INTRODUCTION
La célébrité de Du Guesclin n'a d'égal que la fragilité des sources qui le concernent. Sa première biographie a pourtant été réalisée par l'un de ses contemporains, Jean ou Jacuemart Cuvelier, entre 1380 et 1387 environ. Cet interminable poème de vingt-cinq mille vers, La Vie du Vaillant Bertrand Du Guesclin, est à l'origine d'une image semi-mythique de Du Guesclin bâtie autour de quelques anecdotes popularisées par les manuels scolaires jusqu'au début des années 1960 : le laid garnement qui renverse la table familiale, le rusé Breton qui prend un château en déguisant ses hommes en bûcherons, le chevalier qui fixe sa rançon à un chiffre énorme et déclare que toutes les fileuses de France travailleront pour la rassembler, le courageux connétable qui boute les Anglais hors de France, et qui meurt en prenant une place forte dont on vient déposer les clefs sur son lit de mort... Dans la mentalité collective, Du Guesclin reste le « bon » connétable du « sage » Charles V, à mi-chemin entre un Robin des bois breton et un Bayard médiéval.
Cette image avait besoin d'un sérieux dépoussiérage, que Philippe Contamine annonçait en 1980 dans un article au titre provocateur, « Bertrand Du Guesclin, la gloire usurpée1? ». L'éminent historien posait plusieurs questions sur la façon dont s'est élaborée la réputation du connétable, suggérant que cette dernière était la création délibérée de certains milieux de Cour, au début du règne de Charles VI, dans l'entourage du duc d'Orléans en particulier.
Sans instruction personnelle, Du Guesclin appartient à la caté-gorie des chefs instinctifs. En 1666, Hay du Châtelet dressait un parallèle entre le connétable et le prince de Condé, entre Cocherel et Rocroi. Ce sont « les deux plus grands capitaines de leur temps », écrivait-il. La comparaison paraîtra outrée. Elle mérite pourtant d'être relevée; émise en un temps où l'on méprise si profondément les temps gothiques, elle signifie que Du Guesclin, comme Condé, a su exploiter au mieux les moyens que lui offrait son époque, en vue de la plus grande efficacité militaire. Combinant l'emploi de la ruse, de l'intimidation, de la force brutale, de l'audace, de la rapidité de décision et d'exécution, il a atteint les objectifs qui lui étaient fixés : si en 1380 la Castille est un bon allié de la France, si le royaume est un peu plus sûr, si les Anglais n'y possèdent plus que Calais, Cherbourg, Brest et Bordeaux, c'est avant tout à Du Guesclin qu'on le doit. Quel génie militaire eût fait mieux, avec les maigres moyens dont il disposait?
Il ne fut qu'un exécutant, a-t-on dit. Mais les choix tactiques, et même en grande partie stratégiques, sont les siens : n'attaquer que lorsqu'on a l'avantage, et le faire alors avec détermination et rapidité, en exploitant la victoire. Conception plus judicieuse que celle de Charles V, qui consiste à éviter systématiquement tout combat, ce qui risque de ruiner le pays et de prolonger indéfiniment la guerre.
Bon entraîneur d'hommes, Du Guesclin a su combiner l'usage du code chevaleresque et les méthodes réalistes des mercenaires, avec une nette prédilection pour ces dernières. Il a su se faire accepter et respecter par les deux mondes, celui des princes et celui des bandits. Sans complexe auprès des premiers, sans dégoût auprès des seconds, il inspire à tous la confiance, par sa compétence et sa force tranquille. Simple, direct, brutal, incapable de duplicité, il est d'un seul bloc, un bloc de granite. Totalement loyal dans une époque qui fourmille de traîtrises, il est pour le roi un connétable idéal, d'une fidélité à toute épreuve. C'est un militaire, rien qu'un militaire. Violent, sanguinaire parfois, il est capable de massacrer des centaines d'hommes, froidement aussi bien que sous le coup de la colère, mais toujours dans un contexte de guerre : punir ou intimider. Sans la guerre, Du Guesclin n'aurait sans doute été qu'un petit noble pillard.

Un réexamen de la vie du connétable et de son rôle dans l'histoire s'imposait donc. Comme bien souvent — mais faut-il le déplorer ? —, il aura comme résultat de remplacer des « certitudes » par des interrogations. Mais cette mise au point n'eût pas été possible sans une étude critique du texte fondateur, celui de Cuvelier, dont la seule édition remontait à 1839 2. S'attaquer à un tel monument nécessitait courage, compétence et patience hors du commun. On ne saurait trop louer Jean-Claude Faucon, professeur de littérature médiévale à l'université de Toulouse II, d'avoir mené à bien une tâche aussi colossale. Ses trois volumes constituent la somme définitive sur le texte de Cuvelier, ses origines, ses caractéristiques, sa valeur historique et littéraire 3.