Mathieu Vidard
Dans les secrets du ciel
bernard grassetparis
Photo de couverture : © NASA/Esa
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproductionréservés pour tous pays.
© Editions Grasset & Fasquelle, 2014.
9782246803201
01
ISBN 978-2-246-80320-1
Avec la collaboration de Nicolas Belmont
Rencontres avec des savants remarquables
TABLE
De l’estuaire de la Loire à la mer de la Tranquillité
Dans un taxi avec Claudie Haigneré
Aller simple pour Mars
Des géantes et des débris
Voyager 1 n’est plus dans le système solaire
Totale éclipse
La station des Nouragues
Lancement d’Ariane 5
Einstein
Accélérer des particules
Le Big Bang
Vers l’infini
Lumière !
Le boson de Higgs, particule de Dieu
Vers l’atome
La famille Curie
À Hiroshima
Du visible à l’invisible
Les trous noirs
Les univers parallèles
La fin du monde
Chasseurs de météorites
Les yeux des géants
La chasse aux exoplanètes
Seuls dans l’univers ?
Les origines de la vie sur Terre
De l’estuaire de la Loire à la mer de la Tranquillité
Le photo de l’empreinte de botte de Buzz Aldrin sur le sol lunaire est mondialement connue. Elle symbolise la présence de l’humanité sur un autre monde que celui où elle est apparue, il y a plus de 2 millions d’années. Cette empreinte renvoie à celles des mains de nos ancêtres sur les parois des cavernes paléolithiques, et constitue comme elles un témoignage majeur de notre histoire.
Le 21 juillet 1969, les Américains tiennent enfin leur revanche sur les Russes : le premier homme à marcher sur la Lune est américain. Neil Armstrong, commandant de la mission Apollo 11, éclipse, dès qu’il pose le pied sur le sol gris de notre satellite, la sonde russe Luna 2 qui était parvenue à toucher la Lune en septembre 1959. 500 millions de personnes suivent la mission. La promesse faite par Kennedy devant le Congrès en 1961 est tenue, les débuts difficiles du programme spatial américain oubliés. Dans les années 1950, les échecs succédaient aux échecs, tandis que les Russes envoyaient coup sur coup dans l’espace Spoutnik 1, la chienne Laïka et Youri Gagarine. La mission Apollo 11 est avant tout stratégique et politique.
Quinze minutes après Armstrong, Buzz Aldrin descend le long de l’échelle du module lunaire (ou LEM) qui s’est posé sept heures plus tôt dans la mer de la Tranquillité, désormais la plaine la plus connue de notre satellite. Armstrong a pris une photo de ce moment : on voit le LEM (grosse tête de mouche posée sur quatre pattes métalliques) se découper sur le fond noir de l’espace (sans atmosphère, il n’y a pas de ciel), et Aldrin descendre l’échelle avec maladresse, gêné par sa volumineuse combinaison spatiale. Il pose à son tour le pied sur la Lune et évoque une « magnifique désolation ». Tout est gris dans ce paysage sans vie fait de roches recouvertes de poussière. Aldrin vit très mal le fait de tenir un second rôle dans cet événement planétaire. Sur les clichés rapportés par les deux astronautes, on ne voit que lui : ce mesquin n’a pris quasiment aucune photo d’Armstrong. De retour sur Terre, Aldrin tombe en dépression et dans l’alcool. Il avait pourtant eu la chance de fouler le sol lunaire, contrairement à Michael Collins, le pilote resté dans le module de commande en orbite autour de la Lune, qui avait l’immense responsabilité de s’assurer que tout l’équipage revienne sain et sauf sur Terre. Cet équipage avait été sélectionné par la Nasa au cours des missions Gemini qui avaient précédé le programme Apollo. Pour le premier pas sur la Lune, il fallait un astronaute qui ne fût pas militaire.
Avant d’aller sur la Lune, il faut déjà échapper à l’attraction terrestre, et donc atteindre la vitesse de libération de 28 000 kilomètres par heure. Après une demi-orbite autour de la Terre, le « train spatial » (composé du module de commande et de service, ainsi que du LEM) s’est orienté vers la Lune par une petite impulsion du moteur. Les trois astronautes ont fait un voyage de 384 000 kilomètres qui a duré quatre jours. Au moins 17 caméras étaient embarquées à bord de la mission, afin que les millions de téléspectateurs restés sur Terre puissent ne rien perdre de l’exploit.
Au cours de l’alunissage, le radar sature en données l’ordinateur de bord du LEM, moins puissant qu’une calculatrice actuelle. Tandis que retentissent de nombreuses alarmes dans l’habitacle du module lunaire, celui-ci se dirige vers un cratère rempli de rochers, compromettant le succès d’un alunissage. Armstrong décide de passer en commandes manuelles pour le dépasser et pilote le LEM comme un hélicoptère, à la recherche d’un site dégagé. Mais la poussière soulevée par le passage du LEM réduit fortement la visibilité. Armstrong et Aldrin sont obligés de se poser « à l’aveugle », ne pouvant se fier qu’au radar pour connaître leur altitude. Cette modification de dernière minute de la trajectoire du LEM ayant consommé beaucoup de carburant, il n’en reste que pour trente secondes de vol après l’alunissage. Armstrong n’avait pas une marge de manœuvre excessive pour poser le LEM, et sans ses talents de pilote et son sang-froid, la mission aurait pu être un désastre.
Après l’alunissage, il était initialement prévu cinq heures de repos pour les astronautes, avant qu’ils ne sortent et marchent sur la Lune. Mais pendant qu’Armstrong et Aldrin vérifient que le LEM est en bon état et pourra les faire repartir, ils se rendent compte que leur excitation l’emporte sur la fatigue, et qu’il leur sera difficile de trouver le sommeil. Autant sortir tout de suite et se reposer plus tard. Sur Terre, le centre de Houston donne son accord. Ils mangent, puis se préparent pour la sortie. Cela ne devrait normalement prendre que deux heures, mais comme c’est la première fois et qu’ils ne veulent courir aucun risque, cette préparation dure trois heures et demie. Six heures et demie après l’alunissage, les deux astronautes ouvrent la porte du LEM et Armstrong sort. Sa « promenade » lunaire durera deux heures et demie, et durant le reste de sa vie, il se verra poser des questions sur ces deux heures et demie. A eux deux, Armstrong et Aldrin ne parcourront pas plus de 250 mètres, sur un terrain totalement plat, pour leur propre sécurité. La Nasa ne voulait prendre aucun risque. L’objectif de la mission était de poser des hommes sur la Lune et de les faire revenir sains et saufs. Les réserves en eau et en oxygène de leurs scaphandres étaient calculées pour durer beaucoup plus que deux heures et demie. Les ingénieurs de la Nasa avaient prévu cette importante réserve au cas où surviendrait au cours de la mission un incident grave qui retarderait les astronautes.
Après avoir posé le pied sur la Lune et avant toute autre tâche, Armstrong est censé prendre un échantillon du sol lunaire, autrement dit ramasser un caillou. En cas de départ précipité, la mission avait ainsi la possibilité d’emporter sur Terre un morceau de Lune. Mais Armstrong décide de ne pas suivre à la lettre le programme et commence par la deuxième priorité : prendre des photos. Du LEM, Buzz Aldrin lui fait parvenir l’appareil photo à l’aide d’une corde à linge. Pendant qu’Armstrong prend des clichés de la Lune et du LEM, le centre de Houston l’exhorte à ramasser un échantillon de roche lunaire – ce qu’il fera finalement. Une fois qu’Aldrin a rejoint Armstrong, ils dévoilent une plaque commémorative. Elle porte l’inscription suivante, signée par les trois astronautes de la mission Apollo 11 et le président Nixon : « Here men from the planet Earth first set foot upon the Moon, July 1969 A.D. We came in peace for all mankind. » (« Ici des hommes de la planète Terre ont pour la première fois marché sur la Lune en juillet 1969 après J.-C. Nous sommes venus dans un esprit pacifique au nom de toute l’humanité. ») Aldrin déploie ensuite un collecteur de vent solaire pour rapporter sur Terre des échantillons de particules solaires. Puis vient la cérémonie du drapeau américain. Celui des Nations unies avait également été envisagé, mais au moment de se décider, le président Nixon a choisi le drapeau américain, car c’est le contribuable américain qui a financé la mission. Une fois le drapeau planté sur la Lune, la Nasa demande aux deux hommes de se mettre dans le champ de la caméra : le président Nixon veut leur parler. « Bonjour Neil, bonjour Buzz, je vous parle depuis le Bureau ovale, et c’est sans aucun doute le coup de téléphone le plus historique qui ait jamais été donné depuis la Maison Blanche. »
Une fois la mission au sol accomplie, les deux astronautes se préparent au décollage pour retrouver Collins en orbite autour de la Lune. Mais un fusible manquant dans le LEM compromet le retour. Buzz Aldrin l’aurait arraché par mégarde avec son encombrante combinaison. Faisant une nouvelle fois preuve de sang-froid et de pragmatisme, Armstrong remplace le fusible par un capuchon de stylo. Ils peuvent repartir. Entre l’alunissage et le décollage du LEM, il s’est écoulé vingt et une heures et trente minutes. Les astronautes laissent sur place, outre le drapeau américain et la plaque commémorative, tous leurs détritus : polystyrène, bouts de ficelles ou d’emballages plastiques, etc. Dans une combinaison spatiale, les gestes sont limités, de même que la contenance du module de retour. Les sites d’alunissage des différentes missions lunaires constituent donc de petites décharges à « ciel » ouvert.
De retour sur Terre, après le triomphe réservé aux astronautes, Neil Armstrong a choisi de bouder les médias. La célébrité fuit ceux qui la cherchent et poursuit ceux qui la fuient. Armstrong a démissionné de la Nasa et est parti enseigner l’aéronautique à Cincinnati, dans l’Ohio. Il est mort le 25 août 2012 à l’âge de 82 ans.



En tout, douze hommes ont posé le pied sur la Lune, mais pour l’instant aucune femme n’a rejoint ce club très fermé. Douze autres hommes n’ont fait que survoler notre satellite, et j’imagine leur frustration. La Lune est l’unique astre que l’homme a visité en dehors de la Terre. Notre planète est la seule du système solaire à posséder un satellite aussi grand relativement à elle. En volume, la Lune représente environ 2 % de la Terre – c’est le cinquième plus grand satellite du système solaire. Parmi les nombreuses théories expliquant sa formation, l’une propose que notre satellite soit apparu suite à une collision de la Terre, alors en cours de formation, avec une autre planète de la taille de Mars, il y a 4,5 milliards d’années. Les fragments des deux corps éjectés lors de la collision se seraient agglomérés et auraient formé la Lune.
Aller sur la Lune, cela m’évoque bien sûr Jules Verne, et ses romans De la Terre à la Lune (1865) et Autour de la Lune (1870). C’est en compagnie de Verne que je suis allé sur la Lune. Ce que je ne savais pas à l’époque, c’est à quel point il avait vu juste. Ainsi, dans De la Terre à la Lune, il imagine que le point de départ de l’expédition lunaire se fera à Tampa, en Floride, soit à 200 kilomètres de Cap Canaveral, d’où partiront cent ans plus tard les missions Apollo. Dans Autour de la Lune, Verne décrit un voyage d’un peu moins d’une semaine, comme celui réalisé en orbite lunaire par la mission Apollo 8, qui est la première à avoir emmené des astronautes au-delà de l’orbite terrestre. Dans la fiction comme dans la réalité, l’équipage comptait trois astronautes. Verne avait également prévu l’usage des rétrofusées pour amortir le choc au moment de l’atterrissage ou de l’alunissage.
En 1971, au cours de la mission Apollo 15, un cratère lunaire a été baptisé Saint-Georges, en hommage à Jules Verne, dont les explorateurs lunaires dégustaient une bouteille de Nuits-Saint-Georges pour célébrer « l’union de la Terre et de son satellite ». Une bouteille de grand cru de Bourgogne n’est pas le seul luxe que Jules Verne consent à ses aventuriers. Il est amusant, quand on sait le peu de confort dont bénéficient en réalité, et même aujourd’hui, les astronautes, de noter toutes les choses inutiles emportées dans le projectile géant imaginé par Verne : carabines, piolets et pioches, scies à main, et même des arbustes à planter sur la Lune. Un terre-neuve et une chienne d’arrêt accompagnent ces gentilshommes-astronautes. L’édition Hetzel des romans de Verne était illustrée de gravures, dont certaines représentent l’intérieur du projectile, véritable décor de théâtre pour une pièce de Labiche. D’abord auteur de boulevard, Verne s’est ensuite tourné vers l’anticipation scientifique, sans oublier pour autant les intérieurs bourgeois des pièces de ses débuts.
Comme lui, j’ai grandi à Nantes. Enfant, j’aimais me balader sur la butte Sainte-Anne, où a été installé le musée Jules-Verne, qui a vue sur la Loire et l’île de Nantes. Tout près, il y avait le planétarium où j’ai découvert les étoiles. C’est peut-être sous ce dôme de huit mètres de diamètre, sur lequel était projeté la Voie lactée, que je me suis émerveillé pour la première fois devant la splendeur du ciel. Dans La Forme d’une ville, Julien Gracq imagine Jules Verne « venir souvent contempler de cette hauteur le fleuve, là où il devient la porte du large et de l’aventure ». Verne a passé les quatorze premières années de sa vie sur l’île Feydeau, qui était à l’époque (avant les opérations de comblement de la Loire dans les années 1930) une véritable île au milieu du fleuve. Il faut se représenter l’agitation qui existait alors sur la Loire et le quai de la Fosse. En 2000, dans un entretien accordé à la revue Jules Verne, Gracq le rappelle : « Nantes est une ville de fond d’estuaire, là où le fleuve s’ouvre sur la mer. La Fosse, qui donne son nom au quai, correspond à un brusque approfondissement du lit de la Loire. En cet endroit, les grands navires et les navires à voile pouvaient venir s’amarrer au cœur de la ville. C’est vraiment la porte du large et elle a dû l’être pour Jules Verne, puisqu’il s’est embarqué sur un bateau à quai, ce qu’il raconte dans ses souvenirs. » Les Voyages extraordinaires de Verne sont tout droit sortis de l’estuaire de la Loire, et m’ont emmené avec eux jusque dans la mer de la Tranquillité. De là me viennent sans doute ma curiosité scientifique et mon goût pour les destinations lointaines. C’est dans ces livres que je me suis découvert, en parcourant des mondes mystérieux.
L’autre grand voyage vers la Lune, c’est celui de Georges Méliès, qui s’inspire de Verne comme de H.G. Wells (Les Premiers Hommes dans la Lune, 1901). Dans son court-métrage Le Voyage dans la Lune (1902), il est aussi question d’un canon géant qui envoie vers notre satellite un obus creux dans lequel ont embarqué des astronautes. Le plan où l’on voit le projectile se planter dans l’œil de la Lune est l’un des plus connus au monde
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A l’époque de Méliès, la Lune fascine. A l’exposition Pan-américaine de Buffalo (Etat de New York), en 1901, on propose au public un voyage vers la Lune à bord du dirigeable Luna. Méliès, à la fois scénariste, producteur et réalisateur de son film, y a investi énormément d’argent. Tant par son budget que par ses prouesses techniques ou sa durée (13 minutes – le plus long film jamais tourné à l’époque), Le Voyage dans la Lune est l’Avatar des années 1900. Choisir un sujet aussi populaire que la Lune, c’est pour Méliès la certitude de rentrer dans ses frais. Mais son film va devenir le premier grand cas de piratage de l’histoire du cinéma. Après lui en avoir acheté plusieurs copies, les majors américaines en feront de nombreuses copies pirates qu’elles exploiteront à leur compte. (Un siècle plus tard, elles se plaindront de voir leurs propres films piratés sur Internet.)
Propriétaire d’un théâtre de magie, Méliès est prestidigitateur de profession. Il transposera sur pellicule cet amour du spectacle en inventant les premiers effets spéciaux du cinéma. Dès 1898, il tourne La Lune à un mètre, court-métrage de trois minutes dans lequel la Lune rend visite à un astronome. Trois ans plus tard, sa super-production Le Voyage dans la Lune prend le chemin inverse : c’est l’homme qui va à la Lune.
Quand le film sort en 1902 (soit six ans seulement après l’invention du cinéma), il est proposé à la fois dans des copies noir et blanc et dans des copies coloriées à la main. Pour coloriser ses films, Méliès a racheté des ateliers chargés d’enluminer cartes postales et plaques de lanternes magiques. Il a demandé aux 200 ouvrières qui y travaillaient de peindre au pinceau (et sans loupe) la pellicule, image par image, chacune faisant deux centimètres de large. Et à chaque copie commandée du film, il fallait recommencer le travail.
On a longtemps cru cette version coloriée du film perdue ou détruite, mais en 1993, on en découvre une copie à Barcelone, à la cinémathèque de Catalogne. Elle y avait été déposée par un anonyme. A partir de 1999 commence un lent travail de restauration, très délicat à mener tant la pellicule est détériorée. Heureusement, seuls les bords de la bobine sont décomposés ; les images qu’elle contient sont intactes. Il faut les décoller une à une, millimètre par millimètre, en vue de les numériser. Chacune de ces 13 375 images est un puzzle à recomposer, mais grâce aux outils numériques, on peut assembler ces fragments et reconstituer chaque image. La version restaurée est projetée pour la première fois au festival de Cannes en mai 2011, sur une musique originale du duo français Air. Il aura fallu attendre 109 ans (dont 12 de restauration) pour redécouvrir le film tel qu’il a été vu du vivant de Méliès.
De Lucien de Samosate au iisiècle, dont l’Histoire véritable relate un voyage imaginaire sur la Lune, à Georges Méliès, notre unique satellite naturel inspire bien des histoires, souvent rocambolesques, qui le montrent habité par de fantaisistes Sélénites. En décembre 2013, la Chine a réussi à y poser son premier robot d’exploration, baptisé Yutu, littéralement « lapin de jade ». Dans de nombreuses cultures traditionnelles, dont celles de Chine et du Japon, un lapin habite sur la Lune ; les mers sombres de sa face visible peuvent en effet évoquer un lapin. Après la Russie et les Etats-Unis, la Chine sera la prochaine grande puissance spatiale, qui entend bien dépasser ses rivales. Le treizième homme à marcher sur la Lune sera sans doute chinois, et l’on parle déjà d’une base spatiale lunaire, pour 20302040. Les Chinois feront-ils mentir Jules Laforgue, qui écrivait dans son poème Clair de Lune : « Penser qu’on vivra jamais dans cet astre/Parfois me flanque un coup dans l’épigastre » ?
Cette face est la seule visible depuis la Terre, l’orbite de la Lune étant synchronisée avec la nôtre. Il y a donc une « face cachée », que les missions d’exploration de la Nasa révéleront des décennies plus tard. A part Hypérion, en orbite autour de Saturne, tous les satellites naturels du système solaire présentent toujours la même face à leur planète.
Dans un taxi avec Claudie Haigneré
Montréal, mai 2012.
Les rues de Montréal défilent derrière les vitres du taxi. Il fait encore jour, les passants flânent le long des vitrines ensoleillées des boutiques ou dans les nombreux parcs de la ville. Assise à mes côtés sur la banquette arrière, Claudie Haigneré me raconte qu’elle a voulu devenir astronaute le 21 juillet 1969, en voyant à la télévision (placée pour l’occasion dans le jardin) l’homme marcher sur la Lune. Claudie Haigneré se rappelle très bien l’émotion qu’elle a éprouvée en entendant Neil Armstrong déclarer : « That’s one small step for a man, one giant leap for mankind. » (« C’est un petit pas pour un homme, mais un pas de géant pour l’humanité. ») Elle s’est dit : voilà ce que je veux faire. Elle avait 12 ans. Elle est depuis devenue la première Française à être allée dans l’espace. Elle a conservé dans son grenier tous les articles de presse parus à l’époque sur cet événement déterminant pour elle.
Elancée, les cheveux cendrés, vêtue d’un tailleur noir très années 60, Claudie Haigneré m’est apparue dans l’immense hall de son hôtel telle une élégante héroïne de la série Mad Men, précédée du bruit de ses escarpins sur le sol en marbre. Cette allure couture tranche avec la combinaison d’astronaute qu’on la voit porter sur les photos de ses missions en orbite autour de la Terre (dedans, elle ressemble à Sandra Bullock dans Gravity). Les considérations pragmatiques l’emportent sur l’esthétique dans l’espace.
Notre taxi nous emmène à une conférence scientifique qui se tient à la Grande Bibliothèque. Claudie Haigneré va y débattre avec l’astronaute québécoise Julie Payette de la place des femmes dans les sciences, débat que je dois animer. Au bar de l’hôtel, nous avons passé en revue les sujets qui seront abordés au cours de la soirée, entre autres son parcours singulier.
D’une intelligence précoce (elle a son bac à 15 ans), celle qu’on surnomme encore « bac+19 » a collectionné les diplômes : elle est médecin, spécialiste en médecine du sport et en médecine aéronautique et spatiale, rhumatologue, diplômée en biomécanique et en physiologie du mouvement et docteur en neurosciences. C’est en 1984, à l’hôpital Cochin, à Paris, où elle travaillait au service de rhumatologie depuis huit ans, qu’elle a découvert une petite annonce du CNES (Centre national d’études spatiales), épinglée sur un mur. On recrutait des astronautes, et pour la première fois parmi les civils. Sans hésiter et encouragée par son entourage, elle répond à l’annonce. C’est ainsi qu’elle participe au long processus de sélection, de plusieurs mois, au cours duquel elle est soumise à une batterie de tests médicaux, physiologiques et psychologiques particulièrement durs. Elle me raconte par exemple que, pour la confronter à la perte d’équilibre ressentie lors des vols en microgravité, on l’a installée sur un « tabouret tournant » à grande vitesse, et sur une « table basculante » qui la maintenait tête en bas. De quoi faire perdre connaissance aux plus résistants. A l’issue de ces examens en 1985, elle fait partie des sept candidats retenus sur les 1 000 ayant postulé. C’est la seule femme du groupe. Pour autant, le chemin à parcourir jusqu’au vide spatial est encore très long : onze années vont s’écouler avant son premier vol en 1996.
Comme Julie Payette, Claudie Haigneré a deux vols dans l’espace à son actif. Le premier date d’août 1996, où elle a passé seize jours à bord de la station orbitale russe Mir, le second d’octobre 2001 – elle s’envolait alors pour la Station spatiale internationale (l’ISS), et allait devenir la première femme à vivre à bord de cette station en orbite basse, à seulement 400 kilomètres d’altitude (la distance Paris-Nantes). Les deux fois, elle a décollé à bord d’une fusée Soyouz du cosmodrome de Baïkonour, le centre spatial russe perdu dans la steppe kazakhe. Ce site, construit en 1955, était au départ destiné au lancement des missiles intercontinentaux de l’URSS. Très rapidement, il a été récupéré par le programme spatial soviétique et est devenu la ligne de départ de la course à l’espace que l’URSS a livrée aux Etats-Unis durant la guerre froide. De Baïkonour ont décollé les grandes missions qui ont fait la renommée de la Russie.
Spoutnik 1, premier satellite artificiel de la Terre, est mis en orbite le 4 octobre 1957, l’année de naissance de Claudie Haigneré. Cette sphère de 58 centimètres de diamètre, pesant 83,6 kilogrammes et prolongée par quatre antennes, a pour seule mission d’émettre périodiquement un simple « bip ». Simple, mais efficace : le signal est capté partout sur Terre. Coup d’éclat et véritable prouesse technologique pour les Russes, humiliation pour les Américains, incapables d’être les premiers dans l’espace, cet événement marque le début de la course à l’espace.
Un mois après, Spoutnik 2 (un satellite de 500 kilogrammes) est mis en orbite, avec à son bord la chienne Laïka. Cette bâtarde de 3 ans, trouvée errante dans les rues de Moscou (selon la légende en tout cas), devient le premier être vivant à être allé dans l’espace – le premier également à y mourir, au bout de quelques heures, de stress et de froid, à cause d’une défaillance du système de régulation de la température. L’expérience prouve cependant qu’un être vivant peut survivre à une mise en orbite.
La fusée Vostok 1 emmène Youri Gagarine dans l’espace le 12 avril 1961, soit quatre ans seulement après la mise en orbite du premier Spoutnik. La nouvelle est spectaculaire : Gagarine devient à 27 ans le premier homme à quitter l’atmosphère terrestre et à faire une orbite complète autour de la Terre, admirant celle-ci comme personne avant lui. Son vol dure 108 minutes. De retour sur Terre, Gagarine entame une tournée de promotion mondiale. Originaire d’un petit village de la région de Smolensk qui a connu l’occupation allemande, il devient un symbole universel de l’ambition prométhéenne de l’humanité (et un atout majeur de la propagande soviétique). Le succès de la mission ne doit pas faire oublier qu’elle avait une chance sur deux de mal finir et d’entraîner la mort du cosmonaute. Au moment où le vaisseau rentre dans l’atmosphère, le module de descente, où se trouve Gagarine, ne se sépare pas entièrement du module de service, qui tombe en premier et déstabilise le vaisseau. Celui-ci tourne rapidement sur son axe et, de manière plus grave, tombe en présentant à la Terre le mauvais côté de sa coque, dépourvu du bouclier thermique censé le protéger des très hautes températures générées par le freinage aérodynamique. Mais l’augmentation de pression finit par séparer les deux modules et Gagarine peut s’éjecter de la capsule (celle-ci ne dispose pas des rétrofusées nécessaires pour ralentir le vaisseau et amortir le choc de l’atterrissage). Ce dernier fait sera tenu secret, pour ne pas ternir le prestige de la mission.
Aujourd’hui, Baïkonour est le point de départ des vols habités russes vers l’ISS. Les fusées Soyouz quittent cet endroit désolé, balayé l’été par les tempêtes de sable, et soumis l’hiver à un froid extrême, pour gagner l’espace.
Avant d’arriver sur le pas de tir de Baïkonour pour s’envoler enfin vers l’espace, Claudie Haigneré a dû s’entraîner pendant quatre longues années à la Cité des étoiles, en banlieue moscovite. Elle s’y installe en 1992, comme apprentie cosmonaute. La première difficulté a été la langue. Tous les cours et examens étaient en russe, qu’elle parlait très peu au début. Et ce n’est pas une langue qui s’apprend en quelques semaines. Elle rencontre heureusement un autre astronaute qui va l’aider dans ses cours. Il s’agit de Jean-Pierre Haigneré, qu’elle épousera. A la Cité des étoiles, elle habite dans l’immeuble réservé aux astronautes, avec pour voisins de palier la famille Gagarine.
Claudie Haigneré m’explique que les fusées Soyouz sont assez différentes des fusées Ariane 5 : plus effilées et surmontées d’une sorte d’aiguillon, moins hautes (une quarantaine de mètres seulement), elles n’ont pas les deux moteurs auxiliaires qui encadrent Ariane 5 comme des béquilles. Une fusée Soyouz se singularise également par les quatre propulseurs coniques qui constituent son premier étage (elle en compte trois au total). L’aiguillon qui termine la fusée fait partie de la « tour de sauvetage », qui comprend la capsule des astronautes. Si un accident survient au cours du lancement, il est possible d’éjecter la tour de sauvetage afin de sauver les astronautes de la destruction de la fusée. La seule fois où la tour de sauvetage d’une fusée Soyouz a été utilisée, c’était en septembre 1983, lors d’une fuite de carburant à l’origine d’un incendie juste avant le lancement. L’équipage a survécu grâce à la tour de sauvetage, mais suite à l’explosion de la fusée, le site de lancement a été complètement détruit. Malgré sa technologie qui commence à dater, le lanceur Soyouz est apprécié pour son efficacité et son faible coût.
Mais Baïkonour n’est pas qu’un lieu de science, c’est aussi un lieu de traditions. Claudie Haigneré évoque les rituels que doivent respecter tous les astronautes qui décollent de Baïkonour. La veille du lancement, on regarde toujours le même film de propagande soviétique, Le Soleil blanc du désert, qui date de 1970. Cet eastern, censé rivaliser avec les westerns américains, a rencontré un grand succès et reste très populaire en Russie. Monter à bord d’une fusée à Baïkonour, c’est aussi suivre les traces de Gagarine. Les deux dates les plus célébrées par les cosmonautes russes sont celles de sa naissance (le 9 mars 1934) et de sa mort (le 27 mars 1968). Les astronautes qui passent par Baïkonour plantent un arbre dans le jardin de l’hôtel Cosmonaute, où ils séjournent – le premier a été planté par Gagarine. L’autobus qui amène l’équipage au pas de tir marque un arrêt en hommage à Gagarine qui, pris d’un besoin pressant juste avant le décollage, a été obligé d’uriner au pied de Vostok 1. Seuls les hommes l’imitent, les femmes étant dispensées de respecter à la lettre cette tradition – il leur suffit de vider une bouteille d’eau. Sur le pas de tir, un prêtre orthodoxe bénit la fusée et les astronautes qui, juste avant de monter dans la fusée, reçoivent un coup de pied aux fesses, la manière locale de souhaiter bonne chance et bon voyage. Si les astronautes se montrent aussi superstitieux, peut-être plus que des marins, c’est qu’ils sont confrontés à un environnement hostile et encore largement inconnu, froid et vide, traversé de rayonnements cancérigènes, où la moindre défaillance, la moindre erreur peuvent leur être fatales. Partir pour l’espace, c’est se préparer à l’idée de sa propre mort, de là les nombreux rites observés, censés conjurer le sort. Sur la voie ferrée qu’emprunte le train d’un autre âge qui convoie la fusée Soyouz vers le pas de tir (curieuse combinaison d’ultra-moderne et d’ancien), on plaçait jusque très récemment des pièces de monnaie : écrasées par le train, elles étaient censées porter chance à la mission. Cela m’évoque plutôt la coutume qui consistait, dans la Grèce antique, à placer une obole dans la bouche des défunts, pour qu’ils puissent payer leur traversée vers l’au-delà à Charon, le passeur des Enfers. L’espace est un autre Styx, il faut pouvoir en revenir.
Le 21 octobre 2001, lorsque Claudie Haigneré décolle de Baïkonour pour l’ISS, elle emporte avec elle du matériel scientifique : des microcaméras pour observer et mesurer les éclairs à proximité des orages ; des embryons de salamandre et de xénope (un batracien) pour étudier le développement de l’équilibre et de l’oreille interne chez ces deux espèces. Mais elle glisse également dans ses affaires l’ours en peluche de sa petite fille de 3 ans, Clara. Ce doudou porte-bonheur avait fait son baptême de l’espace avec Jean-Pierre Haigneré, qui l’avait emporté avec lui sur la station Mir, de février à août 1999.
Claudie Haigneré est restée environ quarante-huit heures dans l’espace exigu de la capsule Soyouz avant de monter à bord de l’ISS. Elle et les autres astronautes en ont profité pour s’adapter à l’apesanteur et préparer l’amarrage de la capsule à la station. En général, cela consiste à s’assurer que tous les systèmes fonctionnent, car la procédure est automatique. En cas de panne du radar, les astronautes peuvent cependant s’amarrer manuellement. Les ingénieurs qui conçoivent les navettes spatiales prévoient des systèmes de secours, dits redondants, en cas de panne des systèmes principaux. C’est en prévision du pire, de ces pannes et autres catastrophes potentielles, que les astronautes ont passé de nombreuses heures en simulateur durant leur entraînement à la Cité des étoiles, près de Moscou. Dans l’espace, ils sont prêts à réagir à tout type d’imprévu.
De la capsule Soyouz, par un étroit hublot, Claudie Haigneré a pu observer l’ISS. Constituée de différents modules tubulaires reliés entre eux et hérissés de panneaux solaires, grande comme un terrain de football, l’ISS ne ressemble pas du tout à la station spatiale de 2001, l’Odyssée de l’espace, cette grande roue qui tourne dans le vide pour générer une gravité artificielle. L’ISS étant en orbite basse, à environ 400 kilomètres d’altitude, il ne règne à son bord qu’une microgravité, quasi nulle : on y flotte comme une bulle de savon. L’ISS sert de laboratoire où sont étudiées les conséquences de cette absence de gravité sur des organismes vivants. On arrive cependant aujourd’hui à reproduire ces expériences (et la microgravité) dans des vols paraboliques (par exemple avec un Airbus A300 Zéro-G), pour un coût bien moindre, ce qui pousse certains spécialistes à remettre en cause l’intérêt scientifique d’une station orbitale.
L’ISS est avant tout un symbole politique de coopération internationale. Le projet est initié en 19831984 par Ronald Reagan, désireux de contrer les Russes qui prennent de l’avance dans le développement d’une station orbitale (Mir est mise en orbite en 1986). L’Europe, le Canada et le Japon s’associent aux Etats-Unis dès 1985, mais suite à l’explosion en 1986 de la navette américaine Challenger, tout est suspendu. Par la suite, le Congrès américain refusera de valider la construction de la station, jugée trop onéreuse. En 1993, la Russie rejoint le programme et apporte son expérience dans les stations orbitales ; c’est un symbole du rapprochement des deux anciennes puissances ennemies de la guerre froide. L’arrivée de la Russie relance le projet. Le premier module (russe) de la station est lancé en 1998. Mais les problèmes budgétaires des différentes nations participant à la construction de la station imposeront l’abandon de différents modules initialement prévus. L’ambition du projet est peu à peu revue à la baisse dans les années 2000. La station devrait cependant être achevée en 2014, avec une « fin de vie » programmée pour 2020.
Pour Claudie Haigneré, le retour sur Terre a pris seulement quelques heures, mais l’impact au sol, malgré les parachutes et les rétrofusées, est très rude. Si les astronautes n’étaient pas sanglés dans leurs sièges à suspensions (moulés sur mesures), ils n’y survivraient pas.



Le taxi emprunte la rue Sainte-Catherine, nous passons devant un cinéma, une église, un parc. J’ai l’impression de revenir de l’espace. L’organisateur de la soirée m’a appelé sur mon téléphone pour savoir si nous serions bientôt là. Le public, déjà nombreux, est prêt à nous entendre parler de la place des femmes dans les sciences. Première Française dans l’espace, première femme à bord de l’ISS, Claudie Haigneré me parle de Valentina Terechkova, première femme de l’histoire à être allée dans l’espace, durant un vol de trois jours en 1963. Elle reste d’ailleurs à ce jour la seule femme à avoir effectué un voyage en solitaire dans l’espace. Ouvrière du textile, elle a été choisie parmi plus de 400 candidates pour devenir, à l’âge de 26 ans et sous la direction de Youri Gagarine, la plus jeune astronaute à ce jour. Surnommée « la Mouette », elle est toujours en vie.
J’aperçois la Grande Bibliothèque. C’est un bâtiment de verre aux formes rectilignes, dont les façades sont protégées par de gros stores vert d’eau. Le taxi nous dépose sur une petite place devant l’entrée de la bibliothèque ; il y a là quelques arbres entourés de grilles auxquelles sont attachés des vélos, et une sculpture qui ressemble à un assemblage d’atomes en métal. Jeunes et moins jeunes se pressent vers l’entrée. Nous nous dépêchons de les suivre.