PREMIÈRE PARTIE
L'invasion de la France
Le 19 juillet 1870, les dés sont définitivement jetés : après une crise internationale d'une quinzaine de jours, la France déclare officiellement la guerre à la Prusse. Immédiatement, celle-ci obtient le soutien des quatre États allemands du Sud, le Bade, la Bavière, la Hesse et le Wurtemberg. De franco-prussienne qu'elle était, la guerre devient franco-allemande. Ce n'est plus une guerre entre deux États, c'est une guerre entre deux nations. C'est un fait radicalement nouveau. En 1866, la guerre austro-prussienne était restée une guerre entre Allemands.
Aucun retour en arrière n'est plus possible, aucune puissance neutre n'a le désir ni les moyens d'imposer une médiation. Les deux belligérants sont décidés à en découdre. Beaucoup de questions viennent sur les lèvres : sur quels champs de bataille? Guerre courte ou guerre longue? Guerre limitée ou guerre étendue à l'Europe continentale ?
En France, en Allemagne, parmi les pays neutres, dans l'attente des premières rencontres, chacun calcule et retient son souffle.
CHAPITRE PREMIER
La frontière ouverte
Entre la déclaration de guerre (19 juillet) et la première rencontre militaire sérieuse (Wissembourg, 4 août), une quinzaine de jours se sont écoulés, le temps que chacun des belligérants ait rassemblé ses forces et les ait dirigées vers la frontière. Cette frontière franco-allemande, qui est le fruit des traités de 1814-1815, est en réalité de l'ouest vers l'est une frontière franco-prussienne, une frontière franco-bavaroise et enfin le long du Rhin, une frontière franco-badoise. Depuis 1815, soit cinquante-cinq ans, c'est-à-dire presque deux générations, aucune armée, française ou autre, ne l'a franchie. En 1840, en 1848, en 1860, en 1866, à quatre reprises, la fièvre guerrière avait monté et on avait songé en France à une intervention militaire. On en était resté au stade du discours ou à celui de l'intimidation. Cette fois, il n'en va plus de même. La frontière sera franchie, c'est une certitude. Dans quel sens? À quels endroits? Vers quels objectifs? Les stratèges des deux camps calculent en fonction de leurs rêves mais aussi des moyens dont ils disposent.
Expériences et projets
Ce sont les expériences du passé qui servent de référence aux calculs des uns et des autres : passé proche pour les Prussiens, passé plus lointain pour les Français. Chacun des deux belligérants entend bien porter la guerre sur le territoire de l'autre.
Du côté français, on envisage une guerre de mouvement en Allemagne. Comme au temps de Napoléon Ier, on croit être en mesure d'exécuter des manoeuvres rapides et décisives. C'est l'empereur Napoléon III qui détient les responsabilités politiques et militaires. Il est le commandant en chef d'une armée qui avait joué un rôle décisif dans le coup d'État du 2 décembre 1851. Un Bonaparte doit être un général victorieux. En 1859, Napoléon III avait paru sur le champ de bataille d'Italie, la chance avait été à ses côtés. En juillet 1870, il est fatigué, malade, il n'est pas question pour lui de renoncer à son commandement. Ce serait, en quelque sorte, abdiquer. Mais sera-t-il en mesure de l'exercer ? Beaucoup en doutent. À ses côtés, le ministre de la Guerre, le maréchal Le Bœuf, remplit les fonctions de major-général, assisté des deux généraux Lebrun et Jarras. Le Bœuf est un bureaucrate médiocre, Lebrun et Jarras sont plus des diplomates courtisans que des soldats. Les autres maréchaux, Bazaine, Mac-Mahon, Canrobert, Vaillant sont prévus pour les grands commandements. Mac-Mahon, le vainqueur de Sébastopol, de Magenta et de Solférino, est le plus prestigieux, Bazaine, qui s'était enlisé dans l'expédition du Mexique, reste le plus populaire. Il faut également retenir le nom du général Bourbaki, commandant de la garde impériale.
Les comportements des différents acteurs découlent de leurs expériences, de leur culture et d'un arrière-plan militaire qu'il faut brièvement évoquer. À partir de 1830, l'horizon du soldat français s'est tourné vers les colonies, et plus spécialement vers l'Algérie. Il y combat des adversaires certes braves et courageux, mais inférieurs, et qui doivent toujours s'incliner. Dans ses techniques et ses pratiques, la récente expédition du Mexique était apparentée aux guerres coloniales. Celles-ci privilégient la bravoure individuelle ou celle du groupe, la défense d'une position, la charge de cavalerie. La tactique l'emporte sur le calcul stratégique. La conquête coloniale a eu de multiples incidences sur l'armée, l'armement et l'état d'esprit des militaires : création de corps spéciaux comme les turcos, et les spahis, augmentation de la marine de guerre et des troupes de marine, obligation de maintenir des unités en Afrique.