1986

10 juillet

Avant-hier, dernière rencontre avec François Mitterrand. Je l’ai vu pour lui dire que j’allais, sans attendre la fin officielle de la Haute Autorité, reprendre mon travail de journaliste. Lorsque je lui déballais l’affaire, il a eu un commentaire du genre : « D’accord, bien sûr, vous avez le droit de partir ! Je ne vous en empêcherai pas ! Vous croyez que moi, je n’en ai pas envie ? »

Sur le moment, je n’ai pas exactement mesuré ce qu’il était en train de me dire. J’ai bien compris que mon départ l’irritait, mais pas qu’il me conseillait de faire comme lui : d’attendre, solide comme un roc, à mon poste. Le lendemain, j’ai appris que, telle qu’elle avait été rapportée – à qui, comment, où ? je ne sais –, ma rencontre avec lui était interprétée comme une grave défection de ma part. À noter qu’à aucun moment, personne à l’Élysée ne s’était préoccupé de la façon dont j’allais vivre, simplement. La question ne se posait pas pour les collaborateurs du Président, qui conservaient leur traitement. En somme, Mitterrand aurait souhaité – il ne me l’a pas dit, mais fait dire par ses proches, dans les jours qui ont suivi notre entretien – que je sombre corps et biens en même temps que la Haute Autorité.

14 juillet

Mitterrand a refusé de signer les ordonnances. Il l’a fait de la façon la plus spectaculaire qui soit : dans son discours télévisé du 14 Juillet, devenu depuis des années le plus solennel, avec celui de la Saint-Sylvestre.

C’est un moment extraordinaire, je n’ai pas d’autre mot, un moment nouveau, inconnu dans l’histoire de la Ve République, un épisode que ses concepteurs n’avaient pas un seul instant imaginé. Le Président dit non au Premier ministre qu’il a lui-même, bon gré, mal gré, désigné.

La forme qu’a choisie Mitterrand n’est évidemment pas indifférente : la fête nationale, la traditionnelle garden-party où une cohorte d’invités piétine la pelouse. Depuis son bureau, à quelques mètres de la foule qui mange et boit, Mitterrand répond en direct aux questions d’Yves Mourousi, de TF1.

Présidents de chaînes de télévision ou de radio, conseillers du Président, quelques ministres, même, campent quant à eux dans les deux grands salons du rez-de-chaussée. Curieuse atmosphère : tous sont, comme moi, comme des oiseaux sur la branche. Ils savent que leurs jours sont comptés, certains pensent néanmoins qu’ils pourront trouver un compromis avec la nouvelle majorité. Il n’y a que moi dont le sort est déjà scellé. Je suis sûre, en revanche, qu’après avoir fait sauter le « verrou » de la Haute Autorité, aucun des présidents de chaîne nommés par elle ne restera à son poste. Pas la peine de le dire aujourd’hui à ceux qui pensent qu’avec un peu de souplesse et d’habileté ils se maintiendront...

En tout cas, pour une dramatisation, ç’a été une belle dramatisation ! Mitterrand a mis en scène, et la télévision l’y a aidé, son premier refus public de la politique du nouveau gouvernement. Il faut dire qu’il y avait un soupçon de provocation ou de naïveté, de la part de Jacques Chirac, à défier frontalement Mitterrand dès les premières semaines de la cohabitation, c’est-à-dire à lui mettre sous le nez, pour qu’il la signe, la liste des privatisations des entreprises qu’il avait lui-même nationalisées.

Chirac pouvait-il faire autrement ? Je ne pense pas, d’abord parce que la privatisation des entreprises publiques figurait dans son programme législatif ; ensuite parce que sa majorité n’a que cela en tête depuis qu’elle a gagné les élections : faire avaler à Mitterrand et à la gauche les dénationalisations.

Mitterrand a dit non. Comme il le fait souvent, il a mis à profit l’émission traditionnelle de la fête nationale pour annoncer sa position. Il l’avait déjà fait en 1984, me dit un de ses conseillers qui assiste à côté de moi à l’entretien télévisé – je ne m’en souvenais pas –, pour mettre un terme à la guerre scolaire et désavouer du même coup Alain Savary et Pierre Mauroy. Et aussi l’année d’après, où il avait profité du 14 Juillet pour définir son idée de la cohabitation dans une perspective de renversement de la majorité parlementaire.

Aujourd’hui, il n’en a pas encore lu le texte, confie-t-il en direct à Yves Mourousi qui l’interroge, mais, en tout état de cause, il ne signera pas les ordonnances sur la privatisation. Il s’est abrité derrière les réserves du Conseil constitutionnel sur la protection des intérêts français face à l’étranger.

Lorsque Mourousi lui demande si, par son refus, il ne va pas entraver l’action du gouvernement, Mitterrand répond que non, puisque celui-ci peut toujours passer par la voie parlementaire pour obtenir, par la loi, ce que lui-même refuse d’approuver par la voie des ordonnances.

Une première sous la Ve République, donc. Première crise déclenchée seulement au bout de quatre mois. Je peux à peine décrire l’atmosphère dans le salon où je me trouvais aux côtés d’Hervé Bourges et de Jean Drucker. Ça allait, parmi les présents, du sourire largement affiché de ceux qui appartenaient à l’équipe présidentielle à la raideur des partisans du Premier ministre. Je crois avoir vu, dans l’assistance, le visage crispé de Maurice Ulrich, et celui, épanoui, de Jean-Louis Bianco. Lequel m’a confié, dans les jardins de l’Élysée, quelques minutes après la fin de l’interview, que Mitterrand avait prévenu Jacques Chirac dès le 9 avril qu’il ne signerait pas un texte remettant fondamentalement en cause toute la politique suivie depuis 1981.