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Le sang

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« Chantage »

Dans l’enceinte silencieuse des arsenaux de Cherbourg, un homme paraît bien seul face aux morts en ce lundi 13 mai 2002. Contrairement aux autres, il n’a personne à sa droite ou à sa gauche, ni devant, ni derrière. Un pupitre transparent hérissé d’un micro est posé a côté de lui. Il est raide dans son long manteau noir, le visage fermé. Ses yeux sont tournés, comme tout le monde, vers les cercueils. Et, comme tout le monde, un peu perdus dans le vide, aussi. Il a soixante-dix ans. Depuis une semaine, il est pour la seconde fois le premier personnage du pays.

Jacques Chirac vient d’être réélu au poste suprême avec un score digne d’une république bananière (82 %) face au candidat d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen. Le 8 mai, trois jours après ce triomphe en trompe-l’œil, la France s’est réveillée en sursaut. Quinze personnes, dont onze travailleurs de l’État français, ont été tuées dans un attentat commis à plus de 6 000 kilomètres de Paris, au sud du Pakistan.

Le bus qui transportait des ouvriers et des techniciens de la Direction des constructions navales (DCN), en mission à l’autre bout du monde pour honorer un important contrat d’armement international signé huit ans auparavant, a explosé en pleine rue, à Karachi, la capitale économique du pays. Ce sont leurs cercueils que tous, anonymes, officiels ou proches, regardent fixement sous la grisaille de Normandie, cinq jours après le feu et le sang.

Évidemment, la pluie s’est invitée à Cherbourg. La ville, qui vit au rythme des chantiers navals militaires depuis le XIXe siècle, pleure sous ses parapluies. L’hommage est national. Les militaires sont au garde-à-vous. Les plus hautes personnalités de l’État sont présentes : le président Chirac, son tout nouveau Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie.

La foule, aussi, est là, massive, plantée sans un bruit sur la Plage verte de Cherbourg où roulent les tambours de l’hommage militaire, à l’ombre d’une statue de Napoléon. Arrivée par la rue de l’Abbaye et l’avenue Cessart, la foule est confinée derrière une longue rangée de barrières métalliques. Elle ne pourra pas s’approcher plus près de ses morts. Il y a dix mille personnes, peut-être plus, diront les journaux télévisés du soir.

Les onze cercueils, rapatriés la veille du Pakistan par un avion militaire Hercules C-130, sont alignés sous une grande tente carrée, chacun recouvert d’un drapeau bleu-blanc-rouge et surmonté de la photo du défunt. En ce jour de mai, les esprits sont en novembre. Cela se comprend. Ici, tout le monde – ou presque – connaît au moins un salarié des arsenaux. Petite virgule normande de 26 000 habitants, Cherbourg comptait en 2002 plus de 3 000 personnes travaillant directement ou indirectement pour le compte de la DCN. Les rues de la ville sont vides, les commerçants ont baissé les stores et accroché des rubans noirs au fronton de leurs échoppes.

Télés, radios et journaux ont fait le déplacement en nombre pour « couvrir » l’événement. Neuf mois après le 11-Septembre et le début d’une nouvelle ère géopolitique mondiale, l’attentat de Karachi constitue l’acte terroriste le plus important que des ressortissants étrangers aient jamais essuyé au Pakistan, cet étrange pays à la fois nouvel allié des États-Unis dans leur guerre contre le terrorisme et gigantesque atelier d’un fondamentalisme religieux meurtrier où certaines factions de l’État cultivent, dans le domaine, la plus parfaite ambiguïté.

Le président de la République va parler, tandis que le vent fait claquer dans un ciel de bronze les lourds drapeaux français qui flottent sur Cherbourg. Tenant son texte à deux mains, Jacques Chirac évoque d’un ton légèrement chevrotant une « France en deuil ». « Cherbourg est meurtrie », dit-il. « Je m’incline devant nos morts. Je rends hommage à leur courage, à leur dévouement, à leur compétence professionnelle exemplaires », poursuit le chef de l’État, promettant que « la nation ne les oubliera pas ». Il parle d’un « crime monstrueux ». La voix se raffermit, Jacques Chirac jure que « ses auteurs seront punis ». « Il ne peut y avoir de sanctuaire pour les terroristes […]. Nous ne céderons ni à la menace, ni au chantage », tonne le président.

Personne ne s’attarde alors sur ce mot : chantage.

Personne, hormis peut-être quelques initiés aux intrigues secrètes de la République, ne peut alors imaginer que, six ans plus tard, ce mot-là résonnera, loin des discours officiels, comme la possible clé de décryptage d’une inimaginable affaire d’États derrière laquelle s’entrechoquent ventes d’armes, pots-de-vin, financement politique occulte et terrorisme. Mais quel terrorisme : islamiste ou d’État ? Ou peut-être les deux ?

Dans les jours qui suivent l’attentat de Karachi, la France semble en effet avoir des raisons de s’interroger sur le profil des commanditaires de l’attentat et une éventuelle implication des redoutables services secrets pakistanais, l’Inter-Services Intelligence (ISI), dans la tuerie. Une note du 23 mai 2002 du général Philippe Rondot, coordinateur du renseignement et des opérations spéciales (CROS) au ministère de la Défense, où il fait figure de plaque tournante des services secrets français à lui tout seul, peut en témoigner.