CHAPITRE PREMIER
C'est un samedi de septembre, au ciel d'or bleu, sans vent, sans bruit, et qui ne demande rien à personne. Qui demande seulement que l'on veuille bien cueillir les pommes et les étaler sur des claies, à distance les unes des autres afin de goûter le plus longtemps possible la saveur d'un fruit à soi, poussé sur Sa terre, nourri de Ses pluies et de Son soleil : joie du capitaliste terrien.
C'est le premier samedi après la rentrée des classes et, en fin de matinée, La Maison retentira de cris d'enfants tout fiers d'un cartable et d'un blouson neufs, pleins d'histoires de copains retrouvés, de nouvelles amitiés, de premières bagarres. Et, lorsque le soir tombera, les mères s'installeront comme chaque année à la grande table de la salle à manger pour recouvrir les livres et coller les étiquettes sous l'œil exigeant des collégiens.
Un samedi où, dans leur chambre, fenêtre ouverte sur jardin, deux grands-parents profitent d'un moment de douceur avant de se lever. Elle, a la tête sur l'épaule de Lui, qui vient d'annoncer qu'il serait peut-être temps d'aller mettre le café en route, qu'est-ce que tu en penses, ma chérie ?
« Encore une petite minute, on est si bien », a-t-elle supplié en emprisonnant les jambes de son ex-commandant de la Marine nationale dans une impeccable clé anglaise (apprise à ses cours de self-defense). Le petit matin l'a toujours inspirée et voilà que ce grand corps chaud qu'elle tenaille entre ses cuisses lui donne, comme diraient ses filles, « des idées de câlin ». . .
Mais, soudain !
- Écoute... Tu n'as rien entendu ?
En bas, comme un coup frappé à la porte. Pas la porte d'entrée, celle qui ouvre sur la pelouse et ses noueux gardiens, les pommiers.
- Sûrement un oiseau, décrète Grégoire dont l'ouïe ne s'améliore pas avec l'âge.
- Mais non ! Tiens ! Encore...
Cette fois-ci, j'en suis sûre, on a frappé ! Je libère mon mari et cours à la fenêtre.
— TATIANA !
En chemise de nuit, pieds nus sur le sol carrelé de la terrasse, une toute petite fille tambourine aux volets. « Mais elle va attraper la mort ! », s'écrie Grégoire derrière mon épaule. La condamnée aux boucles blondes renverse sa tête, nous découvre, tend ses bras comme si nous pouvions la puiser de là-haut.
- Ne bouge pas, on vient !
L'un derrière l'autre, nous descendons l'escalier. « Dévaler » serait, hélas ! un mot trop périlleux pour nos os. J'ouvre porte et volets, reçois Tatiana dans mes bras : « Mais, ma chérie, mon trésor, qu'est-ce que tu fais là ? »
Et il faut l'oreille exercée d'une grand-mère pour traduire la réponse : « Maman pleure... »

- Ils ont dû arriver tard cette nuit, je n'ai rien entendu, et toi ? interroge Grégoire.
- Moi non plus, rien !
Tous deux en bottes et robe de chambre, moi portant Tatiana enveloppée d'un caban, nous traversons la pelouse mouillée de rosée, direction 2001, ou, si vous préférez, La Géode, résidence secondaire de notre fille cadette Charlotte et de Boris, son nouveau mari. Lorsqu'il y a deux ans, notre voisin, un vieux paysan, est mort et que son champ a été mis en vente, Boris nous a demandé l'autorisation de l'acheter pour y construire sa maison. Il faut reconnaître que la famille ne tenait plus dans la nôtre. Chaque fin de semaine représentait un vrai casse-tête. Audrey, notre aînée, son mari Jean-Philippe et leurs trois petits, notre fils Thibaut et son Justino, Charlotte qui, en se remariant, se retrouvait à la tête de cinq enfants !
Cela a donc été oui. Un grand « oui » enthousiaste de ma part, plus réservé de celle de Grégoire qui, de naturel prudent, attendait de voir ce que l'on édifierait à quelques dizaines de mètres de notre habitat principal.
Nous avons vu !
Là où, quelques mois auparavant, nous accoudant à la fenêtre de notre chambre, nous pouvions admirer la campagne à l'état sauvage, s'est mise à enfler une sorte de bulle, une capsule d'extra-terrestre, mi-verre, mi-acier, sortie des imaginations débridées de notre gendre (réalisateur dans la pub) et d'un architecte de ses amis (aussi fou que lui).
Je la trouve superbe. Grégoire n'en est pas encore revenu. Un rideau de peupliers argentés a été planté qui nous prive en partie du spectacle. Afin d'avoir jardin commun, nous avons fait tomber les barrières ancestrales du vieux paysan, faites de bon pin qui termine sa carrière en gerbes d'étincelles dans notre cheminée.
- Vivre dans un machin pareil, je me demande comment ils font ! Moi, je ne pourrais jamais, remarque mon mari pour la millième fois depuis la pendaison de crémaillère.