Pour Mike et Mattie

« La jalousie naît toujours avec l’amour, mais ne meurt pas toujours avec lui. »

François de La Rochefoucauld
Réflexions ou sentences et maximes morales

Il était une fois à North Hampton…

Dans une maison coloniale à la construction anarchique située dans une petite ville insaisissable en bord de mer à l’extrême nord-est de Long Island, vivaient Joanna Beauchamp, une sorcière aux cheveux argentés, et ses deux filles, Ingrid et Freya. Ingrid, la trentaine, blonde et intelligente, était bibliothécaire tandis que Freya, à peine sortie de l’adolescence, était la serveuse la plus déjantée ayant jamais préparé des cocktails au bar le North Inn. Ces femmes menaient des vies tranquilles et solitaires, et réprimaient leurs talents naturels conformément à la Restriction des pouvoirs magiques. Cette loi, instaurée par le Conseil Blanc à l’issue des procès de Salem, avait mis un terme à la pratique de la magie dans le monde du milieu, après que Freya et Ingrid avaient été pendues en 1692.

Immortelles, les filles étaient revenues à la vie, marquées par l’expérience et méfiantes envers les mortels. Leur vie avait suivi son cours dans ce petit village pendant des siècles jusqu’au jour où Freya avait conquis le cœur d’un très beau et très riche philanthrope, Bran Gardiner, dont la famille était propriétaire, sur l’île portant son nom, du manoir Fair Haven. Impuissante face à l’ardeur de son désir, Freya avait célébré ses fiançailles par une aventure torride avec le frère cadet de Bran, Killian, à la beauté sombre et séduisante et à l’attitude insouciante.

Suivant l’exemple de Freya qui avait fait fi de toute prudence, les sorcières débridèrent bientôt leurs pouvoirs dans toute leur puissance : Joanna, dont la spécialité était la guérison et le renouveau, avait ramené un mort à la vie. Ingrid, guérisseuse capable de lire la ligne de vie des gens et de voir l’avenir, s’était mise à user de sorts et de charmes avec parcimonie pour aider tout client confronté à un problème domestique délicat. Elle avait même confié à la femme du maire un puissant nœud de fidélité. Freya, spécialiste des histoires de cœur, servait des philtres d’amour grisants et, chaque nuit, le North Inn se faisait le décor d’ébats hédonistes bestiaux. Elles ne faisaient que s’amuser innocemment jusqu’à ce qu’une jeune fille disparaisse, que plusieurs habitants souffrent d’une maladie inexplicable et qu’une sombre menace soit découverte dans les eaux de l’Atlantique, se répandant et empoisonnant la faune et la flore au large de North Hampton. Quand on découvrit le cadavre du maire, les gens se mirent à se montrer du doigt et, pendant un moment, on se serait cru aux procès de Salem.

Mais il ne s’agissait pas de n’importe quelles sorcières, et Fair Haven n’était pas n’importe quel manoir. Dans sa hâte pour résoudre ce mystère, Ingrid avait découvert d’archaïques symboles nordiques sur les plans de cette demeure, mais, alors qu’elle était sur le point d’en déchiffrer le code, les documents avaient disparu. Freya se trouva prisonnière d’un triangle amoureux, une situation qui remontait à des siècles plus tôt, à l’époque d’Asgard, quand son véritable amour, Baldr, dieu de la Joie, et son frère, Loki, dieu de la Malice, la poursuivaient de leurs assiduités.

Bientôt, Norman Beauchamp, l’ex-mari de Joanna perdu de vue depuis longtemps, était réapparu, et tous s’efforçaient de sauver non seulement leur petite ville, mais les neuf mondes connus de l’univers du Ragnarok, le crépuscule des dieux.

Car il y avait fort longtemps en Asgard, le pont Bofrir reliait le royaume divin au Midgard, le monde des mortels. Un jour fatidique, il avait été détruit, et la formidable puissance des pouvoirs des dieux avec lui. On accusa Freyr, le Vane, et son ami Loki, l’Ase, de ce crime odieux, deux jeunes dieux hardis dont la petite plaisanterie avait engendré de terribles conséquences. Soupçonnés d’avoir cherché à s’approprier les pouvoirs du pont, Loki avait été banni cinq mille ans dans les profondeurs glacées, tandis que Freyr, dieu du Soleil et des Récoltes, était expédié dans les limbes pour une période indéterminée, puisqu’il avait commis le crime le plus grave. C’était son trident qui avait envoyé le pont au fond des abîmes.

Une fois le pont détruit, les dieux se retrouvèrent divisés. Les Vanes (ou la famille Beauchamp, comme on les appelait aujourd’hui, dieux et déesses du Foyer et de la Terre) étaient coincés dans le Midgard, condamnés à vivre leur vie sous la forme de sorcières et de sorciers dans le monde du milieu tandis que les Ases (dieux guerriers du Ciel et de la Lumière, le puissant Odin et sa femme, Frigg) demeuraient en Asgard, mais privés de leurs deux fils, Baldr et Loki, Killian et Branford Gardiner, pour des milliers d’années. Loki semblait avoir empoisonné l’Yggdrasil, l’Arbre de vie, et provoqué le crépuscule des dieux. Freya l’avait donc banni de leur monde.

Freyr était Freddie Beauchamp, le fils longtemps perdu de vue de Joanna et le jumeau de Freya, soudain réapparu un soir derrière le North Inn avec des nouvelles troublantes. Il s’était échappé des limbes et lui avait révélé avoir été victime d’un coup monté : il connaissait l’identité du véritable coupable.

Non, il ne s’agissait pas de Loki. Ce n’était pas Bran Gardiner, mais Killian Gardiner, le dieu Baldr, qui était responsable de la destruction du pont et de son emprisonnement.

Déterminée à prouver l’innocence de son amant et à la demande de son frère, Freya avait fouillé le bateau de Killian, le Dragon, de fond en comble. Elle n’avait pas trouvé le trident égaré, mais, une nuit, elle avait découvert autre chose : la marque du trident sur le dos de Killian, ce qui prouvait qu’il avait bien eu l’arme en sa possession.

Pendant ce temps, Ingrid tombait amoureuse, pour la première fois depuis des siècles, de Matthew Noble, un charmant inspecteur de police. Mais une idylle entre une sorcière vierge et un mortel était délicate, sans parler des complications dues à une bande de pixies perdus et chahuteurs qui semait la pagaille en volant des objets de valeur dans les maisons riches du coin. Ingrid dut choisir son camp : celui du mortel qui l’aimait, ou celui des créatures magiques qui avaient seulement besoin de son aide.

De retour des limbes, Freddie passait son temps à coucher avec des étudiantes et à jouer à des jeux vidéo, jusqu’à ce que son attention se porte sur la charmante Hilly, la déesse Brynhild. Un seul obstacle se trouvait sur son chemin : le père de la jeune femme qui manipula Freddie pour qu’il signe un document le contraignant à épouser son autre fille, Gert.

Joanna avait ses propres problèmes puisqu’un séduisant veuf et son ancien mari se disputaient son attention, tandis qu’un esprit tourmenté la contactait pour la mettre en garde : un mal puissant cherchait à détruire les Beauchamp, un mal qui remontait au xviie siècle à Fairstone sous la forme de Lion Gardiner, une autre incarnation de Loki.

Les pixies avouèrent avoir volé le trident et l’avoir placé sur le Dragon afin d’incriminer Killian qui était en réalité innocent, mais trop tard, car les sœurs de confrérie d’Hilly, les Valkyries, l’avaient déjà emmené pour lui infliger son châtiment. Freya, toujours sous le choc de sa soudaine disparition, avait elle aussi été arrachée à North Hampton après qu’un nœud coulant était apparu autour de son cou.

Quelqu’un l’avait renvoyée à Salem, et si sa famille ne trouvait pas le moyen de la sauver de leur sombre passé…

Freya était condamnée à revivre les procès des sorcières…

Les filles n’arrêtent pas. Elles bredouillent des choses incompréhensibles et battent des bras, ou deviennent sourdes et muettes. Quand quelqu’un approche, elles se cachent dans un coin ou sous un meuble. Les médecins, les pasteurs et les dignitaires de la ville de Salem sont venus, et ils conseillent à la communauté de prier et de jeûner. Prier et jeûner.

Mais leurs crises sont de plus en plus graves. Hier, elles ont émis des bruits d’animaux : Abby était par terre à quatre pattes comme un cochon, tandis que Betty miaulait comme un chat. Elles se comportent de telle manière qu’il leur est impossible de s’atteler à leurs travaux habituels qui leur évitent de succomber à la tentation de l’oisiveté. D’ordinaire, ce sont de dociles petites filles, extrêmement pieuses et sages.

Finalement, ne sachant que faire, nous avons appelé Griggs et, comme les prières et le jeûne se sont révélés vains, le docteur a déclaré que les filles se trouvent « sous une emprise maléfique ». Les villageois ne peuvent en venir qu’à la conclusion suivante : les filles ont été…
ensorcelées.

Freya Beauchamp,
mai 1692

Salem

Printemps 1692

Chapitre premier

Un combat de violettes

Fin mars dans le village de Salem, les premières fleurs du printemps s’épanouissaient : des colchiques des prés jaunes, violets et blancs, du muguet des bois, des grappes de muscari éclatant et des jonquilles de la couleur de petits poussins. Des violettes proliféraient le long des étangs et des rivières jusqu’au port, et tout était paisible dans la vallée : les cochons se prélassaient dans leurs enclos et le bétail et les moutons broutaient l’herbe verte des pâturages.

À l’intérieur des petites maisons en bois du village, de jeunes servantes cherchaient leurs habits à tâtons dans un noir d’ébène et se levaient avant le chant du coq pour raviver les braises de l’âtre d’un rapide coup de soufflet. Les femmes revêtaient de multiples jupons et chemises, laçaient leur corset et mettaient leur coiffe blanche, tandis que les hommes et les garçons enfilaient des braies et leurs bottes pour aller travailler.

Dans un foyer en particulier, une ferme sur une grande propriété à la périphérie du village, qui comprenait une partie du grand fleuve et du pont des Indiens, les domestiques faisaient de leur mieux pour que leur maître soit d’une humeur mesurée, ou du moins pour ne pas s’attirer ses foudres. La ferme appartenait à un certain M. Thomas Putnam, fils aîné et chef du clan Putnam, beau mais austère, avec une sombre expression au visage quasi perpétuelle. Thomas était un des hommes les plus riches et les plus influents du village de Salem, même si, à ses grands regret et désarroi, il n’était pas le plus prospère. Ce titre revenait à des familles riches en terres comme les Porter ou son demi-frère Joseph Putnam, qui avait également un pied dans le commerce du port de la ville de Salem.

Mais pareille taxonomie n’avait aucune importance pour le moment. M. et Mme Putnam et leurs enfants dormaient tranquillement tandis que les servantes et les ouvriers agricoles commençaient leur travail quotidien. En cette belle matinée, les deux jeunes domestiques, Mercy Lewis et Freya Beauchamp, remplissaient de grands paniers de linge sale et d’ustensiles de cuisine à laver dans la rivière toute proche. Mercy, une orpheline de seize ans, avait vu toute sa famille se faire massacrer par des Indiens sur la côte deux ans plus tôt. Freya, de un an sa cadette, était devenue domestique après avoir atterri un jour sur le pas de la porte de cette famille, pour s’évanouir dans les bras de la servante, pratiquement morte.

Freya se souvenait de son nom, mais ne se souvenait absolument pas de son passé ni de sa famille. Peut-être avait-elle survécu à la variole et la fièvre lui avait-elle fait perdre la mémoire. Ou peut-être avait-elle été témoin du massacre de sa famille, comme Mercy, et en avait-elle occulté l’horreur. Quand Freya s’efforçait de contempler son passé, elle ne voyait rien. Elle ne savait pas d’où elle venait. Elle se doutait que la douleur sourde en son cœur était due à l’absence de sa famille : elle savait qu’elle lui manquait mais, malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à se rappeler son père, sa mère, ni les moindres frère et sœur. On aurait dit que quelqu’un avait effacé son passé, le lui avait pris, qu’il s’était envolé comme des feuilles emportées par le vent.

Tout ce qu’elle savait, c’est que Mercy avait été son amie dès le départ ; elle était donc reconnaissante d’avoir trouvé un emploi chez les Putnam. Avec une grande ferme à gérer et plusieurs enfants en bas âge, la famille avait volontiers accueilli cette aide supplémentaire.

Une fois le linge et la vaisselle sale rassemblés, les filles sortirent de la maison et empruntèrent le sentier de terre, les paniers posés en équilibre contre la hanche. Les cheveux roux de Freya, aussi saisissants qu’un coucher de soleil, brillaient comme une auréole dans les premiers rayons de l’astre. C’était la plus belle des deux, avec sa bouche en cerise et sa peau d’un blanc crémeux. Son pas était léger et vif, son sourire séduisant. Mercy était jolie, avec ses yeux bleu pâle et son front haut, et ce n’était pas les cicatrices sur sa joue et ses mains qui ternissaient son charme, mais une sévérité qui se manifestait par des lèvres pincées et une expression méfiante. Elle repoussa derrière son oreille une mèche blonde rebelle qui s’était échappée de sa coiffe tandis qu’elle s’arrêtait près d’un massif de fleurs et posait son panier.

– Allez, cueilles-en une ! suggéra-t-elle à Freya en s’agenouillant. Cueille une fleur et organisons un combat de violettes !

– Non, ma chère, nous ne devrions pas traîner. La pauvre Annie est toute seule ! dit Freya, faisant référence à la fille aînée des Putnam. Nous ne pouvons pas la laisser s’occuper des petits alors que madame est alitée.

La maîtresse de maison gardait souvent la chambre pour se remettre des nombreuses tragédies de sa vie. Tout comme son mari, Ann Putnam avait été déshéritée par son riche père, la femme et les fils de ce dernier prenant le contrôle total de sa fortune. Avoir perdu son procès contre eux l’avait blessée et aigrie. Pire encore, peu après la mort de ses trois magnifiques nièces qui avaient succombé à une mystérieuse maladie les unes après les autres, sa sœur, la mère des trois petites et sa seule amie proche, était elle aussi décédée, probablement du fait de son cœur brisé. Depuis leur disparition, Mme Ann Putnam était fragile, physiquement et mentalement.

Freya rappela à Mercy qu’elles n’avaient pas le temps pour des distractions aussi frivoles que de cueillir des fleurs. Elles avaient encore beaucoup à faire : les chambres à balayer et à récurer, le beurre à battre, la bière à brasser, le petit bois à ramasser, le dîner à préparer.

– Sans parler du savon que nous devons confectionner ainsi que ces bougies dorées que le révérend Parris a réclamées pour son autel. Nous devons…

Mercy rit, posa un doigt sur la bouche de Freya pour la faire taire et tira sur son bras pour qu’elle la rejoigne dans l’herbe. Elle était fatiguée de l’entendre énumérer les tâches sans fin qui les attendaient.

Freya se mit à rire avec elle, mais se couvrit la bouche du poing de peur que quelqu’un ne les entende. Elle tourna ses yeux vert vif vers Mercy, une étincelle dans le regard.

– Et de toute façon, qu’est-ce que c’est qu’un combat de violettes, au nom du ciel ? demanda-t-elle en déposant son panier à côté de celui de son amie.

Mercy lui sourit.

– Choisis ta violette et je te montrerai, petite fée !

Freya rougit. Mercy savait tout des talents de la jeune fille avec les herbes : c’était leur petit secret qu’elles gardaient précieusement. Mais madame le savait aussi, et elle n’avait pas renvoyé Freya. Quand celle-ci était arrivée dans la famille, elle avait entendu Mme Putnam se plaindre de maux de tête ; elle était donc partie dans les bois cueillir de la menthe poivrée, de la lavande et du romarin pour lui préparer un puissant breuvage qui soulagea aussitôt son inconfort.

Madame lui était reconnaissante, mais elle avait averti Freya : Thomas ne devait pas apprendre qu’elle avait un don. M. Putnam était un homme très pieux, et il pourrait considérer le talent de la jeune fille pour soigner les gens comme l’œuvre du diable s’exprimant à travers elle. Cela n’avait pas empêché Ann de lui demander de lui préparer cette tisane à de multiples reprises.

– Ma sœur et ses pauvres petites me manquent, lui disait-elle. Mon enfant, pourrais-tu me préparer quelque chose contre la douleur ?

Freya se pliait toujours à ses désirs.

Ann lui demandait aussi régulièrement si elle pouvait voir son avenir et celui de Thomas. Acquerraient-ils davantage de terres, davantage d’argent ?

Freya avait appris de Mercy que leurs maître et maîtresse s’étaient tous deux vus dépouillés de leur part de l’héritage paternel. Ann voulait savoir si quelque chose allait changer dans ce domaine. Freya faisait de son mieux pour la satisfaire, mais elle ne pouvait prédire l’avenir, de même qu’elle ne pouvait contempler son propre passé.

Sous le regard attentif de Mercy, Freya choisit une violette parfaite aux pétales à la couleur riche et sombre, l’arrachant à la base de la tige. Mercy l’imita de ses doigts couverts de cicatrices de brûlures.

– Lève ta violette et fais un vœu. Peut-être devrions-nous souhaiter que deux autres filles fassent notre travail, lui dit-elle, un sourire espiègle aux lèvres.

Freya gloussa et ferma les yeux pour trouver un vœu. À vrai dire, avoir autant de travail ne l’embêtait guère. C’était de la folie de vouloir qu’il en aille autrement. Le travail était important pour la communauté et pour leur maisonnée. Non, il y avait autre chose. Quelque chose dont elle savait qu’il ne serait pas aisé de le faire disparaître d’un simple vœu, et qu’elle n’était pas non plus tout à fait convaincue de vouloir voir disparaître.

L’autre jour, Freya avait découvert qu’elle était capable de faire se mouvoir des objets sans les toucher. Elle avait remué le beurre rien qu’en y songeant. Quand elle avait vu le bâton tourner tout seul, elle avait bien manqué hurler. Plus tard dans l’après-midi, la même chose s’était produite avec le balai qui avait nettoyé la chambre, comme possédé par un esprit. Freya s’était efforcée d’arrêter, mais elle n’avait pu réprimer un frisson de joie en voyant cela.

Qu’est-ce qui clochait chez elle ? Était-il possible qu’elle soit possédée par le diable comme le révérend Parris l’avait évoqué dans une mise en garde depuis sa chaire ? Elle était une fille bien, dévote, comme toutes les filles de la maisonnée Putnam. Pourquoi se trouvait-elle soudain investie d’un pareil pouvoir ? De ce don ? Voulait-elle vraiment le voir disparaître ?

– Petite sotte, as-tu enfin fait ton vœu ? s’enquit Mercy en dévisageant avec curiosité son amie qui avait ouvert les yeux.

Elle n’avait pas fait de vœu, mais elle en fit un à ce moment-là : elle espéra que Mercy et elle seraient toujours les meilleures amies du monde, et que rien ne viendrait jamais les séparer.

– Je suis prête.

Mercy lui demanda d’imbriquer la tige de sa violette, là où elle se courbait comme un cou tordu sous les pétales, dans la partie de sa propre tige qui décrivait la même courbe. Les filles entrelacèrent leurs fleurs.

– Maintenant, tire ! dit Mercy. Et celle qui coupe la tête de l’autre… de sa fleur, verra son vœu s’exaucer.

Les filles tirèrent chacune sur la tige de leur violette, les remuant dans un sens et dans l’autre. La tête de la fleur de Freya se détacha.

Mercy leva bien haut la violette victorieuse.

– Mon vœu sera exaucé ! cria-t-elle.

Freya était contente pour son amie, mais se sentait malgré tout un peu déçue.

– Allez, allons-y.

Mercy roula sur le côté, levant un regard rêveur vers Freya tout en serrant sa violette contre le décolleté de son corset.

– Très bien. Mais je dois d’abord te confier un secret.

– Un secret ! s’exclama Freya. J’adore nos petits secrets.

Mercy lui adressa un large sourire.

– Il y a un nouveau venu en ville. Un jeune homme que j’ai vu s’entraîner avec la milice sur le terrain à côté de l’auberge d’Ingersoll jeudi.

Freya battit ses cils roux pâle à l’intention de son amie.

– Et ?

– Un jeune homme aux cheveux bruns et aux yeux verts qui a fière allure, ajouta-t-elle. J’ai hâte que tu le voies ! Pour autant que je sache, il pourrait être déjà promis à une autre, mais il faut que tu voies comme il est beau.

Freya frissonna de joie à cette description.

– Crois-tu qu’il rendra visite aux Putnam ?

– Peut-être, mais nous aurons plus de chances de le voir à l’église.

Avec cette idée plaisante en tête, elles se levèrent toutes les deux et suivirent le sentier qui menait à la rivière.

 

Plus tard dans la soirée, après le dîner et les prières, après avoir confectionné le pain pour le lendemain matin, l’avoir enfourné près de l’âtre pour la nuit et avoir couché les enfants en bas âge, les filles descendirent leurs lits de corde dans la salle, enfin venues à bout de leurs tâches de la journée. Leurs lits étaient suspendus, séparés d’à peine trente centimètres. Elles secouèrent leurs couvertures et s’allongèrent à la lumière dansante du feu.

Mercy tendit la main, et Freya glissa ses doigts entre ceux de son amie. Ce n’était pas raisonnable. Et si leur maître se réveillait et les voyait se tenir par la main ? Il n’approuverait pas pareil étalage d’affection. Il pourrait l’interpréter de travers. Mais elles entrelacèrent leurs doigts malgré tout, tout comme elles avaient imbriqué leurs violettes plus tôt dans la journée, jusqu’à ce que le sommeil les emporte et que leurs mains se séparent.

Chapitre 2

Des prunes et des tourtes

Tôt le lendemain matin, Thomas Putnam conduisit les filles à la maison commune de la ville de Salem, un long voyage à franchir de petites collines, des rivières, des terrains accidentés et à contourner des criques. Les procédures légales impliquant les villageois avaient toujours lieu en ville, car le village n’était pas encore complètement indépendant, sempiternelle contrariété de M. Putnam.

Freya et Mercy avaient été appelées comme témoins dans un procès entre deux femmes qui se querellaient. Cela faisait bien un an que le village ne parlait que de cette affaire. Les filles témoigneraient contre Diffidence Brown, l’accusée, qui vivait non loin de la ferme des Putnam. Mercy avait travaillé pour elle par le passé, tandis que Freya se rendait souvent chez elle afin d’acheter des pâtisseries pour les Putnam. Mercy avait proposé ses services à M. Putnam, car elle se doutait qu’il était las des querelles des deux femmes et pressé d’y mettre un terme. Il s’était assuré que Mercy et Freya seraient appelées en tant que déposantes. Mercy était tout excitée : elle était intelligente et savait que le voyage leur accorderait un peu de répit dans leur travail et leur offrirait une chance de voir la ville, que Freya n’avait pas encore eu l’occasion de visiter. Celle-ci se sentait quelque peu coupable quant à ses machinations, même si elle savait que cela partait d’un bon sentiment.

Elles étaient assises docilement aux côtés de leur maître en haut de l’équipage qui cahotait sur la route caillouteuse. Thomas était de haute taille, beau, large d’épaules, avec une voix retentissante pleine d’autorité. Il gérait le village de Salem comme il gérait sa maisonnée, mais il n’aimait pas se rendre en ville, car elle ne faisait pas vraiment partie de sa juridiction. Les nouvelles familles qui possédaient des terres près du port devenaient progressivement plus prospères que les vieux fermiers comme lui et abandonnaient les coutumes puritaines, ce qu’il désapprouvait. Rien que de penser à la ville de Salem, l’amertume l’envahissait. C’était là que son père avait vécu avec sa seconde femme, Mary Veren, la riche veuve d’un capitaine de bateau qu’il avait épousée alors que le cadavre de sa propre mère était encore chaud. Mary donna bientôt le jour à son détestable demi-frère, Joseph, qui avait fini par s’approprier la grande majorité des terres revenant de droit à Thomas.

Il se réconfortait en songeant qu’au moins, il avait obtenu la nomination du révérend. M. Samuel Parris avait enfin reçu l’ordination, ce qui voulait dire que le village disposait maintenant de sa propre église et de son propre pasteur qui pouvait donner la communion et prêcher officiellement à ses fidèles. Avec leur église dans la maison commune, les villageois n’avaient plus besoin de voyager deux fois par semaine – une marche d’au moins trois heures – jusqu’à la ville pour pratiquer leur religion, puisque ne pas se rendre à l’église était une offense punie par la loi.

Il conduisait sans dire un mot, l’air sévère, les filles à ses côtés, leurs coiffes et leurs chemises récemment lavées et brossées dans la rivière, et laissées à blanchir au soleil pour être sous leur meilleur jour. Elles n’osaient dire un mot à moins que Thomas ne leur adresse la parole. Une brise soufflait, mais le soleil leur caressait doucement les joues tandis que les roues tournaient et crissaient sur les pierres du chemin. Ils traversèrent un pont grinçant qui surplombait une rivière, les planches de bois grondant au passage de l’attelage.

La maison commune était remplie de plaignants et d’accusés, même si une bonne partie des gens présents venaient simplement pour se divertir, serrés sur les bancs, dans les galeries ou debout au fond de la salle. Un an plus tôt, Diffidence Brown avait acheté cinq kilos de prunes à Faith Perkins. Brown avait confectionné des tourtes avec ces fruits et les avait vendues sur le marché. Elle prétendait que, la semaine suivante, ses clients étaient revenus la voir pour se plaindre : ses tourtes étaient immangeables et avaient un goût « aussi putride que du poisson pourri ». Brown alléguait que tous les clients qui lui avaient acheté une tourte étaient venus réclamer un remboursement qu’elle avait promptement accordé. Les supposées mauvaises prunes lui avaient causé « un terrible préjudice moral et financier ».

Quand elle s’en était plainte auprès de Perkins, celle-ci avait refusé de croire à cette allégation et de lui rendre son argent.

– Je t’en ai donné des grosses, bien juteuses et sucrées. Il n’y a rien qui cloche avec mes prunes et, tout le monde le sait au village de Salem, tu n’es qu’une vieille chouette et une menteuse.

Elle ne croyait pas le moins du monde à l’histoire de Brown. Cette dernière était probablement sans le sou et s’efforçait de gagner quelques pièces. Elle en était bien capable. S’ensuivirent une bagarre et un crêpage de chignon.

Perkins affirma ensuite que quand Brown avait quitté sa maison, elle s’était mise à « marmonner dans sa barbe en lui adressant un regard des plus noirs », et elle l’avait clairement entendu dire : « Tu vas voir ce que tu vas voir, grosse truie ! » Elle prétendait que Brown l’avait maudite, et qu’elle était une catin et une sorcière. Car tout de suite après, son bébé avait cessé de se nourrir, était tombé malade, et elle avait bien manqué perdre le nouveau-né. Puis une de ses truies « avait été prise d’étranges crises, sautant dans tous les sens et se cognant la tête contre la barrière, visiblement aveugle et sourde », et était morte d’une « façon étrange et inhabituelle ». Au printemps, ses arbres dans le verger n’avaient pas fleuri, et elle craignait de n’avoir aucune prune à récolter.

Le magistrat, un marchand d’épices dont les bruyants soupirs montraient bien qu’il avait mieux à faire, se racla la gorge et fit taire à la fois la plaignante et l’accusée qui s’étaient remises à se chamailler.

– Silence ! Femmes, vous me donnez mal à la tête.

L’assemblée gloussa.

– Silence ! réclama-t-il à nouveau, puis il demanda à l’huissier de faire entrer le premier témoin : Mercy Lewis.

Le magistrat leva les yeux vers Mercy et lui dit d’une voix qui reflétait son ennui :

– Qu’est-ce que le déposant a à déclarer ?

– Je ne sais pas ce qu’il a à déclarer, monsieur le magistrat, mais avez-vous une question pour moi ?

Encore des rires provenant des galeries. Mercy se tourna vers Freya qui lui adressa un sourire encourageant.

– Eh bien, dit le marchand d’épices en découvrant brièvement sa dent en or, le déposant a-t-il vu l’accusée, Brown, faire quelque chose d’inhabituel ? Maleficium ? Vous a-t-elle jamais fait du mal quand vous travailliez pour elle ? Est-elle fourbe ?

Il fronça les sourcils : on aurait dit qu’il s’efforçait de ne pas rire. Puis son visage se fit solennel, et il dévisagea Mercy d’un air interrogateur.

– Maleficium ? demanda-t-elle.

– Latin pour « malice », « méfait », « sorcellerie » !

– Diffidence Brown… elle a une force terrible. Elle peut porter plusieurs sacs de farine à la fois.

Les gens de bonne famille dans l’assistance rirent de plus belle.

Le magistrat sourit d’un air méprisant.

– Autre chose ?

– Une fois, avec Freya, l’autre domestique des Putnam – les gens pour qui je travaille maintenant –, on s’est rendues chez elle, et elle nous a menti. Elle a essayé de nous escroquer quand on a voulu lui troquer de la farine, elle ajoutait des pierres pour que ça pèse plus lourd, sans rire. Il lui arrive d’être cupide. J’en ai souvent été témoin quand je travaillais…

– Témoin suivant ! hurla le magistrat, coupant Mercy tout en plongeant la tête dans ses papiers.

On congédia Mercy et on amena Freya. Contrairement à son amie, elle ne voulait accuser personne. Il y avait suffisamment de querelles au sein du village en l’état, et elle ne voulait certainement pas avoir d’ennuis, ni créer d’animosité entre elle et les autres villageois. Oui, elle pensait que Diffidence Brown mentait au sujet des prunes. Mais elle était également certaine que celle-ci n’était pas une sorcière, une accusation très grave et dangereuse, puisque punie par la potence. Si quelqu’un dans l’assemblée était une sorcière, c’était Freya, et cette idée lui fit monter la chaleur aux joues tandis qu’on lui faisait prêter serment, se rappelant ce qui s’était produit avec le beurre puis le balai.

– Quelle preuve peut nous fournir le déposant ? s’enquit le magistrat.

Freya haussa les épaules, ses joues arborant désormais une couleur similaire aux boucles qui s’échappaient de sa coiffe. Le soleil brillait par les fenêtres et elle avait trop chaud. L’air de la maison commune, bondée comme elle l’était, était devenu âcre, nauséabond. Elle avait l’impression de ne plus pouvoir respirer.

– Quoi que ce soit qui pourrait prouver que Brown a eu recours à la sorcellerie ? L’avez-vous vue pactiser avec le diable, peut-être ? lui demanda le magistrat.

– Je n’ai rien vu de tel.

Thomas, au premier rang, baissa la tête, honteux. Amener ses domestiques avait été une perte de temps pour tout le monde. Clairement, les filles n’aidaient guère à faire avancer le procès.

Le magistrat, un homme pragmatique et inspiré, ne s’était pas totalement désintéressé de la procédure, et éprouvait un certain plaisir à mettre à mal les croyances fantasmagoriques des gens de la campagne.

– J’aimerais faire appeler mon propre témoin, déclara-t-il tandis qu’on raccompagnait Freya à son siège. Monsieur Nathaniel Brooks, veuillez vous lever et vous avancer.

Un brouhaha s’éleva de l’assistance tandis qu’un jeune homme de haute taille s’avançait. Il marcha avec aisance et assurance jusqu’au-devant de l’assemblée, un chapeau à la main, détendu et serein devant le magistrat. Ses cheveux d’un noir ébène lui arrivaient juste au-dessus des épaules, et ses yeux émeraude accrochaient la lumière.

– Veuillez communiquer à la cour votre lieu de résidence, lui demanda le marchand d’épices.

– J’habite actuellement dans le village de Salem avec mon oncle, un veuf qui a besoin d’un coup de main pour s’occuper de sa ferme, répondit le jeune homme. Cela ne fait pas très longtemps que j’y réside.

Il sourit, prenant son temps, et balaya l’assistance des yeux. L’espace d’un instant, son regard croisa celui de Freya. Elle en fut toute secouée. Mais aussitôt, il se tourna vers le magistrat.

– Maintenant, monsieur Brooks, où étiez-vous le 26 juin 1691 dans l’après-midi ? Vous en rappelez-vous ?

– Eh bien oui, je m’en souviens. J’étais au marché et j’achetais une tourte aux prunes.

Les spectateurs retinrent leur souffle comme un seul homme.

– J’aime beaucoup les tourtes aux prunes et j’en voulais une pour mon dîner, poursuivit-il.

L’assemblée se mit à rire.

– Et le témoin voit-il la jeune femme à qui il a acheté ladite tourte aux prunes dans l’assemblée ? Est-elle ici présente ?

– Oui, dit le jeune homme. (Il montra Brown du doigt.) C’est elle. C’est à elle que j’ai acheté ma tourte aux prunes.

Tout le monde se pencha : on murmurait et on attendait avec impatience la suite des événements. Le magistrat patienta un peu, savourant de faire grandir le suspense. Enfin, il reprit la parole :

– Et, monsieur Brooks, avez-vous mangé la tourte aux prunes en question ?

– Oui, répondit-il en souriant. Oui, monsieur, j’ai mangé la tourte en dessert le soir même.

L’assistance se pencha un peu plus.

– Et comment décririez-vous, Nathaniel Brooks, cette tourte aux prunes ?

Nathaniel parcourut du regard les gens assis sur les bancs et dans les galeries : il prenait son temps. Son regard croisa à nouveau celui de Freya, et ils ne se quittèrent plus des yeux. Il lui sourit. Elle lui rendit son sourire et se mit à rougir.

Le magistrat s’éclaircit la voix.

– Nathaniel Brooks ? Veuillez, je vous prie, répondre soigneusement à la question. Qu’avez-vous pensé de cette tourte aux prunes ?

Soutenant le regard de Freya, comme si la remarque s’adressait à elle, M. Brooks répondit :

– Tout à fait délicieuse, monsieur le magistrat ! À vrai dire, Brown a mentionné que les tourtes étaient confectionnées avec les meilleures prunes du village de Salem.

Une fois de plus, la foule retint son souffle, puis tout le monde se mit à commenter.

– Silence ! cria le magistrat.

Le silence se fit.

Faith Perkins souriait : elle se sentait disculpée. Brown était effectivement une menteuse, mais cela ne faisait pas vraiment d’elle une sorcière non plus. Après tout, elle aussi avait un peu exagéré quant à son bébé et à sa truie.

Le magistrat rendit son verdict et réprimanda les deux femmes. Les seuls crimes qu’elles avaient commis, résuma-t-il, c’était de ne pas se comporter en bonnes voisines, d’avoir fait preuve de cupidité et de lui avoir fait perdre son temps. Il rendit une fin de non-recevoir et en eut fini pour la journée. On leva la séance.

 

Freya suivit la foule qui sortait à l’air frais et saumâtre du port : son cœur cognait fort dans sa poitrine tandis qu’elle repensait au jeune M. Brooks qui la regardait audacieusement dans les yeux. Elle avait été instantanément sous le charme, folle de lui, comme si son regard avait réveillé tous ses sens. Elle aperçut M. Putnam près de l’équipage qui discutait avec lui et un autre jeune homme. Des images lui vinrent brièvement à l’esprit et, l’espace d’un instant, elle vit M. Brooks vêtu de sa chemise en lin immaculée ouverte au niveau du col et qui dévoilait un bout de peau bronzée, l’enlacer à la taille, l’attirer vers lui… et puis plus rien.

– Te voilà ! s’exclama Mercy.

– Oui, répondit Freya, hébétée.

Elles se tenaient à l’ombre d’un bâtiment. Mercy suivit le regard de son amie rivé sur son maître et les deux jeunes hommes de l’autre côté de la rue.

– Bonté divine ! Le voilà ! dit Mercy.

– Qui ? s’enquit Freya.

– Mon beau jeune homme. Celui dont je t’ai parlé, aux cheveux bruns et aux yeux verts.

Freya se tourna vers son amie, complètement paniquée.

– Le témoin ? Nathaniel Brooks ?

Mercy se mit à rire.

– Non, non, l’autre, son ami. James Brewster. N’est-il pas charmant ?

Freya sourit, soulagée.

James Brewster leva les yeux, croisa les siens et lui adressa un clin d’œil.

Quel culot !

Même à cette distance, elle voyait qu’il avait les yeux verts, mais d’un vert tirant sur le jaune, comme ceux d’un chat curieux. Ses cheveux étaient bien bruns, comme Mercy les avait décrits, mais d’un brun sable, avec des mèches plus claires, tandis que ceux de Nathaniel étaient d’un noir de jais.

– Tu as vu ça ? demanda Freya.

– Quoi ?

– Non, rien.

La jeune femme secoua la tête et réprima un sourire. Leur vie était certainement devenue bien plus intéressante depuis qu’elles avaient aperçu les deux jeunes hommes.

Mercy proposa son bras à Freya.

– On y va ?

Son amie acquiesça, et les deux jeunes filles traversèrent la rue.