Première partie
Pont des hautes œuvres
Au Moyen Âge les condamnés à mort par noyade
Notamment les parricides et les infanticides
Enfermés dans une cage
Y étaient plongés dans l'eau
Première diffamation
Lorsque les gens se parlent, ils se diffament toujours. La conversation est un art de diffamer, le monologue en est la forme la plus cruelle.
Thomas Bernhard, Perturbation
Votre nom : je suppose que le juge vous l'aura demandé, oui, en effet, il aura voulu connaître ce nom de votre bouche, avant toute chose, il vous l'aura immédiatement arraché, sans aucune apparence de contrainte… Sans doute le dossier de l'instruction entrouvert devant lui formait-il un rectangle blanc d'où son regard sera remonté vers vous ? C'est alors qu'il vous aura demandé comment on vous appelle… Une fois pour toutes, répondez. Ne faites pas l'imbécile, vous le regretterez, nous vous aurons prévenu, n'est-ce pas ? Je suppose que le juge n'aura pas même desserré les lèvres. Il vous aura simplement regardé, simplement transpercé, la tête penchée en arrière maintenant, le corps ramassé dans cet imperceptible mouvement de rotation des paupières. Vous voilà bien avancé, il ne fallait pas nous forcer à utiliser des moyens qui nous dégoûtent : oui, je suppose qu'il vous aura glacé le sang de la sorte, il vous aura ceint et enserré de la sorte ; je suppose qu'il vous aura finalement empaqueté, emballé, circonscrit de la sorte, il aura eu raison de votre résistance. Vous voilà tombé entre ses mains, livré à lui, soumis à ses méthodes et fléchi sous la torture au terme de cet assaut silencieux. Il n'a pas encore évoqué les faits, ni consulté le dossier ouvert entre vous deux à la façon d'un registre. Je suppose que vous n'auriez jamais pu tenir une minute de plus, vous n'auriez jamais pu vous retenir davantage, n'est-ce pas – ç'aura été un mouvement irrépressible, en effet, vous avez tout juste repris votre souffle, puis vous êtes passé, comme propulsé par un ressort, aux aveux d'urgence. Vous avez tout avoué de votre propre chef, oui, dès que la porte s'est refermée sur lui vous avez capitulé en rase campagne. Je suppose, cher nouveau venu, que vous ne soutiendrez pas autre chose ?

– Il m'a glacé le sang de la sorte, en effet, dit le veilleur. Il m'a ceint et enserré de la sorte, empaqueté, emballé, circonscrit… Je répète après vous : il a eu raison de ma résistance, oui, il m'a soumis à ses méthodes, il m'a fléchi sous la torture. Oui, c'est exactement ce qu'il a fait et c'est exactement le traitement que vous allez m'imposer, car cela n'aura jamais de fin… L'instruction proprement dite n'aura jamais de fin… Elle n'aboutira pas, elle ne réussira pas, impossible, c'est radicalement impossible, on n'en sort pas, on n'en réchappe pas, on peut en faire son deuil : l'instruction est interminable.

Je suppose qu'il n'en sera pas resté là. Nom, prénom, état civil, profession du père, adresse et naissance ? Il vous aura dit de parler sans crainte, mais que tout serait retenu contre vous. Alors ce nom ?

– Permettez, je ne répondrai pas. Ces mots ne furent jamais prononcés par lui ; du moins, la question n'a pas été abordée en ces termes. Vous venez de violer notre convention, vous êtes sorti de votre emploi, vous êtes sur le point de trahir le rôle auquel je vous destine et de dévoyer ce personnage qu'il vous faut habiter avec autant de soin que les vestales, sous peine d'être emmurées, entretenaient le feu. Aucun châtiment ne serait trop lourd pour vous, je vous avertis, moi, monsieur le diffamateur, que le silence un jour s'abattra sur vous aussi. Oui, le silence de la pierre est de rigueur devant des êtres comme vous et je vous avertis qu'un jour, il sera votre tombeau.

Qu'est-ce qui vous prend, allons, ne soyez pas ridicule : vous seriez incapable, vous-même, de retrouver les premiers mots. Ils sont allés en cendres. Ils sont oubliés. Mais vous m'avez bien dit, tout à l'heure, lorsque nous élaborions le détail de la séance, que le juge s'était d'emblée affronté à vous sur le sujet de ce que vous appeliez la loi, et c'est alors que vous avez vous-même évoqué cette forme initiale d'interrogatoire. Nous nous étions attardés, une fois encore, vous et moi, derrière la paroi vitrée incassable du réfectoire où je vous avais si longtemps attendu, ce réfectoire, vous dis-je, d'où je vous ai vu franchir en ambulance le portail de l'établissement vers l'intérieur, il y aura demain treize semaines jour pour jour, vous le savez pertinemment. Vous êtes venu parmi nous. Je ne dis pas que vous soyez fou. Vous n'êtes pas comme les autres, que dis-je, vous êtes parmi nous le seul homme qui a tué. Voilà pourquoi vous êtes un objet de curiosité à mes yeux et voilà pourquoi, dès le jour de votre arrivée, j'ai choisi de partager votre curiosité malsaine… Toute curiosité est un signe évident de sexualité détraquée, d'après vous ! La sexualité est le moteur de la curiosité, non l'inverse, d'après vous… ! La curiosité que je vous porte est elle-même sexuelle, je ne vous le fais pas dire, c'est, du reste, en son nom, et cependant c'est à votre demande, également, que je vous interrogerai. Ainsi passeront, pour nous, ces terribles heures d'asile… Ainsi aurons-nous passé le temps, vous et moi, chacun pour soi, comme de l'autre côté d'un miroir fêlé. Les séances se dérouleront le soir, de préférence lorsque l'état de veille aura été suspendu.