Chapitre premier
Épinay
La SFIO vaut le détour : création du CERES
Nous ne connaissions pas François Mitterrand quand nous eûmes, Alain Gomez et moi-même, retour d'Algérie, l'idée d'adhérer à la SFIO pour créer avec Georges Sarre et Didier Motchane le CERES.
À partir d'un raisonnement géopolitique audacieux – l'inévitable mutation du communisme mondial ne manquerait pas d'ouvrir en France un espace pour la recréation d'un parti socialiste digne de ce nom –, nous ambitionnions de donner une tête à cette renaissance espérée en développant, à l'intérieur même du Parti socialiste (SFIO), ce laboratoire d'idées qui n'était au départ que dans notre esprit : le CERES. Nous commencions notre scolarité à l'ENA quand nous prîmes rendez-vous avec Guy Mollet à la cité Malesherbes, alors siège du Parti socialiste.
J'étais loin de me douter, en me présentant au portier de la cité Malesherbes, véritable cerbère, ancien de la fédération SFIO d'Afrique noire, que je m'y installerais à mon tour, sept ans plus tard, au deuxième étage, dans le bureau qui était juste au-dessus de celui qu'occupait alors Guy Mollet.
Celui-ci, que nous avions maudit dans les djebels, quelques années plus tôt, nous apparut dans toute sa force encore intacte : front large et dégarni, œil bleu clair derrière d'épaisses lunettes, où pétillait un éclair de ruse qui n'était probablement qu'ironie à l'égard de ces jeunes énarques 1 , voix professorale à laquelle un accent artésien donnait un charme indéfinissable. Il écouta distraitement les offres de services que nous lui fîmes, dans la perspective d'une union de la gauche sur laquelle il avait son idée. Très vite, il nous entraîna sur le terrain de la doctrine socialiste, pour nous exposer sa théorie des « quatre familles » qui structuraient le paysage politique français. Il y avait les socialistes, qui étaient démocrates. C'était le sel de l'humanité, et la SFIO était leur Église. Et puis il y avait des socialistes qui n'étaient pas démocrates et dont la conversion serait lente : c'étaient les communistes. En troisième lieu, il y avait des démocrates qui, malheureusement, n'étaient pas socialistes – on pouvait les appeler « centristes ». Et enfin il y avait une famille qui n'était ni socialiste ni démocrate, celle qui tenait le pouvoir : c'étaient les gaullistes.
Sans doute le maître de la doctrine s'était-il voulu, en 1958, « à l'avant-garde de la Ve République » – intitulé des affiches que la SFIO faisait alors placarder –, mais il n'avait pas été long à réaliser que le « sel de la terre » risquait de fondre très vite dans la soupe gaulliste. Il se résolut alors à camper entre les communistes et les centristes (en fait, la droite antigaulliste). Cette position, satisfaisante pour l'esprit, avait aussi l'avantage de réserver l'avenir. Nous comprîmes assez vite que le maître de la doctrine était aussi – et peut-être surtout – le maître de la tactique, mais que c'était là un domaine qu'il se réservait strictement. S'il ne dédaignait pas quelques joutes doctrinales publiques avec les militants, Guy Mollet ne parlait sérieusement « tactique » que pour donner ses instructions à Ernest Cazelles, son homme lige, secrétaire à l'organisation.
Pour ne pas décevoir complètement les jeunes gens venus frapper à sa porte, il nous narra son dernier voyage en Yougoslavie. Tito lui avait fait visiter une porcherie industrielle. Dans cet immense complexe, quelques centaines d'ouvriers « autogérés » produisaient et découpaient en fines tranches de jambon des dizaines de milliers de petits cochons. Je croyais entendre André Siegfried retracer, du haut de la chaire de Sciences-Po, sa visite, en 1925, aux abattoirs de Chicago.
Mais Guy Mollet en tirait des conséquences politiques beaucoup plus radicales : il n'y avait plus de place pour les petits exploitants individuels ; le salariat était l'avenir de l'homme, et, avec lui, bien sûr, le socialisme. Dans la France des Trente Glorieuses, les salariés représentaient déjà 80 % de la population active : « L'avenir vous appartient, jeunes gens ! » Sur quoi il nous envoya militer à la 14e section de Paris, coller des affiches et mettre des tracts sous les essuie-glaces des voitures.