PREMIER MOMENT
L'embarquement
Ce n'est pas au café des Sports ni Chez Albert que s'épanouit l'idylle parisienne entre Rick et Ilsa, mais devant le zinc de La Belle Aurore : le concepteurs de Casablanca ont intégré la vulgate romantique selon laquelle le jour qui se lève est plus beau que le soleil au zénith, et l'embarquement pour Cythère – comme dans le tableau homonyme de Watteau – plus doux qu'aucune traversée. « La rencontre promet davantage que ne peut tenir l'étreinte », écrivait Hugo von Hofmannsthal : combien de films hollywoodiens n'ont-ils pas pris à la lettre cette croyance romantique, étirant sur plusieurs bobines la propédeutique du cycle amoureux.
Dans un coin de La Belle Aurore, Sam est déjà là, au piano, qui chante As Time Goes By (« Pendant que le temps passe »), pour nous prévenir discrètement que les jours heureux sont comptés – Rick et Ilsa ont embarqué sur un navire qui sombrera bien avant Cythère. Qu'importe, quand la simple certitude de pouvoir embrasser les joues de l'être aimé procure « un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser » (À l'ombre des jeunes filles en fleurs). Le mot même de romance nous rappelle en permanence que l'amoureux construit frénétiquement des mondes possibles, se fait tout un roman de ce qui va advenir lorsqu'il sera tout près de l'être aimé. Une fois dans les bras l'un de l'autre, le jeu ne cesse pas pour autant :
« Oh, j'y pense déjà. Nous nagerons, nous prendrons des bains de soleil, nous monterons à cheval… Je vous ferai votre petit déjeuner et je vous l'apporterai dans votre chambre » (Une place au soleil).
La love story hollywoodienne se doit de commencer par une distribution inégale du savoir : moins il en sait sur l'autre, plus l'amoureux a de latitude pour compléter son portrait. Dans cette perspective, le coup d'œil rapide est encore la meilleure solution, comme chez Dante, Pétrarque ou Shakespeare (« Qui a jamais aimé s'il n'aima pas au premier regard ? »). Par chance – par essence, en réalité –, montrer des regards est l'une des spécialités du cinéma. La seule question importante consiste à savoir si ce coup d'œil inaugural est bien le signe d'un embarquement. Regardant et regardé viennent-ils de pousser la porte du monde heureux dont ils se contentaient jusqu'ici de penser les détails à l'avance, ou seulement de croiser l'une de ces images qui font beaucoup pour enrichir ce monde tout en rendant plus faibles les chances qu'il se concrétise un jour ? La réponse sera d'autant plus difficile à donner que le projet de vie heureuse a été construit loin des chances objectives de sa réalisation :
« Je vais me trouver un ange, prévient le héros de Bus Stop.
– Ne vise pas trop haut, garçon… Et d'ailleurs comment sauras-tu que c'est elle ?
– Quand je verrai mon ange, je le saurai tout de suite. »
Dans La Belle de New York, la confirmation est simple et photogénique : Fred Astaire décolle du sol. « Je ne peux pas m'en empêcher », explique-t-il, accréditant la thèse romantique de l'amour comme ivresse involontaire (Benjamin Constant). Dans des films moins fantaisistes, il y a le raccord-regard suivi d'un plan qui dure un tout petit peu trop longtemps – assez pour qu'au moment où l'un des deux dira à l'autre, cinq bobines plus loin, « je vous aime depuis le premier soir, peut-être même avant de vous connaître » (Une place au soleil), nous puissions nous féliciter de l'avoir prévu. L'équivalent anglais de « coup de foudre » prédispose les cinéastes à cette scénographie, puisque c'est love at first sight (« l'amour au premier regard » : la connotation céleste de l'expression française a disparu).
D'autres réalisateurs accordent plutôt leur confiance au jeu des acteurs et leur demandent d'exécuter, avec plus ou moins de bonheur, le programme que le délicat Burke rédigea en 1757 : « La tête s'incline légèrement de côté, les paupières s'abaissent plus que de coutume, les yeux se tournent doucement vers l'objet, les lèvres s'entrouvrent, la respiration se ralentit1. » Sinon, il reste ce que désigne le mot grec de charis, dont Barthes donne la définition dans les Fragments du discours amoureux  : « L'éclat des yeux, la beauté lumineuse du corps, le rayonnement de l'être désirable » – tout ce que la machinerie hollywoodienne va rendre à coups de gros plans à faible profondeur de champ, de flous vaporeux qui courent après l'effet de vénusté des peintres de la Renaissance, de rétro-éclairages décollant les actrices du décor afin de leur conférer une aura qui ressemble à une auréole, et d'orchestres symphoniques occupés à jouer à l'unisson des mélodies truffées d'accords parfaits. C'est lui, c'est elle, nous le savons, les acteurs n'ont presque plus rien à faire.