercent notre obscure torpeur en psalmodiant sans fin les versets du Coran. J'entendrai toujours plus tard ce bourdonnement litanique dès que se manifestera, où que ce-soit, une chaleur sèche, immobile, qui s'enfonce dans le creux des épaules, frappe de silence les oiseaux et suspend jusqu'au retour de la fraîcheur l'arôme du chèvrefeuille et des lys de sable.
Arrivé tardif, en surnombre, ma place n'ayant guère été prévue ailleurs, je partage la chambre de mes parents. Auguste et trouble univers des perceptions premières. Vers six heures du matin, le jour s'est déjà partout infiltré. Mon père se lève alors, ouvre grand les volets et parcourt toutes les pièces de la vaste demeure où dorment mes dix sœurs et frères ; en chacune il fait entrer la lumière et le réveil, suscitant des protestations gémissantes, puis, après avoir fait sa toilette et sa prière, il se rend à son travail.
Pour l'heure, il est céréalier, vendant semoules et farines au magasin juste au-dessous de notre appartement. Dans notre demi-sommeil, nous pouvons l'entendre démonter les barres de fer qui clôturent les portes, tandis que passe, traînée par un mulet, la voiture-arrosoir de la ville. Dès que ma mère perçoit ces mêmes bruits, signes que la maisonnée se dérobe au contrôle paternel, elle se lève à son tour, referme tous les volets, reborde chaque enfant dans son lit et murmure : « Dors encore, mon enfant, ton père est passé. » Moi, je l'entends parcourir les pièces et je l'imagine s'éloignant jusqu'aux chambres du fond. Cette phrase qu'elle prononce comme le répons d'un psaume me remplit de gratitude tendre et de sensualité chaude. Je l'attends... Quand elle revient pour profiter encore elle-même de quelques instants de repos, je retrouve le sommeil dans une volupté protégée. C'était hier. C'est aujourd'hui. J'y suis tout entier.
Le petit lit qui m'était alors réservé résumait ma prime enfance. Pendant les vacances, je m'y attardais et ma mère m'y aurait volontiers maintenu. Devinant, ce qu'elle confirmera plus tard, que tirer un enfant du sommeil était à ses yeux une sorte de crime, souvent j'ai fait semblant de dormir. Mon père exprimait son désaveu. Il était de ceux pour lesquels on ne se couche que pour mourir. Il ne se permettait que quelques instants de répit après le déjeuner. Il s'allongeait alors, croisant les jambes, et bientôt fredonnait - aussi discrètement qu'il souriait, comme s'il en éprouvait quelque honte - une mélodie arabe ou un refrain d'opérette parisienne que son pied, curieusement, cadençait. Au bout de quelques minutes, il s'endormait. Nous l'entendions, ma mère et moi, ronfler pendant une demi-heure environ; puis, soudain, comme sous l'effet du sentiment obscur du devoir, se déclenchait en lui un ronflement paroxystique qui l'éveillait et le jetait d'un bond hors du lit. Ma mère s'éventait; quand la chaleur devenait suffocante, elle allait chercher un verre d'eau et en humectait nos draps. Enfin elle s'endormait elle-même, tandis que je restais attentif aux bruits de la ruelle qui longeait la mosquée. Un marchand de crème glacée y habitait, dont les enfants, à cette heure, jouaient en échangeant des mots mystérieux, à vrai dire de moins en moins mystérieux chaque jour, puisque je n'osais les répéter. Je me levais alors le plus silencieusement possible, et j'observais par les fentes des persiennes les ébats interdits de ces gosses, à peine plus âgés que moi, trop précoces.
Le soir enfin, après le repas, tout le monde sortait « prendre le frais » sur le boulevard bordé d'orangers en fleur. Les plus âgés de mes frères devaient, en principe, regagner la maison avant dix heures. Ils étaient quatre à posséder la clef de la grande porte. Aucun d'entre eux, bien sûr, n'observait la règle. Ma mère était obligée de mentir à mon père avant que le quatrième ne fût rentré. Je l'écoutais inventer des bruits et, instinctivement, je devenais son complice. Elle disait : « Tu as entendu, c'est Pierre. » Mon père répondait qu'il n'avait rien entendu. Je venais au secours de ma mère en prétendant avoir été réveillé par un véritable fracas. Mon père, sans trop y croire, nous abandonnait alors pour un sommeil où j'imaginais vaguement qu'il s'entretenait avec ce Dieu dont il nous parlait parfois les soirs de fête.