PROLOGUE

Versailles, 1701

Le coche s’immobilise devant le château des Crécy. Je rajuste nerveusement la dentelle de mon corsage. Je lisse une dernière fois ma coiffure, une fontange, cet arrangement complexe de boucles en vogue à la Cour. C’est la duchesse de Fontanges, mon aïeule, qui l’a inventée. Un jour, participant à une chasse avec le roi, elle avait remonté ses cheveux à la va-vite, ses boucles retenues sur son front par une simple jarretière. Sa Majesté l’avait trouvée si charmante ainsi qu’il l’avait fait savoir à la Cour. Et dès le lendemain, toutes les nobles dames de Versailles tâchaient en vain d’imiter la coiffure de Marie-Angélique.

Car c’était son nom, avant que le roi ne la fasse duchesse : Marie-Angélique de Scorrailles-Roussilles, fille de la vieille noblesse du Cantal, cousine germaine de mon père avec qui elle jouait, enfant, dans le grand parc du domaine de Montbazac. Mille fois, au cours de ma jeunesse, j’ai entendu ce nom chuchoté au détour des conversations, comme si le fait de le prononcer à voix haute pouvait attirer quelque foudre divine. Les hommes prenaient un air gourmand, légèrement canaille en évoquant sa personne. Les femmes parlaient d’elle avec beaucoup d’hypocrisie, de méfiance et de pitié.

Je ne l’ai pas connue. Elle est morte très jeune, quelques années avant ma naissance. Mais j’ai vu plusieurs de ses portraits. Je sais qu’elle était belle. Fine, altière, la peau claire, des traits délicats, des yeux bleus et de beaux cheveux blond vénitien. Dès que le roi l’avait vue, il l’avait désirée. Il avait fait d’elle sa favorite, d’abord dans le secret de l’alcôve, puis au vu et au su de tous. Elle avait ébloui et agacé ses contemporains, rendu malade de jalousie la marquise de Montespan, maîtresse en titre du roi.

Mais au bout de deux ans à la Cour, une maladie étrange l’avait frappée, mettant fin à sa gloire. Elle s’était mise à perdre du sang, comme cela arrive aux femmes quand elles perdent un enfant, mais de manière continue, une lente et terrible hémorragie qui la vidait de toute substance vitale, jusqu’à devenir trop faible pour se lever. Elle finit par s’éteindre comme une petite flamme soufflée. Une seule fois, son royal amant avait daigné lui rendre visite à l’abbaye de Chelles où elle s’était retirée – puis il l’avait laissée mourir seule, sans plus s’en soucier. On avait parlé d’empoisonnement, de complot, de meurtre, son nom avait été cité dans des procès retentissants –mais rien n’avait pu être prouvé.

Après ses funérailles, son héritage avait été pillé : des bijoux, certains de ses meubles, une grande partie de ses livres manquaient lors de l’inventaire de ses biens. Ma famille – mon père surtout – s’était sentie spoliée. Quelques années plus tard, on avait commencé à apprendre, de sources diverses, que de riches courtisans avaient racheté les biens de la duchesse à des intermédiaires véreux.

Au premier rang de ces acquéreurs fortunés figure l’homme que je m’apprête à rencontrer aujourd’hui : le puissant marquis de Crécy.

Chapitre 1 – Première audience

Un des laquais de la maison de Crécy vient m’accueillir au pied du coche. Il ouvre la portière et m’aide à descendre, serrant ma taille de son bras. Je ne peux m’empêcher de rougir. Il est jeune – il doit avoir mon âge, 16 ou 17 ans. Je tâche de me donner une contenance. Quelle idiote ! Si je prête encore attention à ce genre de détails, c’est que je suis loin d’être devenue la noble courtisane, hautaine et impitoyable, qui pourrait faire plier le terrible marquis !

On m’avait prévenue qu’il était riche. Mais je n’étais pas préparée à pareille opulence. Élevée dans un manoir en ruine, je me sens écrasée en parcourant le dédale de couloirs qui mènent au salon où il m’attend.

Du sol au plafond, marbres, dorures, ornements, licornes et animaux féeriques sur chaque boiserie, et partout les mêmes armoiries, une croix de sang sur fond d’or. Des portraits s’alignent sur les murs : ce sont les chevaliers de Crécy, dont la lignée remonte au XIIe siècle.

Le petit valet me fait asseoir dans l’antichambre. Je tâche de maîtriser le tremblement de mes mains.

Ne parle surtout pas du cabinet chinois… À aucun moment il ne doit se douter que c’est le but de ta visite. C’est un jeu, Artémise. Séduis-le !

– Mademoiselle Artémise de Scorrailles ! annonce le valet, articulant à l’excès les syllabes de mon nom.

Je cligne des yeux. Après l’obscurité des couloirs et de l’antichambre, je pénètre soudain dans un bain de lumière – une pièce dont les fenêtres s’ouvrent largement sur le parc. Murs, meubles, tout est tendu d’étoffes claires qui reflètent les rayons du soleil printanier. Une silhouette s’avance vers moi, à contre-jour, tandis qu’une autre, en retrait, reste assise sur le sofa.

– Entrez, chère Artémise ! dit l’homme venu à ma rencontre.

Je m’immobilise au milieu de la pièce. L’homme qui me fait face ne ressemble à aucun de ceux que j’ai croisés dans ma vie. Mes cousins, les soupirants de mes sœurs, les amis de mes frères… Je ne les ai jamais vus autrement que comme des êtres assez risibles, farouches jusqu’à la maladresse ou, au contraire ridiculement fiers d’eux-mêmes. J’ai beau fouiller ma mémoire, aucun n’avait l’attitude naturellement assurée de cet homme.

Tandis qu’il avance lentement vers moi, je tâche de masquer ma curiosité sous un air blasé.

Il est grand, large d’épaules. Son allure est élégante, son corps svelte et délié. Je remarque ses mollets galbés, revêtus de soie grise, ses bras dont les courbes tendent le tissu de sa veste de satin, ses mains larges, émergeant du nid de dentelle de ses manches. Son visage, légèrement marqué par le temps, est très beau. Ses yeux sont larges, de couleur claire, lumineux. Il a hérité du nez aquilin des chevaliers de Crécy. Un sourire ambigu erre sur ses lèvres gourmandes. Je commence à comprendre pourquoi on m’a mise en garde contre sa réputation de séducteur.

Avant que j’aie pu faire le moindre geste, il saisit ma main et y pose ses lèvres, s’inclinant profondément. Je ne suis pas habituée à pareil geste d’intimité, surtout venant d’un étranger. Je recule de quelques pas, trébuche, ce qui lui arrache un sourire. Nos yeux se croisent un instant. Son regard a quelque chose d’enveloppant, presque hypnotique. Mon cœur s’accélère, mon ventre se creuse étrangement. Mais soudain, comme pour contredire le lien étrange qui vient de se former, il lâche d’un ton désabusé :

– Bien, mademoiselle… Ce vieux barbon d’Argansac vous envoie donc chez moi par cette belle matinée ; les rumeurs vous disent sa protégée. Je vous écoute : que puis-je faire pour vous ?

« Ce vieux barbon d’Argansac » ? Quelle impudence ! Parler ainsi d’un homme de 84 ans, un vicomte, qui a servi dans les troupes royales à la bataille de Rocroi – l’un des plus grands lettrés de sa génération ! Sous-entendre que je suis sa protégée, c’est-à-dire… Quoi ? Une gourgandine ? Une intrigante ? Une fille de petite vertu peut-être ?

Calme-toi, Artémise… Il cherche à te faire sortir de tes gonds…

– J’ai l’honneur, en effet, de me recommander du vicomte, qui a eu la bonté de prendre en pitié ma famille. Je viens du Cantal, mon père est le seigneur du domaine de Montbazac. Ces dernières années, nous avons dû faire face à des hivers aussi longs que dévastateurs, à des épidémies d’une rare violence qui ont réduit à néant nos réserves. Or, notre famille est nombreuse. Nous sommes dix, et la plus jeune de mes sœurs a 15 ans, et…

Le marquis m’interrompt et lâche d’un ton ironique :

– À vous entendre, ma chère, vous venez d’une ornière. Mais les Scorrailles sont l’une des plus anciennes familles de France.

– Certes. Mais nous avons connu des revers de fortune, et…

– N’attendez pas de moi de la pitié, mademoiselle. Ni des larmes. Il y a longtemps qu’elles sont taries.

– Pour ça, je vous crois. Votre cœur semble aussi sec que vos yeux !

***

Chut, Artémise ! Tais-toi !

Je me mords les lèvres, furieuse.

Je remarque à cet instant que la silhouette restée dans le sofa s’anime brusquement, bondit sur ses pieds et s’approche de nous. C’est un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il ressemble beaucoup au marquis – ses traits sont la copie conforme des siens – mais sa peau est nue, sans poudre, et ses cheveux sont naturels, d’un beau châtain doré, tandis que ceux du marquis sont recouverts d’une perruque argentée. Il semble bouillonner de colère.

– Père, laissez-la parler ! Votre conduite est inqualifiable !

Le marquis pousse un soupir. Il saisit son nez entre le pouce et l’index, comme pour se soulager d’une intense migraine.

– Puisque tu y tiens, Abel… Poursuivez, mademoiselle, je vous en prie…

Après un court silence, je parviens à reprendre mon souffle, puis la parole :

– Vous semblez connaître ma famille, monsieur le marquis. Sans doute avez-vous entendu parler de mon aïeule, Marie-Angélique…

Il relève la tête, soudain intéressé. Je connais ce regard. Tous ceux qui l’ont rencontrée ont le même.

– La duchesse de Fontanges ? Bien sûr que je l’ai connue ! En ce temps-là, Versailles était bien différent d’aujourd’hui ! Ah, c’était une splendeur… Saviez-vous qu’à la minute où elle est apparue à la Cour, tout le monde n’avait plus que son nom à la bouche ? Et quel nom ! Il résumait l’essence même de sa beauté : Marie pour sa pureté, Angélique pour son teint d’ange, Scorrailles comme la pierre précieuse dont semblaient faites ses lèvres… Ses yeux avaient la couleur même de l’aube. Et son corps ! Sa taille ! Voyez-vous, quand je l’ai rencontrée, elle n’avait que 18 ans… Et moi guère plus. J’étais trop jeune pour prendre part aux querelles de la Cour. Mon Dieu, quelle misère on lui a faite ! La marquise de Montespan s’est acharnée. Elle l’a déchirée. Elle a mis tout son vice dans la bataille, sa cruauté et son esprit, qui était vif. Elle a commencé par s’attaquer à son inculture, la faisant passer pour une sotte provinciale ; mais comme le roi était véritablement épris d’elle, elle en est vite venue aux bonnes vieilles méthodes, avec des scènes de jalousies dignes de l’éruption du Vésuve… Elle est allée jusqu’à faire entrer un ours chez votre aïeule. Un ours ! Dans ses appartements de Saint-Germain ! La bête a fait des ravages – l’anecdote, le tour de Versailles. Ah ça ! La marquise était d’une méchanceté sans bornes – surtout quand on allait contre ses intérêts… Si bien qu’à la mort de votre aïeule, on l’a immédiatement accusée de l’avoir assassinée. Mais vous connaissez ces histoires sans doute, mademoiselle… Même si à l’époque vous n’étiez pas encore née.

Abel, le fils du marquis, me fait un clin d’œil discret. Je lui réponds par une petite grimace, l’éternelle moue des jeunes gens que les histoires des anciens ennuient. Tandis que le marquis poursuit son monologue, je songe avec amertume que si Marie-Angélique était encore en vie aujourd’hui, elle serait dans la force de l’âge, comme le marquis. Elle serait peut-être tombée en disgrâce, sous l’influence de l’austère Maintenon, qui règne désormais à la Cour. Mais du moins le serait-elle dans le confort de ses appartements luxueux, entourée de ses meubles, bijoux et toilettes. Et sa gloire rejaillirait sur toute notre famille, jusqu’à mes parents, mes frères et sœurs, issus de la plus lointaine branche des Scorrailles, la plus déshéritée, recroquevillée dans notre vieux manoir du Cantal. Si Marie-Angélique était en vie, nous n’aurions nul besoin de quémander des audiences, d’emprunter de l’argent, de se nourrir de bouillon clair et de repriser des haillons hors d’usage…

N’y tenant plus, Abel interrompt sèchement son père :

– Et si nous demandions à Artémise ce qui l’amène chez nous ?

À nouveau, je suis exposée au regard du marquis, qui observe ma silhouette comme s’il la déshabillait. Lui qui a séduit les plus jolies femmes de Versailles, que peut-il penser de moi ? Je suis aussi brune que mon aïeule était blonde, aussi impétueuse qu’elle était innocente. Mes cheveux épais ne se laissent jamais dompter, leurs reflets cuivrés transpercent le mat de la poudre. Ma poitrine et mes hanches pointent sous le carcan rigide des vêtements. Mon visage me trahit constamment : on peut y lire le moindre de mes émois et de mes dégoûts comme dans un livre ouvert. Je sais que mon expression à cet instant s’est durcie, que j’ai pris cet air boudeur et sombre que m’ont si souvent reproché mes sœurs.

Le marquis laisse échapper un petit rire aigu.

– Artémise, quel étrange prénom vous avez là… Artémisia était une reine grecque, si je ne m’abuse, connue pour avoir épousé un de ses frères, qu’elle aimait follement.

– C’est exact.

– Et vous, avez-vous des frères, mademoiselle ?

– Père ! proteste à nouveau Abel, outré.

Ce dernier feint d’ignorer les remontrances de son fils. Je sens le rouge me monter aux joues et mon souffle s’accélère.

– Oui, monsieur le marquis, j’ai six frères aînés – qui, s’ils étaient ici, ne manqueraient pas de vous faire ravaler votre mépris. Mais l’époque où je suis née me dispense de les épouser. Voyez-vous, je n’ai pas eu la chance – comme vous grâce à votre grand âge – de connaître l’Antiquité Grecque. En revanche, il m’est arrivé d’ouvrir ce qu’on appelle des livres, dans lesquels j’ai lu, moi aussi, qu’Artémise était une reine, ainsi qu’une fameuse oratrice. Si vous me laissez la chance de finir mon propos, nous verrons si j’ai hérité du talent associé à mon prénom…

Le marquis se redresse avec nervosité. J’ai regagné son attention. M’étant assurée d’un silence provisoire, je poursuis dans un souffle :

– Je suis ici parce que la duchesse de Fontanges, à sa mort, n’a pas daigné nous transmettre de testament. Or, avec votre richesse incommensurable, vous faites partie de ces gens qui ont racheté ses meubles, ses livres, ses papiers personnels, par pure convoitise, sans se soucier de l’attachement sentimental que sa famille pouvait avoir pour ces biens…

Je ne peux pas finir ma phrase. La colère du marquis s’abat sur moi, fulgurante.

– « Attachement sentimental » ? Vous plaisantez ? Vous êtes pauvres comme Job, dans votre province pouilleuse, et vous voyez des trésors vous passer sous le nez… Voilà le seul « attachement » dont vous devriez parler, et il n’a rien de « sentimental » ! Des vautours !

Il se lève et marche jusqu’à moi, si proche à présent que je sens son souffle sur mon visage. Il me dépasse de quelques pieds, je dois lever la tête pour soutenir son regard. Ses épaules larges sont secouées par de lourdes inspirations. Il répète avec fureur, saisissant mon poignet :

– Des vautours, des vautours : voilà ce que vous êtes, vous et tous ceux qui vous envoient.

Des larmes, irrépressibles, inondent soudain mon visage. Sa large main enserre mon poignet comme un cercle de fer, chauffé à blanc par quelque démon.

Abel tâche de s’interposer. Il libère mon poignet et bredouille :

– Partez, mademoiselle… Inutile d’insister.

Je fais demi-tour et m’enfuis sans un regard en arrière, poussant la porte du salon, dévalant le dédale de couloirs dans une course folle. Je me sens étouffer entre ces murs inhospitaliers. Je dois sortir au plus vite de ce maudit château. Je saute littéralement dans le coche sans répondre au regard interrogatif de mon conducteur. J’entends le claquement de son fouet et sens enfin le véhicule s’ébranler. Je cache mon visage au creux de mes mains. J’ai honte, tellement honte. De notre misère, de cette requête absurde, de ma maladresse.

Ce n’est qu’environ une heure plus tard, alors que nous nous sommes éloignés de plusieurs lieues du château des Crécy, que je me redresse. Mes joues sont brûlantes, irritées par les larmes. Je sens encore le souffle du marquis sur mon visage, comme un masque de honte.

Serrant les dents, je me fais à moi-même une promesse :

– Ce vilain marquis va comprendre de quel bois je me chauffe. Dussé-je en mourir, nous retrouverons le testament de la duchesse !