LE NOIR ET LE BLANC : LE RECOUVREMENT
I
. BOITE NOIRE :
La multiplicité piétinée
Romulus et Remus, jumeaux albains abandonnés, tètent le sein sec de la louve, je dis sein sec puisque en latin la louve indique la putain, une putain de lupanar. Faux fils de putain, vrais fils de vestale et de Mars, légendaires, fils de violence et de viol, fils du dieu de la guerre et d'une prêtresse chaste et sauvage, Romulus et Remus sont petits-fils aussi de frères ennemis. Le meurtre entre les frères n'a pas commencé aujourd'hui.
Romulus, donc, tue Remus et il fonde Rome.
Je veux raconter cette fondation, je veux savoir ce qu'elle signifie, je veux comprendre ce geste et, peut-être, la ville. Je le ferai naïvement, j'arrive au bord du Tibre sans idées, sans méthodes, sans armes, seul.
Romulus tue Remus et Rome fut fondée.
Mais avant. On raconte, avant cette histoire et sur les mêmes lieux, une légende. Un jumeau, Romulus, vient d'exécuter son jumeau, ici même, et il sacrifie. A Hercule en particulier. Hercule était passé là. Héraclès, le jumeau d'Iphiclès, y avait tué Cacus. Comme si un meurtre précédait toujours un meurtre. Comme si une fondation ne suffisait pas pour commencer, vraiment. Comme si une origine demandait son origine.
Nous ne saurons jamais sans doute s'il y a un mot de vrai dans tout cela, de vrai au sens de l'histoire naïve, nous ne saurons jamais sans doute quand le mythe, doucement, descend sur la terre, sur la terre des phénomènes. Tite-Live le savait-il ? Tite-Live hésite, il raconte prudemment, il rapporte des traditions. Le savons-nous, après deux millénaires d'études? Tant de gens se prétendent délivrés des mythes qui ne disent que des mythes. Mais, tout à coup, tout change. Depuis le début, depuis le départ d'Enée après la prise de Troie, il s'agissait de Rome, de ses fondateurs et de leur généalogie longue, voici une légende, brusquement, voici un récit dans le récit, bien défini, comme un cartouche dans un tableau, comme une légende au bas d'une carte. Il s'agissait des hommes, Enée, Latinus, Romulus, voici un dieu, Hercule. C'était le lieu urbain, voici une pelouse, prairie grasse pour les bœufs. On y parlait latin, voici qu'on parle grec : Géryon, Cacus, Evandre. Tout à coup, les noms propres sont hellènes, et l'air est divin.
Tite-Live, I, VII.
Les dieux passent avant les rois. Un héros devient dieu aux lieux où le jumeau devient roi. Hercule monte sur l'autel, Romulus sur le trône. Romulus a tué Remus, Hercule a tué Cacus. Romulus a risqué sa vie dans la bataille à mort, au milieu de la tourbe. Hercule a risqué sa vie dans la foule des pâtres du voisinage, tous venus secourir Cacus. Hercule a été reconnu dieu, fils de dieu par Evandre, Romulus cherche la reconnaissance, il cherche une légitimité. La légende intervient au milieu du récit légendaire par changement de langue, par changement de registre, de ton, par changement d'échelle, d'état, d'espace et de temps, on dirait une métalangue. Une légende, au sens des cartes, est toujours écrite en une métalangue. Ce qui est écrit en latin est, peut-être, latent : caché, codé, à déchiffrer. Cette idée du latin n'est pas mienne, elle est traditionnelle. Et si ce qui était mis en grec était clair? Et si la légende grecque illuminait l'ombre latine? Et si l'histoire, difficile, trouvait là sa philosophie ? Oui, légende veut bien dire : comment lire ce qui est à lire.
Bien définie, découpée, marquée au milieu de ladite histoire, la légende, peut-être, en déchiffre les mécanismes. Nous avons si souvent expliqué la légende par l'histoire qu'on nous pardonnera de risquer l'inverse, une fois. On nous pardonnera en pensant que la légende herculéenne, ici, ressemble en bien des points à l'Hymne homérique à Hermès. J'ai coutume de faire confiance à Hermès. Il est le dieu du code et du secret.





Remus vient de mourir, soit tué par son frère au voisinage des murailles, de l'autre bord de leur dessin, soit frappé au milieu de la foule, de la tourbe, qui discutait passionnément à propos des vautours. Mort déchiré au milieu des vautours.
Romulus, resté seul, sacrifie. Or il sacrifie à Hercule, parmi d'autres rites albains. Hercule passe en étranger dans le récit latin. Etranger par sa grécité, par sa fonction guerrière dans le règne du premier roi. Il vient d'expédier Géryon, au cours d'un combat triple, et de lui voler ses bœufs, d'une admirable beauté. Fatigué, il repose dans l'herbe épaisse. Or, pendant son sommeil, Cacus, pâtre du voisinage, veut lui voler ses bœufs, et les cacher dans sa caverne. Tite-Live semble ignorer les trois têtes de Cacus, il n'importe. Celui-ci, profitant de la nuit, entraîne les plus belles bêtes à reculons au-dedans de son antre, en les tirant par la queue, ainsi leurs traces ne sont tournées que vers l'extérieur. A l'aurore, Hercule, éveillé, cherchant ses bœufs, est trompé par le stratagème : confus et incertain, il se prépare à quitter ce lieu inquiétant. A ce moment, mugissent les bœufs qui restaient au troupeau, et mugissent en réponse les bœufs cachés dans la caverne. Hercule revient, brandit sa massue et assomme Cacus. Evandre, survenu, lui pardonne ce meurtre ; le roi reconnaît le dieu, il lui promet un temple. Fin de l'épisode.