Le temps est-il notre malheur ?

par Marc-Henri Arfeux

Raphaël Enthoven : Avec Marc-Henri Arfeux, qui enseigne en Terminale littéraire au lycée Édouard-Herriot à Lyon, nous allons nous demander si le temps est notre malheur. A priori, si j’étais un lycéen, je dirais : « C’est une évidence. »

 

Marc-Henri Arfeux : Oui, justement, l’intérêt premier de ce sujet est de nous confronter avec une évidence apparente, de voir d’emblée ce que, je crois, tout sujet de philosophie est censé proposer à un lycéen. Un sujet de ce type lui permet de se confronter avec ce qui lui semble le plus clair et le plus familier, pour, d’une part, s’apercevoir que cette évidence première est en fait mystérieuse, qu’elle doit être explorée, éclaircie et, d’autre part, s’apercevoir que derrière cette évidence, nous le savons tous en philosophie, il y a des renversements possibles.

 

R. E. : Et donc, ne pas négliger, quand on est lycéen, le sentiment de l’évidence. Ne pas bannir ce sentiment-là. Accepter cette candeur initiale de philosophe face à un sujet. Accepter ce qui nous vient à l’esprit, c’est aussi un réflexe, peut-être le premier, que doit avoir un bon bachelier.

 

M.-H. A. : Absolument. Parmi les conseils méthodologiques que je donne à mes élèves, j’insiste toujours sur le fait qu’on doit, dans la lecture d’un sujet, d’abord faire fi de toute recherche anticipée, de toute lecture préparatoire. Il faut commencer par interroger, sans l’aide d’aucun document, ce que la question posée nous demande, ce qui en elle est susceptible de nous concerner en tant qu’homme. Il faut d’abord discerner en quoi cette question résonne dans notre expérience concrète, par exemple par quelques questions que le candidat peut formuler, quelques définitions qui lui viennent à l’esprit. Tout ce qui peut jaillir de sa propre existence.

 

R. E. : On va y venir. Juste pour rester un instant sur cette première impression face au sujet : bien souvent, le réflexe de l’étudiant, qui pense qu’il doit bien faire en faisant cela, est de mobiliser ses connaissances sur un sujet : « Ah ! j’ai “le temps”. Qu’est-ce que je sais sur le temps ? » De noter ses connaissances. Or cela devrait venir dans un second moment.

 

M.-H. A. : En effet. Je crois que la première chose à faire face au sujet, c’est de se poser à nu – comme on vient de le dire – la question de savoir ce qu’il signifie, quels sont les concepts qui s’y trouvent mis en relation. Par exemple, ici le « temps » et la notion de « malheur » renvoient évidemment aussitôt à des notions du programme. Il ne faut pas se précipiter tête baissée vers ses connaissances, mais plutôt voir quelle est l’articulation qui nous est proposée entre ces notions.

 

R. E. : Et construire une problématique.

 

M.-H. A. : C’est indispensable.

 

R. E. : Alors, comment, en articulant ces deux termes, obtient-on une problématique ? Comment procède-t-on ?

 

M.-H. A. : Je pense que la confrontation des deux notions, qui viennent de chapitres apparemment séparés, montre qu’elles se rejoignent à travers l’idée d’une expérience humaine, une expérience que nous pouvons tous avoir dans notre propre vie. Cette expérience est celle des heurs et malheurs, de tous les accidents et désagréments de l’existence, ou, d’une façon plus fondamentale, de tout ce qui serait plutôt de l’ordre de l’affliction, voire de la tristesse même de notre condition, et qui serait à relier avec cette réalité que nous vivons subjectivement : le temps.

 

R. E. : Nous vieillissons et cette vieillesse ne promet aucune récompense, hormis celle d’avoir à mourir un jour.

 

M.-H. A. : Exactement.

 

R. E. : Ça part mal…

 

M.-H. A. : Ça part mal. La question est de savoir d’abord ce que cela signifie. Le sujet est bien : « Le temps est-il notre malheur ? » Il faut être attentif à ce « notre », parce que, bien sûr, il a une importance fondamentale, qui est de savoir si, finalement, nous avons des malheurs dans le temps, qui s’expriment à travers la temporalité, sans forcément la concerner en tant que telle, ou si, au contraire, ce n’est pas le fait du temps lui-même qui, s’imposant à nous, fait notre malheur. Ce qui serait tout à fait différent. Car, à ce moment-là, ce serait notre condition d’homme temporel, non seulement par rapport à la mort mais par rapport à d’autres éléments liés à celle-ci, qui interviendrait.

 

R. E. : En somme, est-ce que le temps nous attaque de l’extérieur, comme un adversaire qui viendrait nous abîmer la peau, flétrir notre visage, abîmer notre voix, nos réflexes, notre force ? Ou bien, est-ce que nous sommes nous-mêmes temporels de part en part, de sorte qu’il ne faudrait pas considérer que le temps et l’homme sont deux choses différentes mais que, comme dit Jankélévitch, « l’homme c’est du temps à deux pattes » ? Est-ce qu’on ne peut pas ajouter une autre distinction à la proposition que vous faites, qui serait la distinction entre l’homme et l’animal ? Le terme « notre » désigne peut-être aussi l’expérience humaine. Rousseau explique dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, à la suite de Pascal d’ailleurs, que l’homme est le seul des animaux à savoir qu’il va mourir. Que de là est née l’idée d’une conscience de la mort, et que de là est née aussi l’idée d’une existence qui serait une tragédie parce qu’elle est lestée, alourdie par la représentation de son terme.