Introduction
Sous sa tente de toile blanche protégée par un auvent crénelé, Hamilcar cherchait en vain le sommeil. En ce début d'après-midi, la chaleur accablante condamnait à la torpeur bêtes et hommes. Sur les murailles de Heliké1, la cité ibérique qu'il assiégeait depuis des semaines, les guetteurs eux-mêmes, exténués par des nuits de veille, s'étaient assoupis sans craindre les conséquences de ce geste. Ils savaient d'instinct que nul ne se hasarderait à lancer une attaque à cette heure de la journée. Personne, pas même Hamilcar Barca, le légendaire général carthaginois dont le seul nom glaçait d'effroi ses adversaires.
Si le chef punique cherchait désespérément le sommeil, c'est que la matinée avait été particulièrement rude et éprouvante. Dès l'aube, les assiégés avaient tenté une sortie en force, sans doute pour s'emparer de quelques têtes de bétail dans le camp carthaginois. Avec deux escadrons de cavaliers numides montant à cru leurs petits chevaux nerveux, et quelques groupes de mercenaires ligures et sardes, Hamilcar s'était précipité au-devant des assaillants parmi lesquels figuraient bon nombre d'Orisses, une tribu montagnarde venue offrir ses services aux assiégés.
Il avait tout de suite repéré celui qui serait son premier adversaire : un homme de haute taille, aux cheveux roux et à la joue droite balafrée par un coup d'épée. Il l'avait choisi peut-être à cause de la couleur, inhabituelle, de sa chevelure ou parce qu'il paraissait commander les opérations. Mais, en engageant le combat avec lui, il avait vite compris que cette particularité physique n'avait pas dicté sa décision, pas plus que le haut rang de l'homme. Ce qui l'avait amené à engager le combat avec lui était l'étrange comportement de ce guerrier ibère. D'une part, il paraissait, en bon soldat, déterminé à vendre chèrement sa peau et maniait d'ailleurs sa courte épée avec une énergie incroyable. Mais, d'autre part, son regard avait quelque chose d'étrange. Il était fixe, désespérément fixe comme si l'homme, insensible et aveugle à tout ce qui l'entourait, se contentait de lutter machinalement pour la vie et de répéter les gestes tant de fois accomplis lors d'autres batailles.
« Ils en sont déjà là », avait pensé Hamilcar tout en perçant sans regret ni pitié de son glaive la poitrine de son adversaire. Dans son regard, il avait reconnu le spectre de la faim, de cette faim qui tenaille l'homme et le fait dépérir de l'intérieur tout en lui laissant une apparence de force. Ce regard-là, il l'avait déjà entr'aperçu quelques années plus tôt sur le visage d'un des mercenaires pris au piège dans le défilé de la Scie et qu'il avait fait piétiner sans pitié par ses éléphants pour obéir aux ordres du Sénat de Carthage. Il se souvenait de cet homme, un Thrace, qui, comme ses compagnons, n'avait rien mangé ni bu depuis trois jours. Lui aussi avait les mêmes yeux absents et n'avait pas esquissé le moindre geste lorsque la patte du pachyderme s'était abattue sur lui. Il était déjà dans l'au-delà et un nouveau compagnon venait de l'y rejoindre.
D'avoir retrouvé si loin du défilé de la Scie le même regard constituait pour Hamilcar une information précieuse. C'était le signe que le siège, qui durait déjà depuis des mois, ne tarderait pas à se terminer. Lorsque les hommes ont ces yeux-là, cela veut dire que, les dernières réserves de grain étant épuisées, ils en sont réduits à différents expédients non pas pour se nourrir mais pour se caler l'estomac : ronger le cuir des harnais ou des ceintures, faire bouillir de l'eau mêlée à de la terre.
Fin calculateur, Hamilcar n'éprouvait pas de pitié pour les assiégés. Il avait pour mission de prendre la ville et il la prendrait, coûte que coûte. D'ailleurs, même si cette dernière lui avait ouvert ses portes, il n'aurait pas épargné les habitants. À seule fin de faire un exemple. Pour que les autres cités comprennent qu'on ne doit même pas manifester l'ombre d'une velléité de résistance face à Hamilcar Barca, général élu par le peuple de Carthage rassemblé sur la grand-place de la Ville des Villes.
Il n'avait pas pitié mais le souvenir de l'étrange regard de son adversaire roux l'empêchait de trouver le sommeil à l'heure de la sieste. Les deux coupes de vin de Sicile qu'il avait bues ne lui avaient fait aucun effet. Pourtant, ce vin lourd et capiteux, bien meilleur que celui de Carthage, était réputé pour ses qualités soporifiques. Il le savait d'expérience pour y avoir eu souvent recours au terme d'une longue et harassante journée lorsque l'excès de fatigue empêche l'homme de s'assoupir.