La démocratie en défaut
par Marc Crépon
Le réquisit d’une « démocratie participative » ne s’est pas imposé par hasard dans le climat de pré-campagne électorale qui est le nôtre depuis déjà plusieurs mois. Il est conditionné par la concomitance de deux phénomènes, dont il convient de penser et de mesurer l’articulation.
1) D’abord, il ne se laisse pas comprendre indépendamment du constat inquiétant – que confirment les chiffres croissants de l’abstention enregistrés lors des derniers scrutins – d’une désaffection des citoyens pour les élus censés les représenter et de leur défiance. Il procède directement d’une crise de la représentation politique, à laquelle aujourd’hui aucune démocratie n’échappe. Or rien n’indique, rien ne permet de penser qu’on puisse ou qu’on doive pour autant se passer de représentation – qu’une démocratie sans élus, sans représentants soit possible. Au contraire, le simple fait d’envisager une telle solution suffit déjà à la mettre en péril, pour peu que l’on se souvienne de toutes les critiques passées du parlementarisme. C'est pourquoi cette crise constitue une menace pour la démocratie elle-même, en tant qu’elle pourrait faire encore l’objet d’un attachement et d’un désir. Conforter le premier, susciter le second, apparaît dans ces conditions comme une urgence – une urgence à laquelle répondent l’exigence et le projet d’une démocratie plus participative. Encore faut-il distinguer attachement et désir, qui ne doivent pas être pris ici comme des synonymes.
Le premier (l’attachement) suppose la conviction que la démocratie représentative reste, malgré toutes les réserves, les déceptions et les désillusions, malgré toutes ses promesses non tenues, le « meilleur régime » – qu’il revient à chaque citoyen de veiller à la sauvegarde des principes et des institutions qui en garantissent la pérennité, qu’il vaut la peine, autrement dit, de protester contre les déclarations, les mesures, les décrets, les projets de loi qui pourraient les fragiliser. Il implique qu’aucune des angoisses, des inquiétudes, des peurs qui suraffectent les individus ne pourrait, quoi qu’il arrive – et en dépit de toutes les manipulations dont elles font l’objet –, les conduire à transiger sur ces principes. Il exige, en conséquence, que soit entretenue la mémoire vivante des luttes incessantes qui ont fait de la démocratie (et qui en font encore un peu partout dans le monde) une conquête, pour laquelle des milliers et des milliers d’hommes ont donné leur vie. Il est, pour cette raison même, inséparable d’un travail de mémoire (des défaites comme des victoires de la démocratie) et d’une pratique orientée des diverses technologies qui en constituent le support.
Le désir est autre chose. Il fait, par essence, de la démocratie l’objet d’un défaut. Désirer la démocratie, c’est partir du principe qu’elle est encore «à venir », pour parler comme le faisait Jacques Derrida, dans quelques-uns de ses derniers textes14. C'est mesurer l’écart entre ce qui se donne comme démocratie et ce qui devrait pouvoir encore s’attendre, s’espérer, se rêver sous ce nom. Loin de signifier quelque renoncement aux principes ou quelque défiance systématique envers les institutions, ce défaut maintient la confiance dans les possibilités de relations sociales, morales ou politiques inédites et inouïes que la démocratie pourrait et devrait encore recéler. Sociales, morales ou politiques, la séquence ne va pourtant pas de soi et engage la définition et la compréhension de ce qui est retenu comme « principes de la démocratie ». Toute la question sera peut-être (j’y reviendrai d’ici un moment) de savoir justement lesquelles de ces relations sont concernées par le désir de démocratie.
En attendant, je soutiendrai déjà la thèse suivante, quant à la « démocratie participative » : il ne peut y avoir de sens à en parler, à l’encourager ou à la promettre comme un nouveau type de démocratie que si elle contribue à redonner conjointement une chance à cet attachement et à ce désir. J’aimerais croire qu’il en va ainsi et que, si elle s’est imposée dans la campagne électorale, c’est parce que ceux qui en ont pris l’initiative n’ignorent plus rien de la gravité sans précédent de la crise que traversent et cet attachement et ce désir. Car, si tel n’était pas le cas, cette promesse pourrait tout aussi bien signifier le contraire et se retourner en menace. C'est ce qui se produirait inévitablement si parler de « démocratie participative » ne traduisait rien d’autre que la volonté d’exploiter et d’instrumentaliser la défiance des citoyens envers leurs représentants – cette défiance fût-elle, à bien des égards, compréhensible et légitime –, si elle devait jouer, à des fins électorales elles-mêmes compréhensibles et légitimes, de ce qui fragilise leur attachement à et leur désir pour la démocratie. Le risque alors serait que, dans l’appel d’une démocratie participative, le miroir d’une participation directe, affranchie de toute médiation, miroir aux alouettes, ne finisse par effacer la démocratie elle-même.