Première partie
D'une révolution à l'autre
Chapitre premier
La révolution constitutionnaliste
Conquête violente par des guerriers turcophones, organisation d'un empire avec les restes de l'administration de la dynastie précédente, appropriation symbolique de la culture iranienne par les conquérants : sous les grandes dynasties qui se sont succédé en Perse jusqu'aux Qâjâr, l'histoire semblait se répéter, même si chacune laissa son empreinte, en particulier les Safavides qui imposèrent le chiisme au xvie siècle. Au xixe siècle, cependant, les changements paraissent plus brutaux. La stratégie de l'envahisseur – non plus asiatique mais européen – n'est plus exclusivement militaire, mais surtout économique, et provoque des ravages plus profonds encore. L'intrusion d'une culture européenne plus évoluée, qu'il s'agisse de technologie, de connaissances scientifiques, d'urbanisation ou de développement politique, sape peu à peu les fondements de la société. Ceux qui prennent la tête de l'européanisation et noircissent le tableau de la décadence s'opposent à la fois au pouvoir royal et aux religieux traditionnels. Une vision du monde radicalement nouvelle, centrée sur le progrès et l'individu, remplace des structures communautaires figées. Les marchés s'ouvrent à la concurrence extérieure, fragilisant les producteurs agricoles qui n'étaient pas préparés aux fluctuations des prix.
La révolution constitutionnaliste de 1906, qui marque le début du xxe siècle politique en Iran, éclate dans ce contexte d'ouverture sur l'économie mondiale et sur le système international de la politique. Tout n'a certes pas commencé cette année-là, et les grands événements de la fin du xixe siècle, comme le mouvement bâbi, la révolte contre la Régie des tabacs de Talbot en 1890 ou l'assassinat de Nâser od-Din Shâh, ont annoncé à la fois une mobilisation populaire de plus en plus large et la pénétration des enjeux internationaux.
L'assassinat de Nâser od-Din Shâh
Le 1er mai 1896, l'assassinat de leur dernier roi absolu inaugura une révolution que les Iraniens menèrent, pour ainsi dire, par la fin. Né en 1831, monté sur le trône en 1848, Nâser od-Din Shâh présentait plus d'une originalité : il effectua trois voyages en Europe, avait des connaissances rudimentaires en français et manifestait un certain talent poétique. Il s'apprêtait, à l'imitation de la reine Victoria, à fêter son jubilé lorsque Mirzâ Rezâ Kermâni, un clerc de quarante-neuf ans, tira plusieurs coups de pistolet sur lui. Cet assassinat est unique dans les annales de la Perse moderne, où les souverains disparaissent plus souvent en exil et honnis que tués et aimés.
Comme le dernier demi-siècle avait connu des violences sociales et religieuses, notamment les persécutions du bâbisme, la presse occidentale crut déceler dans cet assassinat la vengeance d'une secte. On accusa aussi le sultan ottoman ou le réformateur panislamiste Jamâl od-Din Afghâni d'avoir ourdi un complot, peut-être d'avoir cherché à ramener les chiites sous la domination du calife sunnite… L'assassin fut arrêté immédiatement, mais au lieu de le lapider ou de le lyncher, on l'interrogea dans l'espoir de découvrir des complices et d'éventuelles implications étrangères1 :
Question : Vous n'avez pas mentionné les instructions que vous avez, dit-on, reçues d'Istanbul…
Réponse : Je n'ai reçu aucune instruction particulière, mais les opinions du Seyyed [Jamâl od-Din Afghâni] sont connues et on sait ce qu'il dit. Il n'a pas peur. Il dit que Nâser od-Din Shâh est un tyran, et d'autres choses comme ça !
Q. Et vous, comment êtes-vous arrivé à l'idée d'assassiner le chah ?
R. Il n'y a pas besoin de comment ! Du fait des chaînes dont j'ai souffert injustement, des coups que j'ai reçus au point que (pour en finir) je me suis ouvert le ventre. […] Moi qui n'ai voulu servir que le Bien commun, j'ai été enchaîné quatre ans et quatre mois…
Mirzâ Rezâ avait, en effet, été emprisonné et torturé à la suite de l'agitation contre la concession des Tabacs et l'expulsion de Seyyed Jamâl od-Din Afghâni vers l'Empire ottoman, qui avait provoqué un immense mouvement de protestation dans tout le pays. C'est le prince Nâyeb os-Saltane, responsable de ses souffrances, que Mirzâ Rezâ, encouragé dans son exil par Afghâni, avait d'abord envisagé d'assassiner ; dans cette intention, il avait acheté un revolver russe à cinq coups en revenant d'Istanbul.