I
Obscur et méconnu
1
Tout avait commencé en pleine nuit, sur une route déserte. J'étais au volant d'une Renault 5 antédiluvienne et je me dirigeais vers le chalet de Maryse Bernadac, mon éditrice. Pendant que je conduisais, je me demandais non sans inquiétude si Une saison dans les ténèbres que venaient de publier les éditions Condorcet ne passerait pas aussi inaperçu que mes précédents romans. J'y avais consacré trois longues années de travail, trois longues années à travailler avec Maryse, à revenir sur chaque paragraphe, sur chaque phrase, sur chaque virgule, de manière à créer une atmosphère et un rythme de lecture tels qu'on ne pourrait le lâcher avant d'être arrivé à la fin. Maryse fut satisfaite du résultat et, chez Condorcet, on se montra tout à fait confiant. Quant à moi, je ne doutais pas que mon livre connaîtrait un grand succès.
La désillusion fut cruelle : les articles qui devaient rendre compte de l'ouvrage se firent attendre et, finalement, ne vinrent jamais. Sur les six cents ou sept cents romans de la rentrée, seuls les auteurs connus avaient eu droit à l'attentiondes médias. Quelques anonymes aussi, pour des raisons que j'ignorais et qui souvent n'avaient rien à voir avec la qualité de leurs écrits. Mais, pour ce qui me concernait, rien, pas un mot dans la presse.
De ce silence, j'avais fait les frais au Salon du livre de Saint-D. Pendant des heures, j'avais affronté l'indifférence des visiteurs à qui mes ouvrages ne disaient rien. Parfois leurs regards s'attardaient sur Une saison dans les ténèbres, dont le titre, l'illustration (sur fond noir, on distinguait un visage noyé dans la fumée de cigarette) ou le nom de l'auteur intriguait. « Antoine Galoubet ? Jamais entendu parler de vous ! Ah, c'est votre dixième roman ! » s'étonnait-on. On me demandait quand même des précisions sur ce que j'écrivais, on trouvait ça intéressant, puis on posait le livre et on partait.
En réalité, le public venait pour trois ou quatre auteurs-vedettes. L'un d'eux paradait devant une file de lecteurs, qui attendaient patiemment qu'il leur dédicaçât son dernier roman sur la Russie. Ils ressemblaient à des touristes qui voulaient rapporter des souvenirs de vacances (certains se faisaient photographier à côté de lui), mais ils n'étaient pas plus des lecteurs que leur auteur favori n'était un écrivain. Dans Ogonick, un journal moscovite, Andreï Arkhangelski, qui avait lu son livre, l'accusait d'accumuler les poncifs sur la Russie. Et de citer quelques perles du genre : « Les ponts de Saint-Pétersbourg s'écartaient comme des cuisses », ou encore : « Au moins, en Russie, les filles sont belles ». Cela n'avait pas empêché le roman d'avoir une demi-page dans Le Monde des livres et de créer des embouteillages dans les salons. Plus que ses romans, c'était l'auteur que l'on venait acheter – l'auteur tel qu'on le voyait à la télé ou tel qu'on l'avait vu dans les médias, posant à moitié nu avec un livre de Baudrillard. Idem pour l'ami du président dont le stand se trouvait en face du mien ; on le présentait comme celui qui remplissait le Stade de France avec ses plaisanteries grasses, et ses histoires scatos partaient comme des petits pains. On venait aussi pour les témoignages, les histoires vraies, en tout cas présentées comme telles et qu'on lisait sans avoir le sentiment de perdre son temps. Les auteurs qui racontaient comment ils avaient triomphé de l'adversité dans un récit d'environ deux cents pages et qui en tiraient une leçon de vie, de courage et d'optimisme, on adorait. Nous vivions à une époque où l'on avait besoin d'être réconforté. À côté de moi, un journaliste de la télévision n'arrêtait pas de signer. Pendant qu'il leur dédicaçait un livre, des femmes, souvent âgées, lui racontaient leurs malheurs. Il leur prenait la main entre les siennes et leur disait : « Vous êtes courageuse, vous vous en sortirez. » On se serait cru en tournée électorale. Mais l'auteur le plus entouré était sans conteste Anémie Lothomb ; le récit de ses amourettes au pays du Soleil-Levant faisait un tabac, tout le monde voulait savoir ce qu'elle avait fait – ou plutôt ce qu'elle n'avait pas fait – avec Sun Si, son soupirant japonais qui se tenait à ses côtés comme pour témoigner de la véracité du récit. Elle dédicaçait à tour de bras, sa file d'attente passait devant les stands des autres auteurs auxquels personne ne prêtait attention. Quelquefois, après avoir fait le plein de pointures, des visiteurs allaient jeter un coup d'œil aux écrits des inconnus. Mais sans trop s'approcher, pour éviter de se faire embringuer dans un achat. Tels des crabes marchant de côté – le corps tirant vers l'avant et la tête vers les livres qu'ils ne voulaient pas acheter – , ils se présentaient par la tranche pour offrir moins de prise aux sollicitations.