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EAN 978-2-35905-139-1

Copyright © Écriture, 2014.

DU MÊME AUTEUR

En langue française

Le Bataillon créole, roman, Mercure de France, 2013.

L’En-allée du siècle (Les Saint-Aubert, tome 1), roman, Écriture, 2012.

Rue des Syriens, Mercure de France, 2012.

Du rififi chez les fils de la veuve, Caraïbéditions, 2012.

L’Émerveillable Chute de Louis-Augustin, Écriture, 2010.

La Jarre d’or, Mercure de France, 2010.

L’Hôtel du Bon Plaisir, roman, Mercure de France, 2009
(prix de l’Agence française de développement).

Le Chien fou et le Fromager, récit pour enfant, avec Carine Gendrey, EC Éditions, 2008.

Les Ténèbres extérieures, récit, Écriture, 2008.

Black is Black, récit, Alphée, 2008.

Chronique d’un empoisonnement annoncé. Le scandale du chlordécone aux Antilles françaises (1972-2002), enquête, avec L. Boutrin,
L’Harmattan, 2007.

Case à Chine, roman, Mercure de France, 2007.

Nègre marron, récit, Écriture, 2006.

Adèle et la Pacotilleuse, roman, Mercure de France, 2005.

La Panse du chacal, roman, Mercure de France, 2004.

Le Barbare enchanté, roman, Écriture, 2003.

Nuée ardente, roman, Mercure de France, 2002.

La Dissidence, récit, Écriture, 2002.

Brin d’amour, roman, Mercure de France, 2001.

Le Cahier de romances, récit, Gallimard, 2000.

Le Galion : canne, douleur séculaire, ô tendresse !, album, en collaboration avec David Damoison, Ibis Rouge, 2000 (prix du Salon du livre insulaire d’Ouessant).

La Dernière Java de Mama Josepha, récit, Mille et Une Nuits, 1999.

Régisseur du rhum, récit, Écriture, 1999.

L’Archet du colonel, roman, Mercure de France, 1998.

Le Meurtre du Samedi-Gloria, roman policier, Mercure de France, 1997 (prix RFO).

La Baignoire de Joséphine, roman, Mille et Une Nuits, 1997.

La Vierge du Grand Retour, roman, Grasset, 1996.

Contes créoles des Amériques, contes, Stock, 1995.

La Savane des pétrifications, récit, Mille et Une Nuits, 1995.

Les Maîtres de la parole créole, contes, Gallimard, 1995.

Bassin des ouragans, récit, Mille et Une Nuits, 1994.

Commandeur du sucre, récit, Écriture, 1994.

L’Allée des soupirs, roman, Grasset, 1994 (prix Carbet de la Caraïbe).

Ravines du devant-jour, récit, Gallimard, 1993 (prix Casa de las Americas).

Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Stock, 1993 ; Écriture, 2006.

Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature, essai, en collaboration avec Patrick Chamoiseau, Hatier, 1991.

Eau de café, roman, Grasset, 1991 (prix Novembre).

Éloge de la créolité, essai, en collaboration avec Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, Gallimard, 1989.

Le Nègre et l’Amiral, roman, Grasset, 1988 (prix Antigone).

En langue créole

Marisosé, roman, Presses universitaires créoles, 1987 (traduction
française de l’auteur : Mamzelle Libellule, Le Serpent à plumes, 1995).

Kôd Yanm, roman, K.D.P., 1986 (traduction française de G. L’Étang : Le Gouverneur des dés, Stock, 1995).

Bitako-a, roman, GEREC, 1985 (traduction française de J.-P. Arsaye : Chimères
d’En-Ville
, Ramsay, 1997).

Jou Baré, poèmes, Grif An Tè, 1981.

Jik dèyè do Bondyé, nouvelles, Grif An Tè, 1979 (traduction française de l’auteur : La Lessive du diable, Écriture, 2000 ; Le Serpent à plumes, 2003).

Blogodo. Dictionnaire des onomatopées du créole martiniquais, lexicographie, Caraïbéditions, 2013.

Dictionnaire créole martiniquais-français, Ibis Rouge, 2007.

Le Grand Livre des proverbes créoles, ethnolinguistique, Presses
du Châtelet, 2004.

Mémwè an fonséyè, les quatre-vingt-dix pouvoirs d’un mont,
ethnographie, Ibis Rouge, 2002.

Dictionnaire des néologismes créoles, lexicographie, Ibis Rouge, 2001.

La Version créole, didactique, Ibis Rouge, 2001.

Dictionnaire des Titim et des Sirandanes, ethnographie, Ibis Rouge, 1998.

À mon neveu Canyon

PREMIER CERCLE

ACTE DE PRISE DE POSSESSION DE LA MARTINIQUE (15 septembre 1635)

« Nous, Pierre de Bélain, écuyer, sieur de Desnambuc, capitaine entretenu et gouverneur pour le Roi en l’île de Saint-Christophe des Indes occidentales, ce jourd’hui quinzième septembre mil six cent trente-cinq, je suis arrivé à la Martinique par la grâce de Dieu… J’ai pris pleine et entière possession de ladite île de la Martinique pour et au nom du Roi notre sire, Monseigneur le cardinal de Richelieu et nos seigneurs de la Compagnie et j’ai fait planter la croix et arborer le pavillon de France, le tout pour l’augmentation de la foi catholique, apostolique et romaine et pour faire profit de ladite île au Roi et à nos dits seigneurs… »

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À mesure que la date fatidique approchait, Florian sentait monter en lui cette angoisse sourde qui le tenait éveillé presque l’entier de la nuit au côté de celle qui désormais lui tournait le dos et que pourtant il avait aimée jusqu’à la vénération. Irène Shung-Ming, cette demi-Chinoise à l’insolente belleté qui longtemps s’était complue à le morguer, invoquant mille prétextes pour ne pas accéder à ses désirs, de son patronyme, Saint-Aubert, qu’elle jugeait ridicule, jusqu’à sa taille plutôt modeste (elle, en revanche, avait hérité de la haute stature de sa mère négresse), en passant par son métier de bijoutier (oubliant que son père à elle, Monsieur Chine, n’était qu’un simple vendeur de morues séchées débitées en tranches). Cette créature qui avait longtemps fait chamader les cœurs et frétiller les sexes un peu partout à travers l’En-Ville s’écartait inexorablement de lui. Une manière de distance s’était peu à peu établie entre eux, sans que Florian fût en mesure de déterminer à quel moment cela avait commencé. Trop occupé par son négoce et par ses activités politiques, il avait peut-être négligé Irène. À moins qu’elle n’eût pris ombrage de ses incartades, alors même qu’elle disait sur un ton allègre :

— J’ai connu Florian en chien libre. C’est pas moi qui vais le changer. Et puis, tous les hommes, c’est même bête même poil, non ?

À moins qu’elle en eût assez de cette inusable nostalgie que cultivaient son homme et sa parentèle à propos du Saint-Pierre d’avant l’éruption. Ces évocations incessantes du Petit Paris des Antilles, de son tramway, de son théâtre, réplique exacte, en plus petit, de celui de Bordeaux, de sa Maison de la Bourse, de son sémaphore, de sa cathédrale, qui oc­cupaient les repas de famille où Irène se sentait comme une pièce rapportée. Saint-Just, l’instituteur, et Tertullien, l’avocat et mutilé de guerre, frères de son mari, rivalisaient à ce sujet avec leur sœur Euphrasie dès l’instant où ils s’attablaient dans cette villa de la rue Victor-Hugo où la famille Saint-Aubert avait refait souche. Et quand approchait la date anniversaire de la Catastrophe, le 8 mai, tous devenaient fébriles ou s’abîmaient dans une tristesse qui déplaisait à la demi-Chinoise, elle toujours guillerette, en tout cas peu portée à la délectation morose. Elle dormait la bouche légèrement ouverte, désirable dans sa chemise de nuit vaporeuse, ses longs cheveux d’un noir profond ramenés sur sa nuque. Florian dut se retenir pour ne pas la lui caresser.

Au matin, il était toujours le premier à sortir du lit et à descendre au rez-de-chaussée où leur servante, Mathurine, personnage effacé, lui servait un bol d’eau de café. Dans le demi-faire-noir du salon, Florian cherchait à tâtons son fauteuil et se mettait à méditer sur le cours qu’avait emprunté sa vie, négligeant la pile de journaux qui l’attendait sur une table basse, tout en s’étonnant qu’un si petit pays pût se permettre d’avoir tant d’organes de presse, quotidiens pour certains, bihebdomadaires pour la plupart. Et presque aucun dévoué à la cause du peuple ! La Paix, le plus lu, bras armé de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, qui continuait imperturbablement à demander aux nègres d’être patients car dans l’au-delà « les derniers seront les premiers », Le Courrier des Antilles, L’Action nouvelle, L’Aurore, Le Cablo qui donnait des nouvelles du monde entier, Le Cri de la défense, torchon au service de la ploutocratie békée, Le Cri du peuple, Le Franc-Parler et tant d’autres. Une bonne quinzaine en tout.

Petit dernier de la fratrie des Saint-Aubert, Florian était le seul à s’être toujours montré réticent envers la chose livresque, ne se présentant même pas au certificat d’études primaires, chose qui eût glacé son père d’effroi si le destin lui avait permis d’échapper à la nuée ardente. Le gamin turbulent qu’il avait été à Saint-Pierre savait se montrer habile de ses dix doigts, et ses petits camarades faisaient toujours appel à lui pour fabriquer les arbalètes en bois de goyavier ou les nasses qui permettaient de capturer les magnifiques écrevisses-z’habitants de l’embouchure de la Roxelane. Personne ne s’en était inquiété, leur mère, Marie-Élodie, se montrant indulgente à l’égard de celui qu’elle qualifiait plaisamment de « dernière crasse de ses boyaux », persuadée que cela lui passerait. Sauf qu’après la Catastrophe de 1902 et la réinstallation des Saint-Aubert à Fort-de-France, Florian n’avait pas dévié d’un iota de sa passion première, désertant l’école pour assister ce vieux bijoutier du boulevard de la Levée dont il allait devenir l’apprenti, puis l’employé, avant de racheter le magasin au décès de son propriétaire grâce à des prêts consentis par ses frères. Il se demandait ce qu’en eût pensé son père, Ferdinand, le maître du barreau dans cette ville qui s’enorgueillissait de qualificatifs flatteurs tels que le célèbre « Petit Paris des Antilles » et le moins connu « Venise tropicale ». Ou, après l’éruption, « Pompéi insulaire ». Nul doute qu’il en eût été fort marri, lui qui ne concevait l’avenir de la classe de couleur qu’à travers l’instruction et tenait en petite estime les activités de vendeur de spiritueux de son propre frère Amédée. Me Ferdinand, comme tout un chacun l’appelait, aurait-il imaginé que son fils trônerait un jour derrière un comptoir, et cela loin de la ville où la famille Saint-Aubert avait ses racines depuis pas moins de quatre générations ?

Quand le petit jour chassait les derniers fantômes de la nuit, Florian se rendait dans son jardin, un bien grand mot pour les deux caisses placées dans un coin du balcon du premier étage, endroit miraculeux où il cultivait laitues, oignons-pays et persil, passion récente que lui avait inculquée Simon, un syndicaliste au grand cœur, employé au bassin de radoub de son état, qui servait de garde du corps aux chefs socialistes dans les campagnes électorales tout en se proclamant lui-même communiste, mot qui avait fait son apparition depuis peu et que seule une poignée de grands-grecs étaient à même d’expliquer. Les deux hommes échangeaient sur les articles et brochures édités par le groupe Jean-Jaurès, Simon ne jurant que par celui qu’il nommait avec une sourde délectation dans la voix Vladimir Ilitch. La photo du chef de la révolution bolchevique, découpée dans un journal d’En-France, figurait en bonne place dans sa maisonnette du quartier Pont de Chaînes, aux côtés de celles de ses père et mère, accrochées au mur de la salle de séjour. Quoique Simon eût accompli beaucoup moins d’années d’école que Florian, il était devenu en quelque sorte son mentor en matière politique, formé qu’il avait été dans son syndicat aux idées marxistes. Au conseil général où siégeait le bijoutier, il arrivait que certaines déclarations de celui-ci émanent de l’ouvrier du bassin de radoub sans que personne s’en rendît compte. Il y avait cependant un hic dans cette relation si forte : l’agressivité d’Irène à l’endroit de Simon. La demi-Chinoise, du haut de son poste de secrétaire à l’Amirauté, avait fini par se résoudre à soutenir les ambitions politiques de son mari, mais aucunement avec l’idée qu’il se contenterait de siéger sa vie durant dans une insignifiante Assemblée coloniale. Elle rêvait pour lui, à haute voix, d’un siège de maire de Fort-de-France, voire de sénateur ou de député de la Martinique. Madame se voyait déjà s’esbaudir sur les bords de la Seine, où elle fréquenterait le grand monde et se rendrait à l’Opéra en tenue de gala. Florian ne prêtait qu’une oreille distraite à ce qu’il considérait comme des élucubrations féminines, mais n’appréciait pas du tout en revanche l’attitude de son épouse envers son ami syndicaliste. Les quelques fois où le bijoutier l’invitait chez eux, Irène troussait les lèvres, ne jetant à leur hôte que de brefs regards emplis de dédain.

Florian redoutait donc ce jour du 8 mai 1920 plus que les précédents, non pas seulement parce que c’était la date anniversaire de l’éruption de la montagne Pelée, mais aussi parce que ce jour-là devait paraître le tout premier numéro de Justice, le journal édité par le groupe Jean-Jaurès et son maître à penser, Jules Monnerot, brillant philosophe et avocat pour lequel le bijoutier éprouvait une admiration sans borne, quoique par timidité il n’eût jamais osé s’entretenir avec lui en tête à tête. En tant qu’élu des quartiers populaires au conseil général, il se devait d’être présent à l’imprimerie pour ce grand jour, ce moment tant attendu au cours duquel serait fêtée la naissance du nouvel organe de presse. S’il en éprouvait de la joie, de grandes craintes l’habitaient également, pas seulement parce que les autorités coloniales et le gouverneur en premier lieu ne verraient pas la chose d’un bon œil, mais aussi parce qu’à l’insu de sa famille de sang et de sa famille politique le bijoutier venait de racheter une petite distillerie au bord de la faillite, ainsi que la vingtaine d’hectares plantés en canne à sucre qui environnaient celle-ci, dans la commune du Lorrain, tout au nord du pays. Cette acquisition, qui s’était réalisée fortuitement, émanait à vrai dire d’un vieux rêve que Florian n’avait jamais partagé avec personne, surtout pas avec ses frères et sa sœur : celui de devenir propriétaire terrien et industriel. Une telle inclination était peu compréhensible s’agissant des Saint-Aubert, lignée mulâtre fameuse qui, avant même l’abolition de l’esclavage, avait prospéré dans le domaine du droit et se vivait comme citadine, rien que citadine. Certes, le père de Florian, feu Me Ferdinand, s’était offert une spacieuse maison de changement d’air au quartier rural de Fond-Marie-Reine, dans la commune du Morne-Rouge, mais la famille n’y demeurait jamais très longtemps. Du reste, ni Saint-Just ni Tertullien, et encore moins Euphrasie, ne débordaient d’enthousiasme à l’idée d’y passer les vacances de la Toussaint ou une partie de celles de Noël. Le premier, l’aîné, s’y ennuyait ferme, lui dont la passion première était de drivailler nuitamment à travers les rues malfamées de Saint-Pierre avec son bon zigue, le dénommé nègre-Congo, avec lequel il faisait les quatre cents coups au carré, selon l’expression drolatique de sa mère. Tertullien, lui, en profitait pour se calfeutrer dans sa chambre, au premier étage, où il se plongeait dans ses manuels de droit, ne s’en extrayant qu’à l’heure des repas. Quant à Euphrasie, elle était à l’époque de santé bien trop fragile pour se permettre la moindre escapade dans le vaste jardin qui entourait la propriété, d’autant qu’à Fond-Marie-Reine, quartier cerné par la forêt tropicale, il pleuvait d’abondance. Il n’y avait donc que lui, Florian, à s’aventurer au-delà des limites du terrain familial et à frayer avec les petits campagnards de l’endroit, quoiqu’ils prissent plaisir à se gausser de son créole maladroit. Grâce à eux, en tout cas, il avait appris à apprécier le chant des bambous secoués par le vent, sorte de gémissement de nouveau-né mêlé à des accents de mandoline, à grimper aux manguiers-bassignac pour se délecter de leurs fruits au goût de térébenthine, à pêcher dans l’eau glauque des ravines, à chasser à l’aide d’une arbalète – que lui s’entêtait à appeler « fronde » parce qu’un jour le maître d’école lui avait flanqué une calotte retentissante dans le but de lui faire entrer définitivement ce vocable inconnu dans la caboche – ou encore à épier, le lundi de beau matin, les lessivières qui battaient leur linge à demi dénudées dans l’eau diaphane des rivières.