BERNARD GRASSET
CONFESSION
D'UN TIMIDE
PHILIPPE VILAIN
1
Au commencement était la honte
Je n'ai jamais réfléchi à ma timidité. Pendant toutes ces années, je l'ai admise comme une composante de mon caractère, impossible à éradiquer, et m'y suis accoutumé au point de ne plus y faire attention. Ma timidité, j'en dépends et la chéris comme une passion indispensable à mon « bon fonctionnement ». Les tourments, la nervosité et les humiliations qu'elle me cause me font éprouver physiquement mon existence, mon épaisseur dans ce monde. Elle, c'est moi.
Peut-être ai-je même fini par la cultiver, par observer avec curiosité ce déchaînement de mon esprit, ce séisme qui se déclenche en moi dès que je dois m'exprimer, dont les répliques parcourent l'ensemble de mon corps, provoquent des tremblements, font rougir mes joues et ruisseler mon front d'une lave transparente. La métaphore du séisme me vient spontanément pour décrire cet état, mais celle du vide conviendrait aussi bien : parler me donne le vertige, l'impression de me jeter dans le vide. Souvent, je rêve de la parole comme d'une falaise de laquelle je chute sans heurter le sol, maintenu dans l'apesanteur du Verbe.

En Normandie – sans doute est-ce un idiome, une caractéristique sociale ou régionale – on dit d'un homme peu loquace qu'il est un taiseux. Je suis sans doute cela, un taiseux. Si je pouvais faire le décompte du temps que j'ai passé à parler depuis mon enfance, je m'apercevrais combien il serait ridicule en regard du temps que j'ai passé à me taire. Est-ce par timidité que je parle aussi peu, parce que je connais mes limites et sens que je m'essoufflerai au bout de quelques phrases, parce que le peu dont je suis capable me fait choisir entre tout le mutisme, ou bien, aurais-je de toute façon peu parlé, même sans être timide ? Est-ce la timidité qui m'a fait ou moi qui me suis fait à elle ?

Faire l'éloge du timide, ce n'est pas faire l'éloge du silence, mais celui de la parole, au contraire, d'une parole meurtrie, d'un dire bruissant qui n'a pas trouvé sa voix. Tout timide est un parleur qui ne se nomme ni ne se dit.

J'ai fait la guerre aux mots en silence, dans la souffrance et la jouissance de me taire. Mon dilemme est le suivant : je ne saurais m'envisager sans la timidité dont je souhaite ne plus souffrir, sachant que n'en plus souffrir reviendrait à m'envisager sans elle et que penser que ma vie pourrait cesser d'être dominée par elle n'aurait sans doute pas plus de sens que de continuer à en souffrir. Quand je me demande quel homme je serais devenu si je n'avais pas été timide, je sens d'avance l'absurdité du raisonnement à fournir, l'hypocrisie d'une telle question, puisqu'une telle éventualité m'est impensable, et que, en admettant même qu'elle ne l'ait pas été, le plaisir de n'en avoir jamais souffert ne pourrait compenser la douleur de ne plus en souffrir. L'insensé de ce dilemme montre mon incapacité à me déterminer en faveur de l'une ou l'autre position quand le sort de ma timidité dépend justement du fait que je parvienne à me déterminer. J'en conclus que ce dilemme constitue la clé de ma timidité et que, au fond, je souhaite moins m'en délivrer que rêver à m'en délivrer. Peut-être, l'idée que je puisse être heureux sans timidité m'intimide-t-elle. J'ai des années de retard sur le bonheur.

Cette passion timide dont je mesure maintenant les ravages dans ma vie, je sais où elle s'enra-cine. Aussi loin que la mémoire m'entraîne, mon souvenir bute sur une scène engluée dans mon enfance : l'usine, la fumée multicolore crachée par les cheminées dans la grisaille, un soir, les ouvriers longeant la Seine en file indienne à la sortie du travail pour se rendre au café, boire, les verres de vin alignés sur le comptoir en zinc et les tournées qui s'enchaînent au rythme des blagues graveleuses, des chants fraternels : « Il est des nôtres, il a bu son verre comme les autres ! » Pour un pari stupide, un pari perdu, mon père grimpe sur une table et se déshabille. Nu, il est nu, devant les autres. Je reste interdit tout le temps que dure la scène, trente secondes ou plusieurs minutes, je ne sais plus. Les humiliations que l'on subit dans l'enfance n'ont pas de durée, elles sont notre enfance tout entière. « Tu ne le diras pas à ta mère ! »
Des années plus tard, j'ai lu ce passage de la Bible où Noé, l'inventeur de la viticulture, s'enivre jusqu'à se dénuder. Cham, l'un de ses fils, témoin de la scène, sera maudit après que ses deux frères eurent recouvert leur père d'un manteau.

Mes souvenirs de timide se bousculent. J'en aurais des dizaines à raconter si je me laissais aller, mais je ne veux pas livrer ma timidité au désordre de ma mémoire, ni même en dénombrer les causes – le chômage et le surendettement de mes parents, l'alcoolisme de mon père, la précarité dans laquelle ma jeunesse s'est déroulée, le manque d'encadrement –, comme il serait simple de le faire. C'est que toute explication me paraît insuffisante. Par ailleurs, l'expérience cruciale de la honte faite dans mon jeune âge ne peut pas expliquer, seule, ma timidité ; d'autres événements oubliés, enfouis dans ma mémoire, l'expliqueraient sans doute aussi bien. Tous les enfants d'alcooliques ne sont pas des timides. Il n'est pas dit non plus que la timidité – comme l'alcoolisme – soit le privilège d'une classe sociale et que je n'aurais pas été timide dans une autre famille, soumis à une éducation différente, bourgeoise par exemple. Ce serait tomber dans la facilité que de faire de ma timidité une conséquence exclusivement sociale, quand bien même le lien s'avère ici indissociable, quand bien même la conscience d'être un enfant d'alcoolique et la honte qui en découlait l'ont déterminée. Ce que je cherche en écrivant est d'ordre structurel : saisir un état timide.