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A VOIR ET A MANGER
Le but du procès est de préparer le jugement, mais on doit bien distinguer les différents aspects de la démarche judiciaire. Il y a un parti, une décision à prendre. Il faut choisir l'une des thèses qui s'affrontent, avec peut-être cette arrière-pensée que la vérité se situe entre les deux. En cela, le jugement s'apparente à n'importe quelle forme d'exercice du pouvoir. Et puis, il y a une autre opération, bien plus complexe et aussi bien plus importante. C'est cette espèce de chimie dont le but est d'isoler le noyau dur de l'infraction, de faire apparaître en pleine lumière la quantité d'intention criminelle, de discerner cet instant de la volonté qui mérite - et lui seul - d'être frappé de plein fouet par la peine. Or, c'est justement dans cette phase que le procès échappe le plus à celui qui va en porter, seul, tout le poids. Quand le juge a fini sa délibération et revient avec le verdict, il est rare qu'il regarde l'accusé en face. Il y a, à cela, une raison toute simple. Le regard de cet homme dont il va prononcer la condamnation lui fait peur. Ce n'est pas qu'il craigne d'impossibles ou hypothétiques représailles, mais c'est le moment où se noue une certaine complicité entre les deux hommes. Pendant tout le cours du procès, le juge a fait semblant d'arbitrer, de dominer la situation, de la considérer avec sérénité et impartialité; au moment de la décision, il ne peut plus jouer ce jeu car, cette fois, il rapporte sa part du butin criminel et il a des allures de bandit au moment du partage. Le juge n'est pas seulement la personne qui dit la décision, c'est la configuration ultime de tous ceux qui ont collaboré à l'acte criminel pour en déterminer la portée et en fixer les limites. On voit bien quelle est la pensée élevée du juge. Il se met entre deux violences, celle qui s'est exprimée et celle qui se contient encore, et il a l'ambition d'en déclencher une troisième, d'une autre nature, la seule juste. Bien qu'elle soit protégée par l'institution, une telle ambition ne peut être qu'ambiguë et même suspecte, douteuse. Elle l'est à coup sûr, comme le serait l'œuvre d'un architecte qui refuserait de divulguer ses plans. La violence est ambivalente. N'est-elle pas l'ambivalence même puisqu'elle exprime à la fois une force et une faiblesse, un désir et une crainte, un plaisir et une douleur ? En acte, elle est tout cela à la fois. Rien ne peut la sauvegarder d'une confusion qui fait partie d'elle-même. Pour quelle raison la mission du juge, qui s'apprête à la contrôler et aussi à la mettre en œuvre, le placerait-elle à l'abri du double langage? Le danger n'est pas qu'il soit, comme chacun de nous, le jouet d'une certaine confusion de sentiments, il est plutôt qu'il s'estime capable d'y échapper. La violence en acte, c'est un vif-argent insaisissable. Pire encore que le malheur qui s'abat brusquement, l'idée remue en soi que ce spectacle fugitif est attrayant pour l'esprit et pour le regard. A de rares exceptions près, lesquelles rivent leur clou aux pires bavards, l'accident laisse la douleur sur sa faim tandis que le crime a mille moyens de la rassasier. Le malheur est une simplification. On le sait bien et n'aime guère l'admettre. On découvre en soi d'étranges abîmes où le regard n'a pas trop envie de plonger. Si douloureuse que soit la meurtrissure, l'empreinte est trop intense pour laisser le malheur parler seul. Ce qui s'est fait en un instant va devoir se dérouler, à allure lente, dans la durée. Il va falloir que le moment excessif et brutal du crime absorbe en lui toute la mise en scène dont la sensibilité, broyée et privée en même temps, a besoin. L'enquête judiciaire a d'abord la nécessité d'une histoire. Elle doit raconter avec les contraintes du récit, mais elle a des contraintes techniques particulières (comme par exemple une information psychologique sur la personnalité de l'accusé) et un but précis, celui de stigmatiser l'intention coupable de l'auteur du crime. Au moment où il se produit, le fait criminel exhibe des éléments épars qui bousculent la sensibilité, souvent de manière cruelle. Chacun de ces éléments a sa pondération affective et émotionnelle spécifique. Ce sont des variables qui dépendent de la manière dont les choses sont arrivées et ont été vécues et aussi de celle dont elles ont été racontées. Une fois agencées et rassemblées, ces variables vont être entassées afin que celui qu'on va juger responsable puisse les porter seul. Il y aura donc une proportion à respecter entre la charge à porter et la capacité individuelle (c'est-à-dire l'intention criminelle) de l'endosser. Plus la charge sera lourde, plus l'intention criminelle devra être développée. Si le poids des faits ne dépendait que de la volonté individuelle du criminel, l'existence de cette proportion serait normale, mais ce n'est pas le cas. Le poids des faits est le résultat d'une histoire collective où les contributions extérieures ont pris plus de place que celle qui émane de l'accusé lui-même.