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Bon chic bon genre,
ou les avatars de la querelle des femmes
Au début du xv e siècle naissait en France un vaste débat qu'on appela « querelle des femmes », et qui devait se poursuivre en de multiples développements et variations jusque vers le xviii e siècle. La controverse était née de la seconde partie du Roman de la Rose, écrite par Jean de Meung, une logorrhée peu amène sur le sexe dit faible, considéré comme vil et tentateur. Christine de Pisan, jeune veuve, et poétesse par nécessité comme par talent, osa ce que les féministes du xxi e siècle ne lisent aujourd'hui que comme un prémice de leurs propres combats (quand son discours serait à replacer précisément dans le contexte historique et littéraire du xv e siècle) : elle s'étonna de ce que Jean de Meung « accuse, blâme et diffame les femmes de plusieurs très grands vices et prétend que leurs mœurs sont pleins de toutes perversités », lui qui prodigue maints conseils aux hommes pour les séduire. Dans La Cité des Dames, elle s'élève « contre ceux qui disent qu'ils n'ont pas bon que femmes apprennent lettres ». Non sans humour, Christine de Pisan prie qu'on l'excuse, elle, femme, d'oser « reprendre et contredire un auteur si subtil, quand lui (Jean de Meung), seul homme, osa entreprendre de diffamer et de blâmer sans exception tout un sexe ! ». Dans ce débat philosophique sur les liens entre amour et sexualité, des hommes se sont associés à Christine de Pisan pour critiquer l'auteur du Roman de la Rose ; et l'argumentation porte surtout sur la question de l'amour courtois, de la possibilité et de la légitimité d'un amour sublimé dans lequel l'amant se voue littéralement à sa dame. Se développe alors une polémique philosophico-littéraire sur l'éventuelle supériorité d'un sexe sur l'autre, polémique qui s'est poursuivie jusqu'aux xvii e et xviii e siècles.
Le xxi e siècle s'ouvre, et la querelle des femmes persiste. Mais elle a pris un tour nouveau, qui aurait certainement affligé Christine de Pisan. En avril 2003, Élisabeth Badinter, figure historique du féminisme, auteur de L'un est l'autre, publiait Fausse route 1, un petit opuscule ravageur en forme de pavé dans le marigot de la féminocratie vindicative. Elle y dénonçait le « nouvel ordre moral » que tentaient d'instaurer certaines féministes militantes à coup de condamnations, d'oukases et de diabolisations. La violence de ces nouvelles Érynies n'a qu'un objet, les hommes, et tout ce qui permet de faire du sexe masculin l'incarnation de pulsions dominatrices et agressives. « Obsédé par le procès du sexe masculin et la problématique identitaire, constate Élisabeth Badinter, le féminisme de ces dernières années a laissé de côté les combats qui ont fait sa raison d'être. » La querelle des femmes aboutit cette fois à la mise en accusation des hommes, sexe coupable dont les « valeurs » et les comportements seraient contraires à ce que doit devenir l'être humain plongé dans le courant irrépressible et admirable de la modernité. L'homme est archaïque, l'homme est ringard, l'homme appartient au passé.
Le phénomène s'est développé dans les années 1980-1990, parallèlement à une progression des conceptions dites différentialistes, et qui s'apparentent à une passion des minorités. Dans la perspective d'une idéologie marxiste révisée par la sociologie d'un Pierre Bourdieu, la majorité est toujours totalitaire, elle écrase toujours toute minorité, qu'elle soit ethnique, religieuse ou sexuelle. Pas de bien commun, pas d'unité nationale ou de capacité à vivre ensemble, mais une méfiance incessante des uns contre les autres. L'arme des minorités ? Le « droit à la différence », revendication obsessionnelle de l'époque contemporaine, est le cri de ralliement de tous ceux pour qui le singulier, paradoxalement, nécessite l'allégeance à une tribu. Or, de ce fatras sociologique, les féministes ont cru pouvoir tirer leur épingle du jeu, et comme les autres, jouer de l'arme contemporaine qu'est devenu le juridique. Il y a des droits à prendre ? J'en veux ma part ! Ce qui nous sépare rapporte plus que ce qui nous rassemble, et je vous le ferai savoir par la loi.
Entendons-nous bien : il ne s'agit nullement de dire que le combat féministe n'a plus d'objet, que les luttes ont été victorieuses, merci mesdames, vous pouvez rentrer chez vous. Les discriminations contre les femmes existent. Elles sont même fréquentes, dans les milieux professionnel, universitaire… Des discriminations, ou ce genre de préjugés qui rendent les relations beaucoup plus complexes, et font que des femmes sont tentées d'abandonner le combat, de renoncer à une ambition ou à un projet. L'inconvénient d'être une femme pour mener une carrière est réel, et immense. Quand de jeunes chercheuses ou de jeunes médecins de 30 ans s'entendent dire par leur patron de laboratoire ou leur chef de service qu'elles auront un poste et une belle carrière si elle n'ont pas le mauvais goût de s'arrêter dans les sept ou huit prochaines années pour faire un enfant, il n'y a là, juridiquement, aucune discrimination. Juste le pire des chantages. Et l'oubli que les enfants, s'ils sont portés – et encore souvent éduqués – par les femmes, sont une richesse pour la société dans son ensemble. Et que c'est à elle d'organiser les conditions qui permettront aux femmes de mener de front les deux aventures.