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TABLE

Préface de Natalia Soljénitsyne
Première partieL’industrie pénitentiaire
Chapitre 1  : L’arrestation

Né en 1918 à Kislovodsk, en Russie, Alexandre Soljénitsyne entreprend des études de sciences et de lettres avant d’être mobilisé par l’Armée rouge en 1941. En 1945, il est condamné à huit ans de redressement dans un camp pour avoir critiqué dans des lettres la politique stalinienne, une expérience qu’il raconte dans Une journée d’Ivan Denissovitch. Victime d’une campagne de dénigrement, il voit ses livres interdits et rédige L’Archipel du Goulag dans la clandestinité. En 1970, il obtient le prix Nobel de littérature. Déchu de sa nationalité quatre ans plus tard, il s’exile en Suisse puis aux États-Unis, où il achève notamment la rédaction de ses mémoires et les «  nœuds  » de son grand œuvre sur la genèse de la révolution d’Octobre, La Roue rouge. Il regagne sa Russie natale en 1994 et meurt à Moscou en 2008.

TITRE ORIGINAL  :

 

Архипелаг Гулаг
Сокралщённое издание

 

 

© Alexandre Soljénitsyne et The Russian Social Fund
for Persecuted Persons and their Families,
1973-1975, 1980, 2008  ; 2010 pour la version abrégée.

© N.D. Soljénitsyna, pour la confection de l’édition abrégée,
les notes et la préface, 2010.
© Éditions du Seuil, 1974-1976, Librairie Arthème Fayard, 1991-2013,
pour la traduction française.
© Librairie Arthème Fayard, 2014,
pour la traduction française de l’édition abrégée.

ISBN 978-2-2136-8461-1

Du même auteur

Une journée d’Ivan Denissovitch
Julliard, 1963
Fayard, 2007
Robert Laffont, «  Pavillons poche  », 2010

 

La Maison de Matriona
Julliard, 1966
Fayard, 2007
Robert Laffont, «  Pavillons poche  », 2009

 

Le Pavillon des cancéreux
Julliard, 1968
Fayard, 2007
Robert Laffont, «  Pavillons poche  », 2011

 

Le Premier Cercle
Robert Laffont, 1968
Robert Laffont, «  Pavillons poche  », 2007
Fayard, 2007

 

Zacharie l’Escarcelle et autres récits
Julliard, 1971
Fayard, 2007
Robert Laffont, «  Pavillons poche  », 2008

 

La Fille d’amour et l’Innocent
théâtre
Robert Laffont, 1971

 

Août quatorze (première version)
Seuil, 1972

 

Les Droits de l’écrivain
Seuil, 1972

 

Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique
Seuil, 1974

 

Des voix sous les décombres
(contributions)
Seuil, 1974

 

L’ARCHIPEL DU GOULAG  : 1918-1956

Volume 1  : L’Arrestation
Seuil, 1974

Volume 2  : Vie quotidienne
Seuil, 1974

Volume 3  : La Résistance
Seuil, 1976

 

Lénine à Zurich
Seuil, 1975

 

Discours américains
Seuil, 1975

 

Le Chêne et le Veau
Esquisses de la vie littéraire
Seuil, 1975

 

Flamme au vent
La lumière qui est en toi
Seuil, 1976

 

Le Déclin du courage
Discours de Harvard 1978
Seuil, 1978

 

Message d’exil
Seuil, 1979

 

L’Erreur de l’Occident
Grasset, 1980, 2006

 

Les tanks connaissent la vérité
Scénario pour écran variable
Fayard, 1982

 

LA ROUE ROUGE

Volume 1  : Premier nœud – Août quatorze
Fayard, 1983

Volume 2  : Deuxième nœud – Novembre seize
Fayard, 1985

Volume 3  : Troisième nœud – Mars dix-sept
Fayard, 1993-2001

Volume 4  : Quatrième nœud – Avril dix-sept
Fayard, 2009

 

Comment réaménager notre Russie  ?
Réflexions dans la mesure de mes forces
Fayard, 1990

 

Les Invisibles
Fayard, 1992

 

Le Problème russe à la fin du XXe siècle
Fayard, 1994

 

Ego
Fayard, 1995

 

Nos jeunes
Récits en deux parties
Fayard, 1997
«  Le Livre de poche  », n° 30927, 2008

 

La Russie sous l’avalanche
Fayard, 1998

 

Nos pluralistes
Fayard, 1998

 

LE GRAIN TOMBÉ ENTRE LES MEULES

Volume 1
Fayard, 1998

Volume 2  : Esquisses d’exil  : 1979-1994
Fayard, 2003

 

Deux récits de guerre
Fayard, 1998
«  Le Livre de poche  », n° 15407, 2003

 

DEUX SIÈCLES ENSEMBLE  : 1795-1995

Volume 1  : Dans la Russie d’avant la révolution
Fayard, 2002

Volume 2  : Juifs et Russes pendant la période soviétique
Fayard, 2003

 

Études et Miniatures
Fayard, 2003, 2012

 

Aime la révolution  !
Récit inachevé écrit en convoi militaire en 1941
Fayard, 2007

 

Réflexions sur la révolution de Février
Fayard, 2007

 

Une minute par jour  : chroniques
Fayard, 2007

 

Le Clocher de Kaliazine
«  Points  », n° P2006, 2008

 

La Confiture d’abricots
Fayard, 2012

 

ŒUVRES COMPLÈTES

Volume 1  : Le Premier Cercle
Fayard, 1982

 

Volume 2  : Le Pavillon des cancéreux,
Une journée d’Ivan Denissovitch
et autres récits
Fayard, 1982

Volume 3  : Œuvres dramatiques
Fayard, 1986

Volume 4  : L’Archipel du Goulag  :
1918-1956 Ire et IIe partie
Fayard, 1991

Volume 5  : L’Archipel du Goulag  :
1918-1956 IIIe et IVe partie
Fayard, 2011

Volume 6  : L’Archipel du Goulag  :
1918-1956 Ve, VIe et VIIe partie
Fayard, 2013

Note sur la traduction de l’Archipel du Goulag

Ont assuré la traduction française de la première édition de l’Archipel du Goulag (éditions du Seuil, 1974-1976)  : 1re et 2e parties  : Jacqueline Lafond, José Johannet, René Marichal, Serge Oswald et Nikita Struve  ; 3e partie (chapitres 1-6, 9-11, 15-22)  : José Johannet  ; 3e partie (chapitres 7, 8, 11-14)  : Geneviève Johannet  ; 4e partie  : Nikita Struve  ; 5e partie  : José Johannet  ; 6e et 7e parties  : Geneviève Johannet.

Geneviève Johannet a révisé l’ensemble de la traduction afin de la mettre en conformité avec les éditions russes de 1980 (1re et 2e parties) et de 2008 (3e à 7e parties).

 

Dans la présente édition, l’ensemble du texte révisé par Geneviève Johannet et enrichi d’un appareil critique réalisé par José Johannet (Fayard, 3 vol., 1991-2013) a été mis en conformité, par Marilyne Fellous, avec la version russe abrégée établie par Natalia Soljénitsyne et parue à Moscou en 2010 (éditions Prosvechtchénié). Françoise Lesourd en a traduit la préface.

Note de l’éditeur

Au fil de l’ouvrage, des notes de l’auteur, de Natalia Soljénitsyne (Note de N.S.) et des traducteurs (N.d.T.), en bas de page et appelées par des chiffres, donnent des éclaircissements ponctuels.

Le lecteur trouvera également, en fin de volume, des Notices biographiques ainsi qu’un Glossaire des abréviations et de certains termes spécifiques. Ces derniers sont signalés dans le corps du texte, à leur première occurrence, par un astérisque.

Le don d’incarner

préface de Natalia Soljénitsyne

C’est un bien étrange manuscrit que reçut la revue Novy mir à l’automne 1961  : des feuillets imprimés recto verso, sans marges ni interlignes, intitulés Chtch-854 et non signés. Anna Berzer, rédactrice du département de littérature en prose, comprit tout de suite qu’elle tenait là un texte exceptionnel, d’une valeur inestimable. Elle le transmit au rédacteur en chef, Alexandre Tvardovski, avec ce commentaire  : «  Un camp vu à travers les yeux d’un moujik, un texte vraiment issu du peuple.  » «  Ces quelques mots étaient bien faits pour aller droit au cœur de Tvardovski, dira plus tard Soljénitsyne, le moujik Ivan Denissovitch ne pouvait laisser indifférents ni le moujik-rédacteur en chef Alexandre Tvardovski, ni le moujik-secrétaire général Nikita Khrouchtchev… Tvardovski raconte que le soir même, s’étant mis au lit pour lire le manuscrit tout à son aise, dès la troisième page il avait compris que ce n’était pas une chose à lire couché. Il s’était relevé, rhabillé. Tout le monde, chez lui, dormait déjà  ; lui passa la nuit à lire le récit, puis à le relire tout en buvant des tasses de thé. Quand vint la fin de la nuit, ces heures que les paysans disent “du matin”, il ne s’était toujours pas couché. Il prit son téléphone et demanda à ses collaborateurs de se renseigner sur l’auteur et l’endroit où il se trouvait. Ce qui lui avait plu tout particulièrement, c’était de ne pas avoir là une mystification concoctée par un écrivain célèbre, et que l’auteur ne fût ni un homme de lettres, ni un Moscovite.  »

Cette nuit-là, Tvardovski se fixa un but que l’on aurait pu croire irréalisable  : publier dans sa revue le récit d’Une journée d’Ivan Denissovitch. «  Le publier  ! Le publier  ! Plus rien d’autre ne comptait. Il fallait surmonter les obstacles, se frayer un chemin jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir… Démontrer, convaincre, pousser les gens dans leurs retranchements. On a tué la littérature russe, à ce qu’il paraît  ? Nom d’une pipe  ! Mais la voilà, ici même, dans cette chemise en carton fermée par deux petits cordons. Mais lui  ? Qui est-ce  ? Personne ne l’a encore vu.  »

«  Lui  », c’était un instituteur. Depuis cinq ans, il enseignait la physique et l’astronomie dans une école de Riazan. Et avant cela  ? Il avait enseigné les mathématiques dans une école de village, dans la région de Vladimir. Et encore avant  ? Avant, il était en relégation au Kazakhstan (envoyé en exil intérieur «  pour l’éternité  » – mais, en 1956, le Dégel khrouchtchévien avait contribué à réchauffer cette «  glace éternelle  »). Reprenons donc les choses dans l’ordre.

Alexandre Soljénitsyne est né en 1918 à Kislovodsk. Ses parents (tous deux d’origine paysanne, les premiers de leurs familles respectives à avoir fait des études) s’étaient mariés en août 1917 sur le front où le père de Soljénitsyne était artilleur, sous-lieutenant dans la brigade des grenadiers. Il avait quitté en 1914 l’université de Moscou pour s’engager comme volontaire dans la guerre contre l’Allemagne, et après trois ans et demi à l’armée, en 1918 il était revenu au Kouban où il était mort dans un accident de chasse six mois avant la naissance de son fils que sa mère avait élevé seule. Ils menaient une vie de misère, logeant dans des masures froides et délabrées, se chauffant au charbon, obligés d’aller loin chercher l’eau qu’ils rapportaient dans des seaux. Sania lisait beaucoup, et, «  étrangement, dès l’âge de huit-neuf ans, il pensa qu’il devait devenir écrivain, sans avoir la moindre idée de la forme que cela pourrait prendre  ». Son enfance et sa jeunesse, Sania les passa à Rostov. C’est là qu’il fit ses études secondaires, puis supérieures, à la faculté de physique-mathématiques de l’université de Rostov, tout en suivant par correspondance les cours de la faculté de littérature du MIFLI (l’Institut d’histoire, de philosophie et de littérature de Moscou). La guerre le surprit à Moscou pendant les examens de la session d’été.

Ayant commencé la guerre comme simple soldat, il entra à l’école d’artillerie pour y suivre des cours accélérés, et à partir de décembre 1942 il commandait une batterie de repérage par le son avec le grade de lieutenant. Il se battit sur le front du Nord-Ouest, puis sur celui de Briansk. Après la bataille d’Oriol, il fut décoré de la médaille de la Guerre patriotique de 2e degré, et, après la prise de Rogatchov en Biélorussie, de l’ordre de l’Étoile rouge. À la tête de sa batterie, il ne quitta pas le front jusqu’à ce jour de février 1945 où, alors qu’il se trouvait en Prusse-Orientale avec le grade de capitaine, il fut arrêté pour avoir échangé avec un ami d’enfance (devenu lui aussi officier) une série de lettres que la censure avait interceptées. Les deux jeunes gens y gratifiaient Staline du nom de Caïd  : parce qu’il avait «  trahi la cause de la révolution  », pour sa fourberie et sa cruauté. Inéluctablement, ils allaient devoir le payer. Il avait vingt-six ans. Il fut condamné à huit ans de camp suivis d’une peine de «  relégation à perpétuité  ».

En détention, tout imprégné des impressions de sa jeunesse, des images de la guerre, des récits de ses compagnons d’armes, des cruautés quotidiennes auxquelles il avait été confronté dans les prisons du NKGB* et les premiers camps où il était passé, il se mit à écrire – ou plutôt à composer de mémoire, sans rien coucher sur le papier. Lorsqu’on lui demanda comment il était devenu écrivain, Soljénitsyne répondit  : «  Je suis devenu un écrivain en profondeur lorsque j’étais en prison. Avant la guerre, j’avais écrit quelques essais littéraires  ; pendant mes années d’études, j’écrivais déjà avec une certaine persévérance. Mais ce n’était pas un travail sérieux, car je manquais d’expérience de la vie. C’est durant mes années d’emprisonnement que je me suis vraiment mis à travailler en profondeur, comme un conspirateur  : je dissimulais le fait même que j’écrivais – c’est ce que je dissimulais plus que tout. Au début, j’apprenais par cœur les vers que je composais dans ma tête, puis j’ai fait la même chose avec la prose.  » Il accomplit une partie de sa peine à la charachka*, une prison à régime spécial où des spécialistes détenus mettaient au point des moyens de liaison radio et par téléphone. Tout ce qu’il a vécu à ce moment-là a donné naissance au roman le Premier Cercle.

De 1950 à 1953, Soljénitsyne est au bagne d’Ékibastouz (Kazakhstan), où les détenus étaient même privés de leurs noms  ; un numéro cousu sur le bonnet, la poitrine, le dos et le genou en tenait lieu, lorsqu’il fallait les appeler. Là, il travailla comme maçon, puis comme mécanicien. C’est ce camp-là qui est décrit dans Une journée d’Ivan Denissovitch. L’écrivain se souvient  : «  … par une longue journée d’hiver, j’étais en train de porter des bards avec mon partenaire, quand je me suis demandé  : comment décrire toute notre vie au camp  ? Au fond, il suffit de décrire une seule journée, dans tous ses détails… la journée du plus humble des tâcherons, et toute notre vie s’y trouvera reflétée. Inutile d’y accumuler des horreurs, de représenter une journée particulière – non, la plus ordinaire, de celles qui sont la trame des années. C’est ainsi que le projet a pris naissance, et je l’ai gardé en moi  ; pendant neuf ans je n’y ai pas touché.  »

Un an avant la fin de sa peine, une tumeur cancéreuse se déclara. Elle fut opérée à l’hôpital du camp, mais elle avait eu le temps de produire des métastases. Envoyé à Kok-Terek, un aoul* de la région de Djamboul, il y enseigna les mathématiques, la physique, l’astronomie dans une école secondaire – et écrivit. Mais les métastases grossissaient, les douleurs devenaient incessantes, et Soljénitsyne, après avoir obtenu non sans peine l’autorisation de la commandanture, se rendit à la clinique oncologique de Tachkent, «  à demi mort  ». En dépit des pronostics les plus sombres, les doses massives de rayons X le ramenèrent à la vie. Le traitement dura plusieurs mois. (Plus tard, cette expérience d’une mort annoncée et d’un retour à la vie sera la matière du Pavillon des cancéreux.) Soljénitsyne interpréta cette guérison miraculeuse comme un «  sursis  » accordé par le Très-Haut.

Ce n’est qu’en mai 1959, à Riazan, qu’il se mit à écrire le récit qu’il portait en lui. Puis il le cacha sitôt écrit. Il ne prit le risque de le proposer à la publication qu’un peu plus de deux ans plus tard, lorsque Khrouchtchev eut haut et clair condamné Staline et son «  culte de la personnalité  », lors du XXIIe Congrès du PCUS. Dès lors, Tvardovski, lancé dans la bataille pour Ivan Denissovitch, collecta les recensions des écrivains les plus respectés pour les transmettre à l’Olympe du pouvoir. Korneï Tchoukovski avait intitulé la sienne  : «  Un miracle littéraire  »  : «  Choukhov est le type même du Russe tout simple  : la vie chevillée au corps, “résistant au mal”, endurant, sachant tout faire, rusé – et bon… Avec ce récit, c’est un écrivain très puissant, original et déjà en pleine maturité, qui fait son entrée en littérature. Quand je pense qu’un récit aussi merveilleux aurait pu rester ignoré, j’en suis terrifié.  » En marge de sa recension officielle, Samouil Marchak déclara  : «  Par sa simplicité et son courage, on pourrait dire qu’il [l’auteur] descend en droite ligne du protopope Avvakum… Dans son œuvre, c’est le peuple qui prend la parole, en son propre nom…  » Après avoir lu le manuscrit, Anna Akhmatova martela ces mots  : «  Tout citoyen, sur les deux cents millions que compte l’Union soviétique, a le devoir de lire ce récit et de l’apprendre par cœur.  »

Un an après que le «  tapuscrit des temps préhistoriques  » fut parvenu à la revue, couronnant les onze mois d’efforts, de manœuvres stratégiques, de découragement et d’espérances que Tvardovski venait de traverser, le récit fut publié dans le numéro de novembre de Novy mir, tiré à plus de cent mille exemplaires. C’était prodigieux. «  La publication de mon récit dans l’Union soviétique de 1962, dira vingt ans plus tard Soljénitsyne, semblait défier les lois de la physique, comme si, par exemple, les objets s’étaient soudain trouvés en état d’apesanteur, ou que les pierres froides se fussent réchauffées au point de brûler comme le feu.  »

Pendant tout ce mois de novembre, le téléphone sonna sans discontinuer à Novy mir, les gens remerciaient, pleuraient, voulaient savoir qui était l’auteur. Dans les bibliothèques, on s’inscrivait sur des listes d’attente pour pouvoir le lire, dans les rues de Moscou les kiosques à journaux étaient pris d’assaut – plus de trente ans après, le souvenir de ces moments était encore vif dans les mémoires, comme le rappela l’académicien S. Avérintsev  : «  À la vue de ce spectacle inoubliable – la sortie du numéro onze de Novy mir –, la vie de plusieurs générations, habituées dès l’enfance à la morosité, reprit soudain des couleurs  : réveille-toi, regarde donc, l’histoire n’est pas encore finie  ! C’était une grande chose que d’aller faire un tour dans Moscou… et de voir, autour de chaque kiosque à journaux, nos concitoyens demandant tous d’une seule voix cette revue déjà épuisée  ! Jamais je n’oublierai… cet homme qui ne retrouvait pas le nom de Novy mir et qui demandait à la marchande de journaux  : “Enfin, ça, ça, où toute la vérité est écrite  !” Et elle, qui comprenait tout de suite de quoi il parlait  ; il fallait vraiment voir cela… Cela n’avait plus rien à voir avec l’histoire de la littérature, c’était l’histoire même de la Russie.  » Au cours de ce même mois de novembre, Varlam Chalamov écrivit à Soljénitsyne  : «  Deux nuits durant, je n’ai pas fermé l’œil – j’ai lu et relu votre récit, j’étais plongé dans mes souvenirs… Ce texte, c’est comme un poème, il contient tout, absolument, tout y a un sens. Chaque ligne, chaque scène, chaque description est si laconique, intelligente, fine et profonde, que, selon moi, Novy mir n’a jamais rien publié d’aussi fort depuis que la revue existe.  »

Mais bientôt le Dégel khrouchtchévien prit fin. Dès la seconde moitié des années 1960, une directive secrète ordonna de retirer Une journée d’Ivan Denissovitch des bibliothèques, et en janvier 1974 un décret de la Direction générale de la protection des secrets d’État dans le domaine de l’édition frappa d’interdit les quelques rares œuvres de Soljénitsyne déjà parues en URSS. Mais, à cette époque, le récit avait déjà été lu par des millions de nos concitoyens, il avait été traduit et publié dans des dizaines de langues occidentales et asiatiques.

Surtout, la publication d’Ivan Denissovitch avait en quelque sorte rompu une digue  : «  On m’écrivait des lettres par centaines, racontait Soljénitsyne abasourdi, Novy mir m’en expédiait sans cesse de nouveaux paquets, chaque jour la poste de Riazan m’en déversait des monceaux, avec parfois “Riazan” pour toute adresse… Cette explosion de lettres venues de toute la Russie, c’était une bouffée d’air trop énorme pour les poumons d’un simple mortel, et quelle hauteur de vue inouïe elle donnait sur toutes ces vies de zeks* – je voyais affluer les biographies, les épisodes particuliers, les événements…  » Rien d’étonnant à ce qu’il se sentît dès lors moralement tenu d’écrire l’Archipel du Goulag  ; impossible de se dérober.

C’est ainsi que Soljénitsyne devint le chroniqueur dont tout un peuple avait fait le dépositaire de son malheur.

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Il n’était pourtant pas facile de mettre en forme cette énorme masse de matériaux imprévus, désordonnés, inorganisés. Il fallait prendre en compte tout ce qui avait été ainsi conservé, et trouver une place pour chaque épisode  : «  Au camp il m’était arrivé de casser en morceaux de la fonte, de lourds objets de fonte, on les jetait dans un poêle, on y ajoutait des ingrédients de moindre qualité et on obtenait de la fonte destinée à de tout autres usages. Ainsi, par plaisanterie, je dis que mes sources sont des morceaux de fonte d’une très haute qualité. Je les jette dans ma fournaise intérieure, et ils réapparaissent sous une forme nouvelle.  »

Mais quelle forme donner à la fonte en fusion sortie du creuset  ? S’agissant de la forme littéraire, Soljénitsyne s’opposait catégoriquement à la tentation de la nouveauté pour la nouveauté, il estimait qu’à condition d’avoir l’oreille assez fine pour l’entendre, c’était le matériau lui-même qui devait suggérer la forme, la densité, la trame de l’œuvre. Cette fois-là encore, c’est bien ce qui se passa  : «  Je n’avais jamais songé à la forme que devait prendre une investigation littéraire, c’est le matériau de l’Archipel qui me l’a dictée. L’investigation littéraire, c’est l’utilisation particulière d’un matériau factuel, vécu (non transformé), permettant, à travers des faits distincts, des fragments, dont l’assemblage, cependant, repose sur les capacités littéraires de l’auteur –, de dégager une idée générale dont l’irréfutabilité soit totale, nullement inférieure à celle d’une investigation scientifique.  »

Mais ce matériau explosif, il était impossible de l’exploiter à découvert, tranquillement. Il fallait cacher jusqu’au fait même que l’on travaillait sur un tel livre. L’écrivain ne conserva jamais ensemble, sur un seul et même bureau, tous les matériaux qu’il avait rassemblés. L’essentiel de l’Archipel fut écrit dans un endroit secret, qu’il appela son Repaire. Il y travailla deux hivers de suite – les hivers 1965-1966 et 1966-1967. Mais c’est seulement vingt-cinq ans plus tard, en 1991, qu’il put citer – sans faire courir de danger à ses amis fidèles – le lieu où il avait élu son Repaire et raconter comment il y avait travaillé. C’était une ferme près de Tartu, en Estonie, complètement vide en hiver  ; la maison avait de grandes fenêtres, de vieux poêles, une provision de bûches. «  J’étais arrivé dans ce Tartu si cher à mon cœur par un matin de neige et de givre qui donnait un éclat particulier à son décor de très ancienne ville universitaire, et surtout la faisait paraître complètement étrangère, européenne… et pour la première fois de ma vie, je sentis s’installer en moi une impression de sécurité, comme si j’avais complètement échappé à la traque maudite du Guébé*. Le début de mon travail fut facilité par ce sentiment d’apaisement.  »

Durant le premier hiver, l’écrivain passa soixante-cinq jours au Repaire, et pendant le second, quatre-vingt-un. Pendant ce temps, des centaines de notes éparses se muèrent en un texte brûlant, un livre écrit à la machine, plus de mille pages. «  Jamais, de toute ma vie, je n’avais travaillé comme j’ai travaillé au cours de ces cent quarante-six jours au sein de mon Repaire, ce n’était même plus moi qui écrivais, j’étais porté, ma main était guidée  ; j’étais comme un ressort qu’on aurait comprimé pendant un demi-siècle, et brusquement relâché… Le second hiver, j’avais attrapé un fort refroidissement, j’étais tout courbaturé et grelottant, et il faisait dehors un froid de moins trente. Et malgré cela, je coupais du bois, j’entretenais le poêle, et une partie du travail, je le faisais debout, me collant le dos à la paroi du poêle brûlante qui tenait lieu de sinapisme, une autre partie – allongé sous les couvertures, et c’est dans cet état, avec 38° de fièvre, que j’ai écrit le seul chapitre humoristique du livre, “Les zeks en tant que nation”. Je n’avais plus aucun contact avec le monde extérieur… mais le monde extérieur tout entier ne m’était plus rien  : j’étais en communion totale avec ce matériau qui était mon trésor secret, l’unique et ultime but de ma vie étant que de cette communion naquît l’Archipel… et une fois retourné au monde extérieur, j’étais prêt à marcher au supplice s’il le fallait. Ces semaines-là marquèrent le summum de ma victoire et de mon renoncement à tout.  »

Une année encore se passa à écrire, à compléter, à corriger l’Archipel, et enfin, en mai 1968, dans une petite datcha près de Moscou – pas de voisins pour l’instant, personne pour entendre le bruit des machines à écrire –, l’écrivain et deux fidèles assistantes sont réunis pour taper et vérifier le texte définitif. «  De l’aube au crépuscule, on corrige, on tape l’Archipel, et il y a chaque jour une machine qui tombe en panne, tantôt c’est moi qui m’occupe de refaire une soudure, tantôt je la porte à réparer, se rappelle Soljénitsyne. Le plus terrifiant est que nous étions en possession du seul et unique original, ainsi que de toutes les versions dactylographiées de l’Archipel. Que le Guébé fît une descente, et la plainte à l’unisson, le murmure d’agonie élevé par des millions, toutes les dernières volontés que ces morts n’avaient pas pu exprimer – tout cela tombait d’un coup entre ses mains, j’aurais été hors d’état de le reconstituer… Ils étaient arrivés à traverser plusieurs décennies, Dieu allait-Il les abandonner maintenant  ? La terre russe ne connaîtrait-elle donc décidément jamais la justice  ?  »

Mais voilà l’ensemble terminé, microfilmé et les films roulés dans leur petite boîte – sous cette forme, l’Archipel serait plus facile à garder à l’abri, et, le jour venu, à mettre en lieu sûr, inaccessible. Et le jour même, la nouvelle tombe  : il y a une possibilité, dans les jours qui viennent, de faire passer l’Archipel à l’étranger  ! «  On pensait pouvoir souffler, les outils tout juste remisés – mais la cloche sonne le branle-bas  ! elle sonne  !  !  ! – presque le même jour, à la même heure  ! Aucun projet humain n’aurait pu ainsi tomber à l’heure près  ! Elle sonne  ! La cloche du destin et des événements – assourdissante  ! –, et personne encore ne l’entend dans la verte et tendre forêt de juin.  »

Un groupe de l’Unesco était venu passer une semaine à Moscou, avec dans ses rangs Sacha Andreïev, un Russe de Paris, le petit-fils de l’écrivain Léonid Andreïev – une famille que des amis de Soljénitsyne connaissaient bien. Lui demander, ou non  ? Et acceptera-t-il  ? Et si, à la douane, il est fouillé – c’en est fait du livre, de l’auteur, et de lui-même. Mais une telle occasion se représentera-t-elle  ? «  Au moins – c’est quelqu’un qui a les mains propres  : des gens désintéressés, avec un authentique sentiment russe.  » Ce serait si bon de pouvoir souffler un peu, se reposer – mais non, le sentiment d’un devoir à l’égard de tous ceux qui sont morts ne lui laissait pas de repos. Il fut décidé de le faire passer. «  Le cœur émergeait tout juste d’une angoisse, et le voilà qui replongeait dans une autre. Aucun répit.  » Une semaine s’était écoulée, assombrie par l’angoisse, lourde d’appréhensions, quand arriva la nouvelle que tout était bien passé. Soljénitsyne était heureux  : «  Quelle liberté  ! Quelle légèreté  ! Le monde entier tiendrait dans mon étreinte  ! qui a dit que je n’étais pas libre de mes mouvements  ? que j’étais un écrivain acculé à ne plus pouvoir écrire  ? Mais de tous les côtés, la voie est libre  ! Disparu, le fardeau qui a pesé sur moi pendant des années, et l’accès à la grande œuvre de ma vie, la Roue rouge, est maintenant largement ouvert devant moi.  »

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En octobre 1970 la nouvelle explose à la radio, venant de Stockholm  : le prix Nobel de littérature attribué à Soljénitsyne  ! «  Pour la force morale avec laquelle il a perpétué la tradition immémoriale de la littérature russe.  »

«  Le prix me tomba dessus sans crier gare, comme une neige toute joyeuse  !  » dit Soljénitsyne en repensant à ce moment. Et pourtant, il avait apparemment peu de raisons de se réjouir  : depuis cinq ans, son nom était frappé d’interdit, ses archives personnelles avaient été saisies et mises sous scellés, pas une seule ligne de lui n’était publiée en URSS – et d’ailleurs, après Ivan Denissovitch, seuls avaient été publiés de lui quatre récits  ; quant au roman, à la nouvelle, aux pièces et même aux poèmes en prose – un mur infranchissable se dressait devant eux, et ils se contentaient d’alimenter le Samizdat* qui les prenait avec gratitude. Un an auparavant, Soljénitsyne avait été exclu de l’Union des écrivains. Mais lui, dans une délectation sans bornes, terminait Août quatorze, le premier «  Nœud  » de l’épopée sur la révolution russe qu’il portait dans son cœur. Il n’irait pas à Stockholm recevoir le prix de peur d’être empêché de rentrer.

Mais, à ses yeux, sa grande chance était d’avoir reçu le prix, au fond, trop tôt  : «  Je l’ai reçu alors que je n’avais livré au monde qu’une infime partie de ce que j’avais écrit, seulement Ivan Denissovitch, le Pavillon et une version allégée du Cercle, tout le reste étant gardé en réserve. C’était maintenant, du haut de cette position acquise, que j’allais pouvoir lancer mes livres les uns après les autres, comme des boules alourdies par la force d’attraction terrestre… Pourtant, le manquement grave qui ne cessait de me tourmenter intérieurement, c’était l’Archipel. Au départ, j’avais prévu de le publier à Noël 1971. La date était arrivée, elle avait été dépassée… j’avais reçu le prix Nobel – et je remettais encore à plus tard  ? Pour tous ceux que, dans les camps, on avait précipités au fond des fosses communes, réduits à l’état de bûches raidies par le gel, par paquets de quatre, du haut des chariots, mes raisons ne tenaient pas une seconde. Ce qui s’était passé en 1918, en 1930, en 1945, il serait donc encore trop tôt, en 1971, pour en parler  ? Racheter leur mort, ne serait-ce que par un récit – le temps n’en était-il pas encore venu  ?  »

Et pourtant, l’Archipel n’est que l’héritier, l’enfant de la révolution. Et sur elle, ce qui a été écrit chez nous est encore plus déformé, détourné, dissimulé, et les générations à venir auront encore plus de mal à se frayer un passage jusqu’à elle. Dévoiler l’Archipel – c’est mettre la tête sur le billot, ce livre on ne le pardonnera jamais à l’auteur, et les zeks qui lui ont apporté leurs témoignages en verront de toutes les couleurs. Après l’Archipel, son roman sur la révolution, il ne pourra jamais l’écrire – c’est donc qu’il faut arriver à l’écrire avant.

«  En temps de paix, dans la littérature des pays qui vivent en paix – sur quoi se fonde l’écrivain pour déterminer l’ordre de publication de ses livres  ? Sur son degré de maturité. Sur leur état de préparation. Alors que chez nous, cela ne relève plus du tout du métier d’écrivain, mais d’une stratégie dont la mise en œuvre exige une tension extrême. Les livres sont comme des divisions ou des corps d’armée  : tantôt ils doivent creuser des tranchées et s’y enfouir, sans tirer ni en sortir la tête  ; tantôt, dans l’obscurité, sans un bruit, franchir des ponts  ; tantôt, après une préparation tenue secrète jusqu’au plus infime éboulement de terre, surgir soudain dans une attaque concertée, du côté où on ne les attendait pas et à un moment inattendu. Et l’auteur, comme un chef d’armée, envoie les uns en première ligne tandis qu’il ordonne aux autres de se retirer et d’attendre.  »

Pendant ce temps, Soljénitsyne est plongé jusqu’au cou dans Novembre seize, il rassemble des matériaux pour les Nœuds suivants, il se rend dans la région de Tambov, espérant retrouver des traces piétinées de la révolte d’Antonov – et il fixe une fois pour toutes la parution de l’Archipel à mai 1975. Mais le destin en décide autrement. En août 1973, après avoir longuement pris en filature l’une des personnes qui aidaient Soljénitsyne, dans une succession d’événements tragiques, le KGB* découvre et confisque une version intermédiaire dactylographiée, préparatoire, de l’Archipel. L’écrivain en a connaissance «  par un fantastique concours de circonstances, un raccourci dont nos villes, avec leurs millions d’habitants, ont pourtant le secret  » – et le jour même, le 5 septembre, il envoie à Paris l’ordre de mettre immédiatement sous presse  ! Et il demande que sur la première page soient imprimés ces mots  :

«  Le cœur contraint, je me suis abstenu des années durant de faire imprimer ce livre pourtant achevé. Le devoir envers ceux qui étaient encore en vie l’emportait sur celui envers les morts. Mais aujourd’hui que, de toute façon, la Sécurité d’État s’est emparée de l’ouvrage, il ne me reste plus rien d’autre à faire qu’à le publier sans délai.  »

Le livre est composé et imprimé en grand secret dans la plus vieille maison d’édition de l’émigration russe, Ymca-Press, et le 28 décembre 1973 les radios du monde entier et la presse annoncent  : le premier tome de l’Archipel du Goulag vient de paraître à Paris. Au début, c’est la stupeur générale et le silence, d’autant plus qu’on est en plein Nouvel An –, mais à partir de la mi-janvier, la chasse à l’homme, lancée par les journaux, se déchaîne avec une fureur croissante, faisant monter chaque jour d’un degré la fièvre de la «  vindicte populaire  ». Les réponses fusent, venues d’Europe  : «  Un point d’interrogation tracé comme une lettre de feu sur toute l’expérience soviétique depuis 1918.  » «  Peut-être un jour la parution de l’Archipel fera-t-elle figure de signal annonçant la dislocation du système communiste.  » «  Soljénitsyne appelle au repentir. Ce livre peut donner le signal d’une véritable renaissance nationale, si au Kremlin* on est capable de le lire vraiment.  » Et à l’adresse de ceux qui ont lancé la chasse à l’homme  : «  Contre des émeutiers armés, on peut envoyer les chars, mais – contre un livre  ?  » «  Le poteau d’exécution, la Sibérie, l’asile psychiatrique ne feraient que confirmer à quel point Soljénitsyne a raison.  » Les journalistes occidentaux à Moscou parviennent à joindre l’écrivain  : «  À votre avis, quelle va être la conduite des autorités à votre égard  ?  » Il répond  : «  Je ne me risquerai pas à faire un pronostic. J’ai accompli mon devoir vis-à-vis de ceux qui sont morts, c’est un soulagement et un apaisement. Cette vérité était condamnée à l’anéantissement total, on l’avait exterminée, noyée, brûlée, réduite en poussière. Mais toutes ses bribes éparses se sont réunies, la voici vivante, imprimée – et cela, plus personne ne pourra jamais l’effacer.  » Il annonce qu’il renonce à ses droits d’auteur sur l’Archipel  : «  Ils serviront à perpétuer le souvenir des morts et à aider les familles des prisonniers politiques en Union soviétique.  »

Le pouvoir cherche fiévreusement le moyen de se débarrasser de Soljénitsyne. Le réduire en bouillie, aux yeux du monde qui était déjà en train de lire l’Archipel, on ne s’y risqua pas. Le 12 février 1974 il est arrêté, emmené à la prison de Lefortovo, accusé de «  haute trahison  », le lendemain on fait lire officiellement le décret le privant de la citoyenneté soviétique, on le conduit sous escorte à l’aéroport et on le met dans un avion pour l’étranger.

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Qu’est-ce donc que ce livre, l’Archipel du Goulag  ? Les lourds débris de fonte, que sont-ils devenus au sortir du creuset  ?

«  L’archipel surgit de la mer  » – tel est le titre du chapitre sur le légendaire camp des îles Solovki, l’un des tout premiers de l’ère soviétique. Quels sont donc les contours de cet Archipel qui émerge soudain  ?

À la suite de l’auteur, nous montons dans l’embarcation qui va nous mener d’une île à l’autre, tantôt passant par d’étroits chenaux, tantôt filant par des canaux rectilignes, tantôt suffoquant dans les vagues de la haute mer. Telle est la force de son art  : de spectateurs extérieurs que nous étions au début, nous nous changeons bien vite en participants actifs  : c’est nous qui tressaillons en entendant une voix sifflante nous annoncer «  Vous êtes arrêté  !  », nous qui, en cellule, passons dans l’angoisse notre première nuit sans sommeil, nous dont le cœur bat à tout rompre tandis qu’on nous mène au premier interrogatoire, nous qui nous débattons sans espoir dans les affres de l’instruction, cette machine à broyer, nous qui plongeons notre regard, au passage, dans les cellules des condamnés à mort, juste à côté – et après la comédie du «  jugement  », parfois même sans le moindre jugement, nous qu’on expédie vers les îles de l’Archipel. Jour après jour, nous faisons route dans le «  wagon-zak  » («  wagon de prisonniers  ») où s’entassent les détenus, tourmentés par la soif  ; aux camps de transit, les truands nous volent le peu qui nous restait  ; à la Kolyma ou en Sibérie, épuisés par la faim, nous mourons de froid aux «  travaux généraux*  ». S’il nous reste un peu de forces et que nous regardons autour de nous – nous voyons des paysans et des prêtres, des intellectuels et des ouvriers, d’anciens membres du parti et des militaires, des mouchards et des «  planqués  », des criminels de droit commun et des «  mouflets  », des gens de toutes les religions et de toutes les nationalités qui peuplent l’Union soviétique – et nous écoutons ce qu’ils nous disent. Et nous voyons aussi l’administration du camp, les gardes-chiourme, les «  fistons à mitraillettes  ». Et les camps d’extermination par le travail, les colonnes de zeks avec leur matricule inscrit sur des lambeaux d’étoffe, environnés de molosses prêts à rompre leurs chaînes. Nous, peut-être, n’aurions jamais eu l’audace de tenter une évasion – mais avec quelle passion, quelle espérance, quel désespoir nous observons les évasions de ceux qui ont eu ce courage  ! Vient le temps des révoltes – nous en avons lu des récits, et nous sommes absolument convaincus que nous serions avec tous ceux-là, «  quand le sol de la zone brûle les pieds  ». – Puis, ceux d’entre nous qui ont survécu se retrouvent en relégation, une relégation parfois plus dure que le camp. Là, nous apprenons que des millions de nos concitoyens ont été chassés de leur terre natale  : «  la grande peste  » qui a tué la paysannerie a fait pourrir sur pieds les meilleurs, les plus travailleurs, les plus indépendants de nos paysans avec leurs familles, à chaque nouveau soubresaut de la lutte qui faisait rage à l’intérieur du parti on «  épurait  » et on envoyait en relégation des centaines de milliers de citadins innocents, et pendant la Grande Guerre patriotique et juste après, ce sont même des peuples entiers qui furent déportés.

En outre, par-dessus cette gigantesque toile, par-dessus ces centaines de destins humains – Soljénitsyne déroule sous nos yeux l’histoire particulière de chaque vague répressive  ; le trajet souterrain de nos «  canalisations  », il en étudie le cours depuis les décrets de Lénine jusqu’aux oukazes de Staline – et nous voyons, avec l’évidence d’une clarté brutale, qu’il n’y a là aucun enchaînement d’«  erreurs  » ou de «  violations de la légalité  » auquel imputer l’édification de l’Archipel maudit, mais qu’il fut le produit absolument inéluctable du Système lui-même, hors d’état de se maintenir au pouvoir sans cette férocité inhumaine.

Pourtant, si l’Archipel du Goulag s’était réduit à tout cela, il aurait eu le destin des traités d’histoire  : à mesure que l’époque décrite s’éloigne et tombe dans le passé, ils deviennent dans le meilleur des cas une source d’informations sur elle – un monument à sa mémoire. Mais «  il est impossible de ne voir en l’Archipel qu’une œuvre littéraire, bien que ce soit de la littérature, et de la très grande… C’est quelque chose de tout à fait unique, qui n’a d’équivalent ni dans la littérature russe, ni dans la littérature occidentale  », a écrit l’un de ses premiers critiques. Qu’est-ce donc  ? Une étude historique  ? des mémoires  ? un traité politique  ? une méditation philosophique  ? – non, «  c’est plutôt un alliage de tous ces genres, où le tout est plus signifiant que la somme de ses parties  ».

Les plus proches de l’exactitude sont ceux qui ont qualifié l’Archipel de poème épique. Mais que raconte-t-il, ce poème  ?

«  Qu’il referme tout de suite le livre, celui qui s’attend à y trouver un réquisitoire politique, écrivit Soljénitsyne. Si c’était aussi simple  ! – qu’il y ait quelque part des âmes noires que leur perversité pousse à de noires actions, et qu’il suffise de les distinguer des autres et de les anéantir. Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chacun… Cette ligne est mouvante, au fil des années elle change de place en nous-même. Même dans un cœur entièrement sous l’emprise du mal, elle laisse toujours au bien un infime terrain d’opérations. Et même la plus grande bonté ne va pas sans une parcelle inextirpable de mal.  »

Ce livre raconte l’ascension de l’Esprit humain, sa lutte corps à corps avec le mal. C’est pourquoi, en le refermant, malgré toute sa douleur et sa colère, le lecteur sent un afflux de forces vives et de lumière.

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«  Ce qui fait le caractère unique de ce livre, c’est aussi qu’il est devenu instantanément un best-seller international diffusé à des millions d’exemplaires (chiffres jamais atteints par aucun écrivain classique ou contemporain), alors même qu’il n’est pas publié dans le pays de son auteur  », a-t-on écrit en Occident.

L’Archipel est désormais traduit en des dizaines de langues, il a été réédité de très nombreuses fois, on en a débattu dans des centaines d’articles – mais, en Union soviétique, pour avoir lu clandestinement de mauvaises copies sur papier carbone, à peine lisibles, on pouvait être envoyé en prison. Et, malgré tout, il s’est trouvé des têtes brûlées pour en taper inlassablement de nouveaux exemplaires à la machine, en faire des microfilms, et un risque-tout a même réussi à photocopier clandestinement l’édition de Paris, tandis qu’un autre, dans son atelier de menuisier, coupait et brochait, obtenant ainsi de petits livrets de fabrication artisanale dont il envoya même un exemplaire à l’auteur avec ce petit mot  : «  J’ai la joie de vous envoyer ce cadeau, une édition du Livre faite ici (1 500 ex., premier tirage  : 200 ex.). J’ai confiance, Dieu ne permettra pas qu’on vienne court-circuiter ce travail. Cette édition n’est pas seulement et pas surtout destinée aux snobs de Moscou, elle est destinée à la province. Les villes déjà prises sont  : Iakoutsk, Khabarovsk, Novossibirsk, Krasnoïarsk, Sverdlovsk, Saratov, Krasnodar, Tver, et d’autres plus petites…  » – «  Quel sentiment extraordinaire  : recevoir ici, à l’étranger, un livre comme celui-là, venu de Russie  ! écrivit Soljénitsyne dans ses notes. Un incroyable travail d’éditeurs, qui fait courir un danger mortel à ceux qui l’ont entrepris… Ainsi donc – ils poseraient leur tête sur le billot, ces garçons russes, pour que l’Archipel parvienne jusqu’aux tréfonds de la Russie. Ils vous tirent des larmes, rien qu’à les imaginer…  »

… Seize ans passèrent. Notre pays avait changé. L’Archipel du Goulag y avait été publié. Son auteur avait été lavé de l’accusation de «  trahison  ». Il avait pu rentrer dans son pays. Le secret avait été levé sur beaucoup de choses, même si ce n’était pas sur tout. Une chercheuse qui avait passé de longs mois dans nos archives écrivit  : «  Quand, plus de quinze ans après la fin de l’URSS, on relit l’Archipel du Goulag, ce qui frappe, ce n’est pas qu’il y ait, dans ce livre, des erreurs factuelles, c’est qu’il y en ait si peu, sachant que l’auteur n’avait accès ni aux archives, ni aux documents officiels… C’est justement sa véracité qui garde à l’Archipel toute son actualité et sa valeur à tout jamais.  » (Anne Applebaum, Goulag  : Une histoire, prix Pulitzer de l’essai 2004.) – Mais «  justement, tout est là  : aussi véridique et objective que soit une “investigation”, elle ne sera jamais la manifestation même de la vérité, car elle ne possède pas la force d’incarner. Tout est là  : le don de faire vivre et d’incarner n’appartient qu’à l’artiste et à lui seul, c’est là sa vocation, sa mission et son service, et… cette puissance d’incarnation, qui l’emplit de chair et de sang, donne à “l’art” toute sa force et le fait véritablement vivre d’une vie nouvelle.  » (P. Alexandre Schmemann).

Quant à la triste prédiction de Lidia Tchoukovskaïa, dans sa lettre à Soljénitsyne après la lecture de l’Archipel, puisse-t-elle ne pas se réaliser  ! «  C’est un miracle qui vous ramène à la vie, qui change la composition du sang, qui renouvelle les âmes. Mais voilà le malheur  : vous avez connu la guerre, la prison, le bagne, la gloire, l’amour, la haine, le bannissement – vous avez tout connu. Il y a une seule chose que vous ne verrez jamais  : vos œuvres analysées en tant qu’œuvres littéraires. L’admiration et l’indignation empêchent les gens de rendre justice, en vous, au génie artistique et d’en appréhender la nature… Quand viendra-t-il, le critique capable d’étudier la phrase de Soljénitsyne, le paragraphe de Soljénitsyne, le chapitre de Soljénitsyne  ? La spécificité du lexique, à la rigueur, mais la syntaxe  ? Le rythme caché, quand il n’y en a pas de visible  ? La puissance du mot  ? La manière nouvelle dont progresse la pensée, dont elle se développe  ? Qui s’attellera à ce genre de travail, ou du moins l’amorcera  ? Pour analyser, il faut une dose d’accoutumance, il faut pouvoir oublier la brûlure – alors que nous, nous sommes rivés au sens, aux informations, la douleur nous consume…  »

Et peut-être les craintes de Joseph Brodsky, notre cinquième prix Nobel, ne sont-elles pas infondées  : «  Si le pouvoir soviétique n’a jamais eu son Homère, en la personne de Soljénitsyne il l’a trouvé… Peut-être, dans deux mille ans, la lecture du Goulag procurera-t-elle autant de plaisir que l’Iliade aujourd’hui. Mais si les gens ne lisent pas le Goulag aujourd’hui, il se pourrait que dans bien moins de deux mille ans, il n’y ait plus personne pour lire et l’un et l’autre.  »

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Exilé en Amérique du Nord, dans l’État du Vermont, Soljénitsyne recevait de nombreuses lettres d’universitaires américains se désolant que leurs étudiants soient incapables de venir à bout des trois tomes de l’Archipel, et lui demandant de faire paraître à leur intention une édition abrégée en anglais. L’auteur renâclait, mais le professeur Edward Erikson finit par avoir raison de sa résistance, et lui proposa une version en un volume. À contrecœur, Alexandre Issaïévitch donna son accord et me dit  : «  Que veux-tu  ? Puisqu’ils ne peuvent pas en venir à bout, qu’il y ait au moins celui-là. Mais, en Russie, là au moins, quand le temps sera venu, on n’aura pas besoin d’abréger.  » (L’Archipel abrégé par les soins d’Erikson fut publié aux États-Unis en 1985, puis en Angleterre, et par la suite en d’autres pays d’Europe, où il est largement utilisé par les enseignants et les étudiants.)

Et voilà que vingt ans après, dans les dernières années de la vie d’Alexandre Issaïévitch, il nous a bien fallu reconnaître qu’en Russie comme ailleurs, la vie d’aujourd’hui étant ce qu’elle est, les écoliers – peut-être pas les étudiants – ne parviennent pas à lire l’Archipel dans son intégralité. Et, non sans amertume, Alexandre Issaïévitch m’a confié la tâche de composer un Archipel en un volume, «  pour les écoles  ». Dans la mesure où les écoliers russes diffèrent des écoliers américains – moins par les connaissances que par l’«  expérience génétique  » et la «  mémoire collective  » –, ce que j’avais à faire ne ressemblait pas à ce qu’avait fait jadis le professeur Erikson.

Je me suis donné pour but, tout en condensant au maximum, de conserver la structure, l’architecture du livre, afin de ne pas le réduire à un assemblage d’épisodes et de fragments disparates, mais de conserver la continuité du voyage entre les différentes îles de l’Archipel. Et de garder, comme pilote, l’Auteur lui-même, lui qui, pour cette navigation, avait tracé sa propre trajectoire, dont il connaissait comme nul autre le moindre détour.

Dans le texte que nous proposons ici, les soixante-quatre chapitres de l’Archipel intégral sont tous conservés, bien que condensés (seuls trois d’entre eux sont réduits au strict minimum  : le titre, et un résumé de quelques lignes). Ont été ajoutées des notes explicatives en bas de page. On a complété le glossaire des termes appartenant au vocabulaire des prisons et des camps et celui des sigles soviétiques. Pour la première fois1 figure un index des noms de personnes les plus importants.

Dans la dernière étape du travail, plusieurs personnes m’ont signalé des rectifications importantes et m’ont dispensé des conseils et des suggestions  : celle qui fut pendant de longues années la collaboratrice et l’amie de Soljénitsyne, Éléna Tchoukovskaïa, les professeurs de lettres I. Ja. Ériomina, E. S. Abéliouk, S. V. Volkov. Je leur dis toute ma reconnaissance, ainsi qu’à mes fils dont le soutien constant m’a été très précieux dans ce difficile travail qui constituait aussi une lourde responsabilité.

N. S.
Avril 2010

1. Dans l’édition russe. (N.d.T.)

Dédié à tous ceux à qui la vie a manqué
pour raconter ces choses.
Et qu’ils me pardonnent
de n’avoir pas tout vu,
de ne m’être pas tout rappelé,
de n’avoir pas tout deviné.

En l’an mil neuf cent quarante-neuf, nous tombâmes, quelques amis et moi, sur une note remarquable publiée dans une revue de l’Académie des Sciences, la Nature. Il y était rapporté en petits caractères qu’à l’occasion d’une campagne de fouilles dans le bassin de la Kolyma, on avait un jour découvert une lentille de glace souterraine, témoin d’un courant ancien pris par le gel, et, dans ce courant, pris eux aussi par le gel, des représentants d’une faune fossile remontant à plusieurs dizaines de milliers d’années. Poissons ou tritons, ils s’étaient conservés dans un tel état de fraîcheur, au témoignage du savant correspondant de la revue, que les participants, cassant la glace qui les enveloppait, les avaient mangés sur-le-champ avec plaisir.

Le petit nombre de lecteurs que compte cette revue durent sans doute n’être pas peu étonnés d’apprendre que la chair de poisson était capable de se conserver si longtemps dans la glace. Mais bien moins nombreux encore furent ceux qui purent pénétrer le sens véritable et grandiose de cette note imprudente.

Nous, nous comprîmes sur-le-champ. Nous vîmes d’un coup toute la scène, jusque dans ses moindres détails  : les participants cassent la glace avec une précipitation forcenée  ; foulant aux pieds les sublimes intérêts de l’ichtyologie, jouant des coudes, ils dépècent cette chair millénaire, la traînent jusqu’au feu, la dégèlent et se rassasient.

Si nous avions compris, c’est que nous étions nous-mêmes de ces participants, que nous étions membres de cette puissante tribu des zeks, la seule sur cette terre à être capable de manger du triton avec plaisir.

Quant à la Kolyma, c’était l’île la plus importante, la plus célèbre, le pôle de férocité de cet étonnant pays du Goulag, déchiqueté par la géographie, tel un archipel, mais soudé par la psychologie, tel un continent, de ce pays quasi invisible, quasi impalpable, où habitait précisément le peuple des zeks.

Cet archipel formait dans l’autre pays, qui l’englobait, toute une marqueterie d’enclaves, il enfonçait des coins dans ses villes, il était en suspension au-dessus de ses rues – et pourtant certains n’en avaient pas la moindre idée, un très grand nombre avaient entendu parler de quelque chose, mais vaguement, seuls ceux qui y avaient séjourné savaient tout.

Mais, comme si d’avoir vécu sur les îles de l’Archipel les avait privés de l’usage de la parole, ils gardaient le silence.

Un tournant inattendu de notre histoire a fait que quelques petites choses touchant cet Archipel – infiniment peu – ont été rendues publiques. Mais les mêmes mains qui naguère nous bouclaient les menottes aux poignets se tendent aujourd’hui vers nous, conciliantes, les paumes ouvertes  : «  Non  !… Il ne faut pas remuer le passé  !... Du passé qui parlera, on l’éborgnera  !  » Mais le proverbe s’achève ainsi  : «  Le passé qui oubliera, on l’aveuglera  !  »

Les années, les dizaines d’années passent, effaçant sans retour cicatrices et plaies du passé. Ébranlées subitement, telle et telle de ces îles ont craqué, se sont désagrégées et là où elles furent, clapote aujourd’hui la mer polaire de l’oubli. Un jour viendra, au siècle suivant, où notre Archipel, l’air qu’on y respirait, les ossements de ses habitants congelés à l’intérieur d’une lentille de glace, feront l’effet d’un invraisemblable triton.

Je n’aurai pas l’audace d’écrire l’histoire de l’Archipel  : il ne m’a pas été donné de prendre connaissance des documents d’archives. Mais cela sera-t-il jamais donné à quelqu’un  ?... Ceux qui n’ont pas envie de se rappeler ont déjà eu assez de temps (et ils en auront encore) pour faire place nette dans les archives.

Moi qui n’ai pas ressenti les onze années passées là-bas comme un opprobre ni comme un affreux cauchemar, mais qui au contraire ai presque fini par aimer cet univers monstrueux  ; moi qui, en outre, suis maintenant devenu, par un heureux concours de circonstances, le dépositaire de tant de récits et de lettres apportant leur témoignage tardif, peut-être arriverai-je à mettre sous vos yeux quelques arêtes et un peu de chair – chair, du reste, encore vivante, chair d’un triton toujours en vie à ce jour.

Ce livre ne contient ni personnages ni événements inventés. Hommes et lieux y sont désignés sous leurs vrais noms. Quand ils le sont par des initiales, c’est en raison de considérations personnelles. S’ils ne sont pas du tout nommés, c’est que la mémoire des hommes n’a pas retenu chaque nom – mais tout s’est bien passé ainsi.

La composition de ce livre dépassait les forces d’un seul homme. Outre ce que j’ai emporté avec moi en quittant l’Archipel – dans ma peau, dans ma mémoire, dans mes yeux et dans mes oreilles –, la documentation qui m’a servi pour ce livre m’a été fournie sous forme de récits, de souvenirs et de lettres par  :

[suit une liste de 227 noms].

Je ne leur exprime pas ici de gratitude personnelle  : ceci est le monument commun que nous élevons d’un seul cœur à la mémoire de tous les suppliciés et de tous les assassinés.

J’aurais voulu, dans cette liste, mettre à l’honneur ceux qui ont beaucoup travaillé pour m’aider à étayer cet ouvrage de références bibliographiques en les extrayant soit des fonds des bibliothèques d’aujourd’hui, soit de livres depuis longtemps retirés des rayons et anéantis, si bien qu’il fallait une grande opiniâtreté pour arriver à dénicher un exemplaire qui eût été conservé  ; j’aurais voulu mettre encore plus à l’honneur ceux qui m’ont aidé à cacher ce manuscrit en une heure difficile, puis à le reproduire.

Mais le temps n’est pas venu où je puisse m’enhardir à les nommer1.

Le vieux déporté des Solovki Dimitri Pétrovitch Vitkovski devait revoir entièrement mon ouvrage. Mais la demi-vie qu’il a passée là-bas (c’est ainsi que s’appellent ses mémoires des camps  : Une demi-vie) s’est traduite pour lui par une attaque prématurée de paralysie. Déjà privé de l’usage de la parole, il a pu lire seulement quelques chapitres achevés et se convaincre qu’il serait parlé de tout.

S’il faut encore attendre longtemps avant que la lumière de la liberté brille dans notre pays, on courra un grand danger à lire et à transmettre ce livre  : je dois donc également saluer avec reconnaissance ses lecteurs à venir, de la part des autres, de ceux qui ont péri.

1. Soljénitsyne a parlé de ses précieux collaborateurs «  invisibles  » dans le Chêne et le Veau (1975). En 2007, l’auteur publia pour la première fois, dans une nouvelle édition de l’Archipel du Goulag, une liste complète des «  témoins de l’Archipel, dont les récits, les lettres, les mémoires et corrections ont été utilisés pour ce livre  ». Cette édition de l’Archipel du Goulag (Iékatérinbourg, Ou-Faktoria) comprenait un Index annoté des noms propres, publié également pour la première fois  ; depuis, toutes les éditions complètes russes du livre comportent la liste des témoins et l’index des noms propres. (Note de N.S.)

PREMIÈRE PARTIE

L’INDUSTRIE PÉNITENTIAIRE

Pendant la période de dictature et alors que de tous côtés nous étions entourés d’ennemis, nous avons parfois fait preuve d’une douceur, d’une mansuétude superflues.

Krylenko, réquisitoire au procès du Parti industriel

Chapitre 1

L’arrestation

Comment fait-on pour gagner cet Archipel mystérieux  ? Avion, train, bateau, à toute heure un moyen de transport est en marche qui y conduit, mais aucun d’eux ne porte de plaque de destination. Et les employés des guichets dans les gares, et les agents du Sovtourist ou de l’Intourist* seraient bien étonnés si vous leur demandiez un billet pour cet endroit-là.

Ils ne connaissent ni l’Archipel dans son ensemble ni aucune de ses innombrables îles  : ils n’en ont jamais entendu parler.

Ceux qui se rendent dans l’Archipel pour l’administrer passent par les écoles du MVD*.

Ceux qui se rendent dans l’Archipel pour y être gardes-chiourme sont recrutés par les bureaux d’incorporation.

Mais ceux qui s’y rendent, comme vous et moi, pour y mourir, ami lecteur, ceux-là doivent suivre la voie obligatoire et unique de l’arrestation.

L’arrestation  ! Est-il besoin de dire que c’est une cassure de toute votre vie  ? La foudre qui s’abat sur vous  ? Un ébranlement moral insoutenable auquel certains ne peuvent se faire, qui basculent dans la folie  ?

Le monde recèle autant de centres qu’il compte d’êtres vivants. Chacun de nous est le centre du monde, et l’univers se fend en deux lorsqu’on vous jette dans un sifflement  : «  Vous êtes arrêté  !  »

Si vraiment vous êtes, vous, arrêté, se peut-il que quelque chose reste encore debout après ce tremblement de terre  ?

Mais, leur cerveau enténébré les rendant incapables de comprendre ces chambardements de l’univers, les plus subtils comme les plus simplets d’entre nous restent bouche bée, et de l’expérience de toute une vie ne trouvent rien d’autre à extraire que  :

«  Moi  ?  ? Pourquoi  ?  ?  »

Question répétée des millions et des millions de fois avant nous et qui n’a jamais reçu de réponse.

L’arrestation – en un instant, de façon stupéfiante, elle vous transporte, elle vous transplante, elle vous transmue d’un état dans un autre état.

Tout au long de cette rue sinueuse qu’est notre vie, filant d’un cœur allègre ou nous traînant comme une âme en peine, il nous était arrivé maintes et maintes fois de passer devant des enceintes – palissades de bois pourri, murettes de pisé, clôtures de briques, de béton ou de fonte. Nous ne nous étions jamais demandé ce qu’il y avait derrière. Ni physiquement, par l’œil, ni intellectuellement, nous n’avions jamais tenté de regarder de l’autre côté  ; or c’est là justement que commençait le pays du Goulag, sous notre nez, à deux pas. Autre chose encore avec ces enceintes  : nous n’y avions jamais remarqué la présence, en quantité innombrable, de portillons, de portes basses solidement ajustées, soigneusement camouflées. Eh bien, ces portes, toutes ces portes, c’est à notre intention qu’elles étaient préparées  ! – et voici que l’une d’elles, fatidique, vient de s’ouvrir toute grande, voici que quatre mains d’hommes, quatre mains blanches qui n’ont pas l’habitude du travail, mais agrippeuses, nous attrapent par la jambe, par le bras, par le col, par la chapka, par l’oreille et nous traînent à l’intérieur comme un sac, tandis que, dans notre dos, la porte qui donnait sur notre vie passée se referme en claquant pour toujours.

Terminé. Arrêté. Vous êtes arrêté  !

Et rien, vous ne trouvez toujours rien d’autre à répondre que ce bêlement d’agneau  :

«  Moi  ?  ? Pourquoi  ?  ?  »

Un point, c’est tout. Et vous n’êtes plus capable de rien comprendre ni pendant la première heure, ni même pendant les premières vingt-quatre heures.

La seule chose qu’il y aura encore, c’est la faible lueur de cette lune de cirque, ce pauvre jouet que, dans votre désespoir, vous garderez un moment suspendu devant les yeux  : «  C’est une erreur  ! On va tirer les choses au clair  !  »

Tout le reste, qui constitue aujourd’hui l’image traditionnelle, et même consacrée par la littérature, de l’arrestation, va s’accumuler et s’organiser désormais non plus dans votre mémoire consternée, mais dans celle de votre famille et des voisins qui partagent votre appartement.

Coup de sonnette strident, la nuit, ou grossier tambourinage contre la porte. Entrée gaillarde de bottes non essuyées  : ce sont les agents de la Sécurité d’État. Et, derrière leur dos, terrorisé, accablé, le témoin instrumentaire.

Une arrestation traditionnelle, c’est autre chose encore  : ce sont les préparatifs faits d’une main tremblante pour celui que l’on va emmener  : un change de linge, un morceau de savon, un peu de nourriture, et personne ne sait de quoi il aura besoin, à quoi il a droit, quels vêtements lui faire mettre, et les agents vous pressent et vous coupent  : «  Il n’y a besoin de rien. On lui donnera à manger. Il fait bon là-bas.  » (Autant de mensonges. Et s’ils vous pressent, c’est pour que vous ayez encore plus peur.)

Une arrestation traditionnelle, c’est autre chose encore – après, une fois parti le malheureux que l’on vient d’embarquer, c’est, des heures durant, votre appartement livré à une force brutale, étrangère, écrasante, qui fracture, éventre, arrache, qui dénude les murs, qui vide armoires et tiroirs, qui secoue, éparpille, lacère, ce sont les montagnes de choses qui s’entassent par terre, ce sont les débris qui crissent sous les bottes. Et rien n’est sacré lors d’une perquisition  ! Lorsqu’on vint arrêter le mécanicien de locomotive Inochine, il y avait dans la pièce occupée par la famille un petit cercueil contenant le corps de son enfant qui venait de mourir. Nos juristes jetèrent l’enfant hors du cercueil pour regarder ce qu’il y avait dedans. Les malades, on les vide de leurs lits, on défait leurs pansements. Et rien, pendant une perquisition, ne saurait être considéré comme absurde  ! On confisqua à notre meilleur connaisseur du Tibet, Vostrikov, de précieux manuscrits tibétains anciens (et les disciples du défunt devaient réussir à grand-peine, trente ans plus tard, à les arracher au KGB  !). On rafla à Karguer sa documentation sur les Ostiaks de l’Iénisseï  ; le système d’écriture et l’abécédaire qu’il avait inventés furent frappés d’interdit – et tout un petit peuple resta privé d’écriture. En langage d’intellectuel, tout cela est long à décrire  ; le peuple, lui, a sa formule pour parler des perquisitions  : Ils cherchent ce qu’on n’y a pas mis.

Le produit de la confiscation est embarqué  ; parfois c’est celui qu’on vient d’arrêter qui est forcé de le porter, et cela jusque chez eux, dans leur gueule grande ouverte, pour toujours et sans espoir de retour.

Telle est l’image que nous nous faisons de l’arrestation.

Et il est certain que l’arrestation de nuit, telle que je viens de la décrire, jouit chez nous d’une grande faveur, car elle présente d’importants avantages. Dès le premier coup frappé à la porte, tous les habitants de l’appartement ont le cœur serré d’effroi. La victime est arrachée à la tiédeur du lit, en proie encore à l’impuissance du demi-sommeil, sa raison est trouble. Lors d’une arrestation de nuit, les agents de la Sécurité ont la supériorité physique  : ils arrivent à plusieurs, armés, contre un homme seul qui n’a pas encore fini de boutonner son pantalon.

Autre avantage, enfin, des arrestations nocturnes  : ni les maisons voisines, ni les rues de la ville ne voient combien de personnes ont été emmenées en une nuit. On dirait qu’il ne s’est rien passé. C’est le même ruban d’asphalte qui voit la nuit la navette des fourgons cellulaires et, le jour, les défilés de la jeune classe, avec drapeaux, fleurs et chansons d’un optimisme sans nuage.

Mais ceux qui cueillent, ceux dont le travail consiste précisément et uniquement en arrestations, ceux pour qui les horreurs que subissent les appréhendés sont un phénomène à répétition, combien fastidieux, ceux-là ont une conception autrement plus large de l’opération arrestatoire. Ils ont toute une théorie, n’allez surtout pas croire naïvement le contraire. L’arrestologie est un chapitre important du cours de carcérologie générale et repose sur une sérieuse théorie de la vie sociale. Les arrestations sont l’objet d’une classification fondée sur divers critères  : nocturnes ou diurnes  ; à domicile, sur le lieu de travail, en voyage  ; opérées pour la première ou la seconde fois  ; décomposées ou en groupe. On distingue les arrestations selon le degré de surprise voulu, le degré de résistance escompté (mais, dans des dizaines de millions de cas, on n’avait tablé sur absolument aucune résistance, et du reste il n’y en eut pas). On distingue les arrestations selon le sérieux de la perquisition à effectuer  ; selon qu’il faut ou non dresser un inventaire avant confiscation et mettre sous scellés la chambre ou l’appartement  ; selon qu’il faut arrêter la femme à la suite du mari et expédier les enfants à l’Assistance, ou bien déporter tout ce qui reste de la famille, ou bien encore envoyer les grands-parents, eux aussi, dans un camp.

Certes oui, les arrestations se suivent et ne se ressemblent pas. Irma Mendel, une Hongroise, s’était débrouillée (en 1926) pour se procurer au Komintern deux billets pour le Bolchoï, dans les premiers rangs d’orchestre. Le commissaire-instructeur Klegel lui faisait la cour et elle l’invita. Ils passèrent fort tendrement le temps du spectacle, après quoi il l’emmena en voiture… droit à la Loubianka*. Et si, par une journée fleurie de juin 1927, vous apercevez sur Kouznetski Most Anna Skripnikova, belle fille à la natte blond-roux et au visage plein, sortant d’un magasin où elle vient de s’acheter du tissu bleu pour se faire une robe, être invitée à monter dans un fiacre par un jeune dandy (le cocher, qui a déjà compris, se renfrogne  : aucun argent à attendre des Organes*), eh bien, sachez-le  : ce n’est pas un rendez-vous d’amour, c’est encore et toujours une arrestation  : ils vont tourner à l’instant dans la rue Loubianka et s’engouffrer dans la gueule noire du portail. Et si (vingt-deux printemps plus tard) le capitaine de frégate Boris Bourkovski – tunique blanche, eau de Cologne de qualité – achète un gâteau à l’intention d’une jeune fille, ne jurez pas que le gâteau, au lieu de revenir à la jeune fille, ne sera pas mis en pièces par les couteaux des perquisitionneurs et emporté par le capitaine dans sa première cellule. Oh non  ! jamais n’a cessé d’être en honneur chez nous l’arrestation de jour, ou en voyage, ou au milieu d’une foisonnante multitude. Toutefois, elle s’effectue proprement et, chose étonnante, les victimes elles-mêmes, d’accord avec les agents, se conduisent avec la plus grande magnanimité possible, pour ne pas risquer de laisser remarquer aux vivants qu’un réprouvé est en train de périr.

On ne peut pas arrêter n’importe qui à domicile après avoir préalablement frappé à la porte (s’il faut en passer par là  : «  c’est le gérant, c’est le facteur  »), et on ne doit pas non plus arrêter n’importe qui sur son lieu de travail. Avec les grosses légumes, membres du parti ou militaires, on commençait parfois par leur donner une nouvelle affectation, on mettait à leur disposition un wagon-salon et on les arrêtait pendant le trajet.