CHAPITRE PREMIER
Le système Mitterrand
L'antenne présidentielle et l'entrée à l'Élysée
À peine élu, alors même que l'enthousiasme et l'impatience de ses partisans sont à leur comble, un nouveau Président doit montrer qu'il n'est pas – ou plus, ou pas seulement – homme de parti, et qu'il saura être le Président de tous les Français. Contradiction qu'il a à gérer de la minute de son élection à la fin de son mandat. En mai 1981, la séparation entre les locaux du PS et ceux de la structure transitoire des collaborateurs du Président élu, installée au 6, rue de Solférino et intitulée « Antenne présidentielle » par Pierre Bérégovoy, répond à ce souci.
À l'« Antenne », Bérégovoy m'accueille par ces mots : « C'est toi, Védrine ? » C'est l'un des seuls dirigeants socialistes que je n'aie pas rencontré auparavant. « Tiens, prends ces dépêches et vois ce qu'il faut répondre. » Ainsi j'apprends que j'aurai à traiter des affaires diplomatiques. Je me retrouve en train de rédiger, sur un coin de table, des projets de réponses à Ronald Reagan, Jean-Paul II, Leonid Brejnev, entre autres.
Pierre Bérégovoy dégage dès l'abord une grande impression d'autorité (sauf devant François Mitterrand, où il a l'air d'un petit garçon; mais il n'est pas seul dans ce cas). Ne perdant pas un pouce de sa petite taille, il tient à marquer en toutes circonstances sa dignité. Quand il réfléchit, il se passe machinalement la main sur le menton. Il assimile vite, sans efforts, les données d'un problème dont il ignorait tout jusque-là. Sa décision prise, il la communique aussitôt en quelques phrases brèves. Tandis que son interlocuteur, moins rapide, croit n'en être encore qu'à l'exposé du problème, il a déjà conclu et saisi son téléphone pour transmettre ses instructions. Il sourit d'une façon à la fois fate et gentille, parle d'une voix posée, ne déteste pas décocher un trait caustique, accompagné d'un rire sonore. Par dessus tout, il déteste perdre son temps et ne supporte pas les lents, ni ceux qu'il appelle les « zozos ».
Pierre Bérégovoy n'est pas le seul, à l'« Antenne », à se croire chargé de préfigurer, puis de constituer la future équipe élyséenne. Jacques Attali, conseiller omniscient et omniprésent et boîte à idées de François Mitterrand depuis des années déjà, pense, lui aussi, être le mieux à même de rassembler et animer les talents nécessaires, comme il l'a déjà fait au sein de la commission économique du PS. Dans l'une des pièces de l'appartement de la rue de Solférino, les « amis de Jacques » se réunissent et s'entassent plusieurs fois par jour, traitant de tous les sujets – surtout, mais pas exclusivement, économiques - que le nouveau Président aura à aborder dès les premiers jours de son mandat, et réexaminent une à une les 110 propositions du candidat.
La réputation de Jacques Attali est déjà grande. Il fréquente aussi bien les intellectuels que le « show-biz ». Il est à l'affût de tout ce qui est neuf, idées et gens, dans le monde entier. Il écoute intensément, la tête légèrement inclinée, l'œil morne, apparemment inexpressif, comprend lui aussi avant que son interlocuteur ait fini de parler, étincelle brusquement, tranche vite, commande sur un ton courtois mais impérieux des notes sur un nombre infini de sujets. Très vite, il m'apparaît que ces sujets sont exactement les mêmes que ceux sur lesquels Pierre Bérégovoy travaille, ou a déjà reçu des instructions du Président élu auquel il rend visite chaque jour, rue de Bièvre, lui apportant notes, parapheurs de courrier à signer, et questions à trancher.
Au lendemain de son élection, tout nouveau Président doit résoudre le délicat problème de la constitution de son équipe. Il n'est en général pas arrivé là du jour au lendemain, donc sans le concours de fidèles au dévouement éprouvé. Mais avoir participé à des batailles électorales, municipales ou législatives, avoir triomphé de courants rivaux à l'intérieur du parti lors de congrès ou au sein de commissions des résolutions, avoir organisé efficacement les déplacements et meetings du candidat, ne pas avoir désespéré lorsque tout semblait perdu, avoir beaucoup enduré, être resté disponible durant des années, ne prédispose pas automatiquement – quoiqu'il y ait des exceptions notables – à occuper n'importe quelle fonction à la présidence de la République ou au sein de l'État.