Introduction
Religion et politique : étudier la relation entre ces deux réalités présente de multiples difficultés dont deux peuvent être relevées : chacun de ces termes recouvre des domaines tellement vastes et complexes qu’il semble impossible d’étudier leurs rapports ; de nombreuses études historiques existent à ce sujet, si bien que certains estiment que tout a été dit. Il existe cependant des raisons non moins évidentes de passer outre à ces objections : il y a dans les sociétés occidentales contemporaines, pour ne prendre qu’elles, une affirmation du religieux ; l’islam est désormais présent en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, et la question de savoir s’il est compatible avec la démocratie culturelle et politique est fortement posée. Le catholicisme fait, dit-on, un retour, médiatisé qu’il est par Jean-Paul II à qui on attribue un rôle important dans la chute du communisme en Europe de l’Est, et qui réunit deux millions de jeunes à Rome en août 2000. Ces phénomènes ne sont certainement pas sans signification, mais ils ne sont, selon nous, que le symptôme de réalités plus profondes.
Il est difficile de le faire comprendre dans l’univers intellectuel français pour des raisons historiques dont les effets perdurent. La conception de la laïcité forgée dans l’affrontement avec l’Eglise catholique exclut les agents religieux de la vie publique en interdisant à un membre du clergé d’enseigner en école primaire et dans les collèges ou lycées ; la théologie disparaît des universités sauf à Metz et Strasbourg qui sont en territoire conquis par l’Allemagne lors de la guerre de 1870. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une évolution lente mais réelle : le monde enseignant des disciplines littéraires et historiques prend conscience que la littérature et l’histoire de l’Occident sont largement incompréhensibles à qui ne connaît pas le judéo-christianisme. Il n’en reste pas moins que la théologie, qui est considérée en Allemagne comme une discipline universitaire à part entière, ne l’est pas en France.
Il en résulte que le rapport religion-politique est rarement l’objet d’un traitement théorique. Nous disposons de bonnes études historiques sur les conflits du sacerdoce et de l’empire, sur la Révolution française, sur le XIXe siècle. En sociologie politique, l’influence de la variable religion dans le comportement électoral est bien connue. Dans la philosophie contemporaine, il est commun de dire que la modernité a mis fin au règne du théologico-politique, ce qui n’est pas faux mais aboutit à minimiser l’apport théorique du christianisme pour et dans le débat philosophique. Un fait encourageant nous invite à ne pas nous en tenir là : Paul Ricœur est aujourd’hui célébré comme le philosophe dont l’apport pour notre univers culturel français est le plus important de la fin de XXe siècle. Or chacun sait que sa foi chrétienne vécue dans l’Eglise réformée de France a joué un rôle important dans l’élaboration de sa pensée philosophique sans porter jamais atteinte à la rigueur intellectuelle de celle-ci.
Traiter de religion et politique aujourd’hui, dans le cadre des démocraties occidentales, c’est traiter du rapport du christianisme et de l’islam à la modernité, cette dernière religion appartenant désormais au vécu quotidien de nos sociétés. L'étude de ce rapport constitue évidemment le point focal de notre recherche dans la mesure où sa fécondité théorique va s’avérer liée au questionnement mutuel : si la modernité incarnée dans la philosophie des Lumières et les révolutions politiques de la fin du XVIIIe siècle interroge fortement l’islam et le catholicisme au point de provoquer les refus du monde moderne par la papauté au XIXe siècle, il faut noter en retour que le christianisme, n’étant pas étranger à l’idée de la personne humaine comme libre et responsable, empêche les tenants les plus radicaux de la raison laïque, de monopoliser à leur profit la rationalité et la liberté.
En d’autres termes il y a débat sur la définition de ce qui est moderne : comme nous le verrons, la Révolution américaine articule sans problème déclaration des Droits et référence au christianisme, révolution politique et présence constante de la foi chrétienne au sein des Etats-Unis d’Amérique. Dans la même logique, le philosophe anglais John Locke, père de la notion de résistance à l’oppression, qu’on trouve en 1776 aux Etats-Unis et en 1789 en France, ne sépare pas la fondation philosophique du libéralisme politique de la référence à l’idée de loi naturelle.