I
JUSQU'À CE JOUR D'HIVER 1949 OÙ TOUT BASCULA
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Venezuela, de nos jours.
« Aidan Lassiter à Nina Scott. Rallier camp de base d'urgence. Code rouge, code rouge ! » Le grésillement de la radio, couvert par le vacarme des cornures, des aras bleus et des araguatos 1 s'interrompt à nouveau entre deux bips aigus. Suspendue à trente mètres au-dessus du sol par un astucieux système de poulies, Nina glisse le sécateur dans son étui et achève de boucler les lanières de son sac de ramassage. Lorsqu'elle juge qu'il est correctement fixé à la branche de l'hévéa, la jeune femme agrippe la corde et remonte de quelques mètres en poussant sur ses jambes. Là, une discontinuité du bois forme une niche où, à plusieurs reprises déjà, elle a trouvé refuge. Elle partage cette cachette avec un rabipelado 2, dont seul le museau pointu dépasse d'un amas de feuilles en décomposition. Tout en veillant à ne pas déranger l'animal qui l'observe d'un œil oblique, elle s'installe confortablement, retire son casque, le mousqueton de son baudrier et, d'un geste, repousse les mèches de cheveux collées à son front. Puis elle attrape son paquet de Stuyvesant, en retire une cigarette informe avant de s'emplir les poumons avec délice. Dès la première bouffée, le souvenir des menaces paternelles ressurgit, tu ne devrais pas fumer, chérie, ces saloperies vont tefaire crever, et Nina grimace en secouant la tête. Non, cette cigarette ne va pas la tuer et puis elle est sûrement déjà morte à cause des havanes qu'il fumait à longueur de journée. En tout cas, ils ne sont pas étrangers à son addiction. Alors, Nina envoie son père au diable et pompe sur sa Stuyvesant qu'elle termine goulûment, accaparée par la beauté des alentours.
Les larges feuilles de l'arbre à caoutchouc laissent passer au-dessus d'elle une lumière chaude, crue, mélange du blanc du ciel et du vert jaillissant des limbes. Sur sa droite, une large trouée dans la frondaison lui permet d'admirer les taches colorées d'un cuaïma pina lové sur une branche et l'étendue incroyable de la forêt amazonienne au pied du plateau d'altitude où elle travaille depuis des mois. Quelque part dans cette direction se trouve la frontière colombienne et, au sud, derrière la ligne d'horizon, les millions d'hectares de l'Amazonie brésilienne. Plus bas, à travers l'entrelacs de feuilles et de ramures, la silhouette de Kwanita évolue avec l'agilité d'un singe et la grâce d'une ballerine, une main sur la corde et son panier dans l'autre. La cigarette coincée entre les dents et un pincement au cœur, Nina se dit qu'elle aurait aimé lui ressembler, mais qu'avec son buste plat et ses cheveux courts, elle a plutôt l'air d'un garçon. La jeune Indienne travaille dans son équipe depuis bientôt quatre ans. C'est elle qui a enseigné à Nina l'art de la traque et de la pêche, privilèges que lui refusait le vieux Yahto, bien trop attaché à ses coutumes. Travailleur indépendant, il était déjà lié à la Compagnie quand les scientifiques chargés de développer des médicaments restaient encore enfermés dans leur laboratoire. Depuis, les temps ont changé, le pouvoir de l'industrie pharmaceutique s'est étendu et l'Amazonie a vu débarquer, des siècles après les conquistadors, ceux qu'on nomme ici les chasseurs de plantes. L'histoire raconte que nombre d'entre eux ont fini mordus par des serpents, attaqués par des pumas ou affaiblis par des jours de marche dans une moiteur insupportable, dévorés par des nuées de moustiques affamés ou, pire encore, capturés par des rebelles. Très vite, l'utilité de préparer les cueilleurs, de les armer et de leur attribuer des guides autochtones, est apparue comme une évidence. Les ronds-de-cuir de Caracas ont ainsi décidé que le docteur Nina Scott travaillerait sur la région des tepuis3 avec Yahto Trevethan et Aidan Lassiter, un ancien GI chargé de leur sécurité, puis avec une équipe complète si les résultats s'avéraient satisfaisants. Quelques mois plus tard, ils étaient cinq. À ce jour, Nina Scott, Kwanita Arconada et Sahalé Bahamontes sont chargés de recueillir les bourgeons et les jeunes feuilles d'essences endémiques rares ou inconnues, de décrire, de photographier et d'étiqueter les échantillons des nouvelles espèces et de les relier, quand c'est possible, à l'utilisation qu'en ont les tribus indigènes. De leur côté, Aidan et Yahto récoltent des résines destinées à la fabrication de baumes et de produits cosmétiques divers en pratiquant de courtes incisions dans l'écorce. D'ailleurs, Nina peut voir œuvrer le vieux Yanomami, au pied d'un copaïba adulte. Son corps, sec et parcheminé, est recouvert de lignes et de points harmonieusement répartis sur son torse et ses membres, tout comme celui de Sahalé, qui doit se trouver pour l'heure au campement. Sahalé le silencieux, le transperçant, le sage.