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Baudolino commence à écrire
Ratisponne Anno
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Domini mense decembri MCLV kronica Baudolini nomen Aulario
moi Baudolino de Galiaudo des Aulari avec une teste ki semble d'un leon alleluja Graces soyent randues al Seignor ki me pardone
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habeo facto la desroberie la plus grande de ma vie en somme j'âi pris dans un escrin de l'évesque Oto moult feuilles ki peut etre sont choses de la
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chancellerie imperiale et les ai gratté quasi toutes fors ce ki ne partait point et ores j'ai autant de Parchemin pour y escrire ce ke je veulx en somme ma chronica meme si je ne la sais ecrire en latinus
s'il descouvrent aprés ke les feuilles ne sont plus là ki sait kel capharnaüm sensuit et il pensent ke ce peut estre un Spion des evesques romains ki veulent du mal al emperer frederic
mais il se peut k'a nul importe en la chancellerie ils escrivent tout mesme quant point ne sert et ke ki les trouve [les feuilles]
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n'en fasse goute
ncipit prologus de duabus civitatibus historise AD mexliii conscript sacpe multumque nolvendo mecum de rerum temporalium motu ancipito
ce sont lignes ki i furent avant et je n'ai pu les bien kraté et dois les sauteler
si donques on trouve ces Feuilles aprés ke je les ai escrites mesme un chancelier n'én comprend mot kar c'ést une lengua ke parlent ceus de la Frasketa mais ke nul n 'a onques eskrite
toutefois si c'est une lengua ke nul n'éntend on devine sitoz ke c'ést moi kar tous les gens disent ke nous a la frasketa parlons une Lengua ki n'est de chrestien je doi donques bien les cacher

morsoeil quelle fatigue d'eskrire me font ja mal tous les doigts
moi mon pater Galiaudo l'a toujours dit ke ce doit estre un don de Saincte maria de Roboreto ke dès ma petite infans a peine j'oyois un ki disait
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V paroles sitost ji refaisois son parlé k'il fut de Terdona ou de Gavi et mesme s'il venoit de Mediolanum k'y parlent un Ydiome ke pas mesme les chiens en somme quant j'ai encontret les premiers alemans de ma vie ki furent ceux ki mirent siege a Terdona tous
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et vilains et ils disoient
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et
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après mi journée je disois raus et Maïngot mesmement et s'ils me disaient
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va a nous chercher une belle
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pour faire foutri-foutra et peu importe si elle est dacord a nous il suffit ke tu dise ou elle se trouve et puis nous la tenons ferme nous
mais c'ést koi une
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je disais et ils disaient une domina une dame une fame
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et ils fesaient le signe de li gros Seins pour ce ke en cest siege de feminae ne trouvons point celles de Terdona sont dedans et quant nous entrons laisse faire a nous mais pour l'heure celles ki sont deshors poinct ne se font voir et il laschent blasphemia et blasphemia ki font advenir la peau de chapon mesme a moi
braves souabes de Merde cela dit vous pouvez toujours atendre ke je vous dise ou sont li
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je ne suis quand mesme point un spion adonques branleytez vous
mamma mia un peu plus et ils me masaient
masaient et massacraient ou necabant or là quasi j'escript Latinus non point ke je n 'entens le latin par ce ke j'ai apri a lire sur un librum latin et quant on me parle latin j'entens mais c'est pour l'éskrir ke je ne sai commen s'éscrivent les paroles
ventrediou jamais ne sais si c'ést equus ou equum et j'erre toujours quant chez nous un caballus est toujours un chevax et jamais je n'érre pour ce ke nul n'éscrit caballus ou Kaval et mesme n escript goute parce ke ne sait lire
ce pendant ceste fois c'est allè bien et les tudesques ne m'ont touché pas mesme un cheveu par ce ke juste a ce poinct sont arrivés des milites ki crioient or alons or alons k'on ataque de neuf et après a lieu un borda bordel del Diable et je ne comprenais plus rien avec les escuier ki alaient çà et les valets aveques les halabardes ki alaient là et sons de trompe et tours de bois haultes come les arbres de la Burmia ki se mouvoient come charettes avec balistari et fundibulari dessuz et aultres ki portaient les eschelles et sur eulx pleuvent tant de flèches com s'il gresle et ceulx ki lançoient grosses pierres aveques une espesse de Louche et me sifilaient dessus la teste tous les iaculi ke les Derthonois lanchaient depuis les mur, quel batalha !
et moi je me tins deux heures durant souz un buisson disant virgo sancta ayde moi tu peux tout s'est apaisé et couraient a costé de moi ceux avec le parler de Pavia ki criaient k'ils ont occis tant de Derthonois k'on diroit un tanaro de Sang et il furent contens com une kalenda maia pour ce ke ainsi Terdona apprand a se mettre aveques les mediolanenses

comme revenaient sur leurs pas aussi les alamans de la
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peut estre un peu moins kavant kar les Derthonois aussi n'i sont pas alé par quatre chemin je me suis dict mieux ke j'aïe me décrottez ailleurs
et marche ke je marche je suis revenu chez moi k'il fut quasi matin a raconter tout a mon pater Galiaudo ki m'a dict alleluia tu vas te metre parmi le Siege k'un jour tu prens un glaive dans le cü mais tu sais que ce sont choses pour les seignors laisse les cuïr en leur bouillon ke nous devons penser aux
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wacches et sommes gent serioseux contrairement a Fredericus ki primo vient secundo va puis revient et conbine trois fois riens
toutefois Terdona n'ést point chüe parce ke ils ont pris solement le bourg mais pas l'Arce et ce a continué encore k'ensuite vient la fin de ma kronica quant ils leur ont coupé l'éau et eulx plutost ke boivre leur pissat ont dict a Fridericus k'ils sont moult feal lui les a laissé sortir mais la cité il l'a in primis bruslez et secundement reduit en morceaux id est tout fut faict par ceulx de Pavia ki ont une dent contre les Derthonois ici chez nous ce n'ést pas com les alemans ki s'aiment tous les uns avuec les autre et sont tourjourz com ces deus doits mais chiez nous ceux de Gamondio s'ils voient un de Bergoglio ils lui sortent les coyons par la bouche
mais ores je reprens a demesler la chronica ke quant je vais parmi les bois de la frasketa surtout si y a la Nebula la bonne k'on ne se voit pas la poincte du nez et les choses surgissent si subitement ke tu ne les avais pas veü venir moi geai des visions com cette fois ke j'ai veü l'unicorne et l'autre fois ke j'ai veü le Saint Baudolino ki me parloit et me disoit fils de pute tu iras en enfers pour ce ke l'istoire de l'unicorne a fini ainsi comme on sait bien ke pour chasser l'Unicorne il faut placer une pucele une non deviergee au pied de l'arbre et la beste sent l'odor de vierge et vient a lui mettre la teste sur la pance et alors j'ai pri la Nena de Bergoglio ki estoit venue ici avuec son pere a acheter la
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vach a mon pere et li ai dict viens dans le bois ke nous chassions l'unicorne puis je l'ai mise sous l'Arbre par ce ke j'etais sür k'el etait vierge et li ai dict soy belle ainsi et esquarte les jambes pour faire place là où la beste met la teste et elle disait j'équarte koi et je disois là en ce poinct voilà esquarte bien et je la touche et elle se prist a pousser tels cris k'elle a semblance d'une chevre ki met bas et je n'i ai plus veü en somme j'ai eü com une apocalypsin et aprés elle ne fut plus pure tel un lys et alors elle a dict dame-dieu et ores coment k'on faict pour faire venir l'unicorne et a ce poinct là j'ai entendu une voix du Ciel ki m'a dict ke l'unicorne qui tollit peccata mundis c'éstait moi et je sautelois parmi les buissons et je criois hip hiii frr frr j'estois plus content k'un vray unicorne ki dans la pance de la vierge y avoit mis sa corne ce pour coi le Sainct Baudolino m'a dict mon filz et coetera mais en suite il m'a pardoné et je lai vu d'aultres fois entre chien et leu mais solement si y a moult brouillas ou au moins k'il brouillasse pas quand le soleilz bouille oves et Boves
toutefois quant j'ai conté a mon pere Galiaudo ke j'àvois veü saint Baudolino il m'a donné trente coulps de baston sul croupion disant o seignor a moi devait eschoir un fils ki voit les visions et sait poinct mesme traire une
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Vacche ou j'y fens la teste a coulps de baston ou je le done a un de ceulx ki vont parmi les foyre et les marchés en feisant danser le simius affrikanus et ma sainte mamma m'a crié grant feignasse t'es pis ke tout j'ai adonques faict koi al seignor pour avoër un filz ki voye les sainct et mon pere Galiaudo a dict c'est poinct vray k'il voit les saint il est plus menteur ke judas et sinvente tout pour rien faire

je conte cette Chronica otrement on ne comprens point coment s'est passè ce soir là où il i avoit un brouillas a couper avec un coltel et dire ke c'était déjà avril mais chez nous il faict de la brouillas mesme en aout et un ki n'est pas du koin on comprans perfectament k'il se perd entre la Burmia et la Frasketa surtout s'il n'y a pas un sainct ki le tire par le mors or donques j'alais chez moi quant je me vois devant un baron sur un cheval tout en fer
le baron non le chebval estoit tout en fer aveques l'epée qui semblait le roi de Ragon
et j'en ai eü un coulp au cœur mamma mia tu vas voëir ke c'est sans doutance sainz Baudolino ki me porte en l'enfer mais lui a dict
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et j'ai sitost compri ke c'estait un seignor alemans ki par le brouillas s'est disperdu dedans le bois et plus ne trouve ses amicts et il faisait presque nuit et il m'a faict voëir une Monaie ke Moneïe de la sorte moi je n'avois jamais veü puis il fut content ke je respondisse en son parler et j'i dis en
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si tu continu ainsi tu finis bel com le jour parmi les marais
ke je ne devois point dire bel com le jour avec un brouillas a trencher au Coltel mais lui a compris mesmement
et alors j'i ai dict ke je sai ke les germaniens vienent d'une contree ou est tousjours prinstemps et peut estre i florissent les cedres du Libanus mais chez nous dans la Palèa ya le brouillas et dans ce brouillas trainent des infans de salaud ki sont ancor les petits des petits infans des arabitz ki ont guerroyié charlemagnus et c'est tous sale gents ki quant y voient un Pelerin i donent une volée de coulps de baston sur les dents et nous emportent aussi les cheveus k'avons sur la teste ergo si venez dans la kahute a mon pere Galiaudo trouverez escüelle de bouillon chaud et paillasse pour dormir la nuit dans l'éstable puis l'éndemain avec la lumiere je vous montre le Chemin surtout si vous avez ceste monaie merci benedicite sommes povres gents mais honestes
ainsi jlai menè chiez mon pere
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Galiaudo ki s'est pris a crier teste de noix ke t'és rien d'aultre t'as quoi dans le chef pourkoi tu as dict mon nom a un ki passe avec ces gents on sait jamais il peut estre un valet au markiche de Montferrat ki va me demander ancor une disme de fructibus et de foin et leguminibus ou tributum du vaincu, tributum du metayer, tributum de boverie voilà ke nous sommes ruinés et il alait prendre le Baston
moë j'i ai dict ke le seignor etait un alemans et non de Mont Ferrat lui a dit pis ke aller de nuit mais puis quant j'i ai dict de la Moneïe il s'apaise kar ceux de Marengo izont la teste dure com le bœuf mais fine com un cheval et il a compris k'il pouvoit en retirez chose bonne et m'a dict toi ki parles tous les parlers ores di lui cette chose
item, ke somes povres gents mais honestes
ça j'i ai déjà dit moi
et kimporte mieulx ke tu redises item merci pour le sol mais y a aussi le Foin pour le cheval item a l'éscüelle chaude j'i ajouste un froumage et le pain et une pinte du bon de derrière les fagots item ke je le mets a dormir où tu dors toi juste près le
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feu et toi ce soir tu va dans l'éstable item qu'il me fasse voir la Monaie ke je voudrais un sol gesnois et fiat come un de la familia par ce ke a nous de Marengo l'hoste est sacré
le seignor a dict
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fous estes dur fous de Marincum mais un negotio est un negotio moi che fous donne deux de cette moneïe et toi ne demande pas si c'ést un sol gesnois par ce ke avec un sol gesnois moi che me
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fous et la maison et toutes fos bestes mais toi prens et toi tu te tais ke tu i gagnes touzjours mon pére est resté coi et a pri les deux moneïe que le seignor lui a jeté sur la table par ce ke ceulx de Marengo ont une teste de bois mais fine et il a mangez com un leu (le seignor)
mieuz com deux (leus) pendant que mon père et ma mère sont alés a dormir kar ils s'etoient esgruné l'Eschine toute la jornée alors que j'alais de par la frasketa le
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a dict buon ce vin che reste a boivre ancor un peu ichi près le feu conte moi
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conte moi comens ke tu parle si bien ma langue
ad petitionem tuam frater Esingrine carissime primos librus chronicae meac missur ne humane pravitate
là aussi je n'ai réussi a effacer
maintenant je reprens la chronica de ce soir avuec ce seignor alemans ki vouloit saveoir coment y se faisait ke je parlois sa lingua et ainsi lui ai je conté que j'i ai le don des langues come les apostoles et que j'i ai le don de la Vision come les madelène par ce ke je vai parmi la forest et vois le saint Baudolino a chavals sur un unicorne couleur de lait aveques sa Corne en tortillon juste là où les chevax ont ce ki pour nous est le Nez
mais un cheval n'a point un nez autrement dessouz il aurait les moustax com ceux de ce seignor ki avait une belle barbe color d'un pot de cuivre quant les autres alemans ke j'ai veü portent les poils jaune usque ad aurem
et lui m'a dict c'est bon tu vois ce ke tu nommes l'unicorne et peut estre tu veux dire le Monokeros mais où as tu su k'il y a des unicornes en ce monde et je li ai dict ke je l'ai leü en un livre de l'eremita de la Frasketa et lui avec deux yeux tant escartillés k'il semblait une chaouette dit Mais coment tu sai aussi lire
sacrèdié je li ai dict maintenant je conte la Historia
donque l'histoire est allée ainsi k'il y avait un sainct hermite lès Bosco ke de temps en temps les gents lui portaient une geline ou un lièvre et lui est là a priier sur un livre escrit et quant passent les gents il se kogne le cœur aveques une Pierre mais je dis ke c'est une motte toute en terre ainsi se fait il moins mal or donques ce jour on nous avoit aporté deux œuf et je cependant qu'il lisoit me suis dict un a moi un a toi com les bon crestïens suffit ke lui ne voit pas mais lui je ne say coment k'il a faict kar il lisoit mais il m'a enpoignè par le Col je li ai dit diviserunt vestimenta mea et lui s'est pris a rire et disoit mais sais tu ke tu es puerelet telligent viens ici chaque jour ke je t'enseigne a lire
ainsi m'a enseigné les Letres escrites a force d'Oreillons de coulps sur le chef solement après ke nous estions en confiance il s'est pris a dire o le bel bachelier gaillard ke tu es o la belle teste de Lion mais fais voir si les bras sont fort et coment est le torse fais touchier ici où commencent les Jambes pour voir si tu es sain adonques j'ai compri où il vouloit en venir et j'i ai doné un coulp avuec les genoils en les coilles oltrement dict les Testicula et lui s'est plié en deux disant vintdiou je va chez ceulx de Marengo e je dis ke tu es démonié ainsi te brusleront et c'ést très bien je dis mais primum j'annonce ke je t'ai veü la nuit ke tu la mettais dans la Bouche d'une sorciere vel masca puis voïons si selon eulx c'est moi le demonié et alors lui a dit mais attends ke je parlais pour rire et je voulais voir si tu estais dans la crainte del seignor de ceci ne parlons plus viens demain ke je comence a t'enseigner a eskrire kar lire est chose ki ne coute rien est suffisant regarder et remuer les levres mais si tu escris en le livre dedans i faut les feuilles et l'Enque et le calamus ki alba pratalia arabat et nigrum semen seminabat que lui parlait semper latin
et j'i ai dict suffit de savoir lire pour apprendre ce que tu ne savais pas ancor que si tu escris tu escris solement ce que tu sais déjà donc patientia mieuz ke je reste sanz saveoir ekrire mais le cü est le cü
kand je lui contois cela l'seignor alemans se riait com un Fol et disait vaillant petit chavalier les hermites sont
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mais dis dunc me dis ce ke tu as veü derechef dedans le bois et je pensant k'il estoit un de ceux ki voulaient prendre Terdona à la suite de Federicus Imperator je me suis dict mieux ke je complaise cestui et il me donnera peut estre une autre Monaie et ji ai dict ke deux nuits avant m'ést apparü le Sainct Baudolino et il m'à dit ke l'émpereur remporte grant victoire a Terdona car Fridericus est le seignor unic et vray de toute la Longbardie complexa la Frasketa

et alors le seignor a dit tu
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es envoyé du Ciel veux tu venir
au camp imperial a dire ce ke t'a dict Saint Baudolino et j'ai dit ke s'il vouloit je disois mesme ke saint Baudolino m 'avoit dict ke a l'assault les Saints pierretpol viendraient guider les imperials et lui a dit
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me suffirait Pierre tout seul
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viens avec moi et ta fortune est faicte
illico en some quasi illico l'éndemain mattin ce seignor dit a mon père k'il me prent avec lui et me mène en un lieu où j'aprens a lire et a esqrire et peut etre j'adeviens Ministerial
mon père Galiaudo ne savoit pas bien ce que cela voulait dire mais il a compris k'il se levait des pieds un mange pain en traitre et k'il ne devait plus se trouver en peine pour ce ke j'alais vagabondant chemins et buissons mais il pensait ke ce seignor pouvoit estre pourkoi pas un de ceux ki va parmi les foires et marchés avuec le Simius et pourkoi pas m'aurait mis après les mains dessus et cela ne lui plaisoit guère mais le seignor a dict ke lui était un grand comes palatinus et ke parmi les alemans on encontre pas de
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que sont ces sodomites a dict mon père et j'ai spliqué ke ce sont les engrapés du cü tu parle il a dict lui les engrapés sont partouz mais com le seignor sortait cinq aultres Moneïe en plus des deux d'ier soir alors il a perdu la teste et m'a dict mon filz va ke pour toi c'est une fortune et peut estre pour nous aussi mais vu ke ces alemans vaille que vaille finissent tourjourz de par chez nous cela veut dire ke de temps en temps tu viens nous trouver et j'i ai dict je jure et allez mais j'estois un peu Tristangoisseus car je voyais ma mère pleurer come si j'alasse a la mort
et ainsi nous somes alés et le seignor me disait de le mener où k'est l'Ost des imperiaux facilissim je dis suffit de suivre le soleil altrement dit d'aller vers d'où il vient
et tandis que nous alions on voyait déjà les campements quand arrive une compagnie de chevaliers armez de toutes armes ki au moment qu'ils nous voient s'ajenoillent abaissent les lances et les enseignes et levent les épées mais ke se passe donc je me suis dit et eux de crier
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de destre et
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de senestre et
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et baisent la main a ce
seignor et j'ai presque la maschoire dehors a cause de la bouche ouverte tel un four kar alors seulement je comprens ke ce seignor avec la barbe rousse est l'émpereor Fridericus in karnem et en os et moi ji ai raconté des menteries tout le soir com a un Enconnez quelconque
ores il me fera detrancher le chef je me dis et pourtant je lui ai cousté. VII. moneïe ke s'il avait voulu le chef il me le detranchoit hier soir gratis et amordei
et lui dit ne soyez a effroi tout est bien je porte grandes nouveles d'une Vision petit puer dis nous a tous la vision ke tu as eüe en le bois et je chois a terre com si j'eusse le mal caduc et je roulle les yeux et me fait sortir l'escume de la bouche et je crie je j'ai vu j'ai vu et je conte toute la historia de Saint Baudolino ki me fait la vaticination et tous louent
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Domine Dieu et disent Miracul miracul
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et y etaient ici les messagiers de Terdona aussi ki ne s'estaient pas encor résolus a redditio ou non mais quant ils m'ont ouï se jettent a terre et disent ke si mesme les saints étaient contre eulx mieux valoit se rendre kar de toute maniere cela ne pouvait durer
et puis je vois les Derthonois ki sortoient tous de la Cité hommes femmes enfans et vieux et pleuraient en leur nombril pendant que les alemans les emmenoient com s'ils fussent breeebies oltrement dit des berbices et universa pecora et ceux de Pavia ki allez allez entraient a Turtona com des fous avec fagots et masses et maillets et pics ke pour eulx abattre une cité jusque dedans ses fondacions les faisoient déchargier les coilles
et environ le soir j'ai veü sur la coste toute une grant fumée et Terdona ou Derthona n'y estoit presque plus la guerre est ainsi faite com dit mon pere Galiaudo c'est une grant sale Bete
toutefois mieux eux ke nous
et le soir l'émpereor retourne tout contens aux Tabernacula et il me pince la joue com mon père me faisoit jadis et puis il apelle un seignor ki estait le bon canoniste Rahewinus et lui dist k'il veut ke j'aprens a escrire et l'abacus et encor la gramaire ke alors je ne savais ce ke c'était mais maintenant peu a peu je le sais et mon pere Galiaudo ne l'aurait mesme imaginez
kom c'est beau d'estre un savant ki l'eut jamais dit
gratia agamus
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en somme soit rendue grace au Seignor
toutefois escrire une chronic fait venir des bouffees de chaleur mesme en hiver et ce pour la peur aussi kar la chandelle s'éteint et com disoit l'aultrej'ai mal au poulce
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Baudolino rencontre Nicétas Khoniatès
QU'EST-CE QUE C'EST? demanda Nicétas après avoir tourné et retourné le parchemin dans ses mains et « cherché d'en lire quelques lignes
– C'est mon premier exercice d'écriture, répondit Baudolino, et depuis l'époque où je l'ai écrit - j'avais, je crois, quatorze ans et j'étais encore une créature des bois – je l'ai toujours porté avec moi, comme une amulette. Ensuite j'ai rempli beaucoup d'autres parchemins, jour après jour parfois. Il me semblait exister seulement parce que le soir je pouvais raconter ce qui m'était arrivé le matin. Puis me suffisaient les regestes mensuels, quelques lignes, pour me rappeler les événements principaux. Et, me disais-je, quand j'aurais atteint un grand âge – on pourrait donc dire maintenant – sur la base de ces notes je rédigerais la Gesta Baudolini. Ainsi au cours de mes voyages emportais-je avec moi l'histoire de ma vie. Mais en fuyant le royaume du Prêtre Jean...
– Prêtre Jean ? Jamais entendu ce nom.
– Je t'en parlerai, même trop peut-être. Mais je disais : dans ma fuite j'ai perdu ces pages. Ce fut comme perdre la vie même.
– Tu me raconteras à moi ce dont tu te souviens. Il m'arrive des fragments de faits, des lambeaux d'événements, et j'en tire une histoire tissue d'un dessein providentiel. Toi, en me sauvant, tu m'as donné le peu de futur qui me reste, et moi je te montrerai ma gratitude en te restituant le passé que tu as perdu.
– Mais mon histoire est peut-être dénuée de tout sens...
– Des histoires dénuées de sens, il n'y en a pas. Et moi je suis de ces hommes qui savent en trouver un, même là où les autres n'en voient pas. Après quoi, l'histoire devient le livre des vivants, une trompette retentissante qui fait ressusciter de leur sépulcre ceux qui étaient poussière depuis des siècles... Seulement il y faut du temps, considérer les péripéties, les regrouper, découvrir leurs liens, fût-ce les moins visibles. Mais nous n'avons rien d'autre à faire, tes Génois disent que nous devrons attendre tant que la rage de ces chiens ne se sera pas calmée. »
Nicétas Khoniatès, naguère orateur de cour, juge suprême de l'empire, juge du Voile, logothète des secrets, autrement dit - selon les Latins - chancelier du basileus de Byzance outre qu'historien de nombreux Comnènes et des Anges, regardait avec curiosité l'homme qui se trouvait devant lui. Baudolino lui avait dit qu'ils s'étaient rencontrés à Gallipoli, du temps de l'empereur Frédéric, mais si Baudolino y était, c'est perdu au milieu de quantité de ministériaux, tandis que Nicétas, qui traitait au nom du basileus, était bien plus visible Mentait-il? Il était en tout cas celui qui l'avait soustrait à la furie des envahisseurs, l'avait conduit dans un lieu sûr, l'avait réuni à sa famille et lui promettait de l'emmener hors de Constantinople... Nicétas observait son sauveur. Plus qu'à un chrétien, il ressemblait désormais à un Sarrasin. Le visage brûlé par le soleil, une cicatrice pâle qui traversait toute la joue, une couronne de cheveux encore roussâtres qui lui donnaient un air léonin. Nicétas s'étonnerait plus tard en apprenant que cet homme avait plus de soixante ans. Les mains étaient grosses, quand il les tenait réunies sur son ventre on voyait aussitôt les jointures noueuses. Des mains de paysan, faites davantage pour la bêche que pour l'épée.
Et pourtant il parlait un grec fluide, sans cracher sa salive à chaque mot comme faisaient d'habitude les étrangers, et Nicétas venait de l'entendre s'adresser à certains envahisseurs dans une langue à eux, hirsute, qu'il parlait vite et sec, tel qui sait en user même pour l'insulte. D'ailleurs, il lui avait dit la veille au soir qu'il possédait un don : il lui suffisait d'entendre deux personnes parler dans une langue quelconque et, peu après, il était capable de parler comme elles. Don singulier, que Nicétas croyait n'avoir été accordé qu'aux apôtres.
Vivre à la cour, et quelle cour, lui avait appris à estimer les individus avec une calme défiance. Ce qui frappait chez Baudolino c'était que, quoi qu'il dît, il regardait son interlocuteur à la dérobée, comme pour l'avertir de ne pas le prendre au sérieux. Manière que l'on peut permettre à quiconque, sauf à quelqu'un dont vous attendez un témoignage véridique à traduire en Histoire. Mais d'un autre côté Nicétas était curieux de nature. Il aimait entendre les autres raconter, et pas seulement des choses qu'il ne connaissait pas. Même les choses qu'il avait déjà vues de ses propres yeux, quand quelqu'un les lui redisait, il lui semblait les regarder d'un autre point de vue, comme s'il se trouvait sur le sommet d'une de ces montagnes des icônes et voyait les pierres tels les apôtres sur l'éminence et non tel le fidèle, d'en bas. Et puis il aimait interroger les Latins, si différents des Grecs, à commencer par leurs langues à eux, toutes nouvelles, chacune différente des autres.

Nicétas et Baudolino étaient assis face à face, dans la salle d'une tourelle aux fenêtres bilobées qui s'ouvraient sur trois côtés L'une montrait la Corne d'or et la rive opposée de Pera avec la tour de Galata qui émergeait au milieu de son cortège de bourgs et de masures; par l'autre, on voyait le canal du port déboucher dans le Bras Saint-Georges; la troisième, enfin, regardait vers l'occident, et d'ici on aurait dû voir tout Constantinople. Mais, ce matin-là, la couleur tendre du ciel était obscurcie par la fumée dense des palais et des basiliques consumés par le feu.
C'était le troisième incendie qui frappait la ville au cours des neuf derniers mois, le premier avait détruit magasins et réserves de cour, depuis les Blachernes jusqu'aux murs de Constantin, le deuxième avait dévoré tous les fondouks des Vénitiens, des Amalfitains, des Pisans et des Juifs, de Perama jusqu'à la côte ou presque, n'épargnant que ce quartier de Génois touchant au pied de l'Acropole, et le troisième était en train de flamber de tout côté.
En bas, c'était un vrai fleuve de flammes, tombaient à terre les portiques, s'écroulaient les palais, se brisaient les colonnes, les globes de feu qui se détachaient du centre de cet embrasement consumaient les maisons lointaines, puis les flammes, poussées par les vents qui capricieusement alimentaient cet enfer, revenaient dévorer ce que d'abord elles avaient épargné. En haut s'élevaient des nues denses, encore rougeoyantes à leur base sous les reflets du feu, mais de couleurs différentes, savoir si par une illusion des rayons du soleil levant ou par la nature des épices, des bois et d'autres matières brûlées à l'origine. Non seulement : selon la direction du vent, de différents points de la ville provenaient des arômes de noix muscade, de cannelle, de poivre et de safran, de sénevé ou de gingembre - c'est ainsi que la ville la plus belle du monde brûlait, certes, mais tel un brasier d'arômes exhalant leurs parfums.
Baudolino tournait le dos à la troisième fenêtre bilobée et on eût dit une ombre sombre halonée par la double lueur du matin et de l'incendie. Nicétas en partie l'écoutait et en partie repensait aux événements des jours précédents.
Désormais, en cette matinée-là du mercredi 14 avril de l'an du Seigneur 1204, autrement dit six mille sept cent douze depuis le début du monde, comme on calculait d'habitude à Byzance, depuis deux jours les barbares avaient définitivement pris possession de Constantinople. L'armée byzantine si scintillante d'armures et d'écus au temps des parades, et la garde impériale des mercenaires anglais et danois armés de leurs terribles bipennes, qui le vendredi encore avaient tenu tête aux ennemis en se battant avec hardiesse, avaient cédé le lundi lorsque les ennemis eurent finalement violé les murs. Cela avait été une victoire si inopinée que les vainqueurs eux-mêmes s'étaient arrêtés, pris de crainte, vers le soir, s'attendant à une rescousse et, pour tenir éloignés les défenseurs, ils avaient allumé le nouvel incendie. Mais le matin du mardi toute la ville s'était rendu compte que, durant la nuit, l'usurpateur Alexis Doukas Mursuphle avait fui dans l'arrière-pays. Les habitants, maintenant orphelins et défaits, s'étaient répandus en malédictions contre ce voleur de trônes qu'ils avaient célébré jusqu'à la veille au soir, de même qu'ils s'étaient mis à l'encenser quand il avait étranglé son prédécesseur, et, ne sachant que faire (vils, vils, vils, quelle honte, se lamentait Nicétas devant la vergogne de cette reddition), ils s'étaient réunis en un grand cortège, le patriarche et des prêtres de toute race en tenue rituelle, les moines qui jacassaient pitié, prêts à se vendre aux nouveaux puissants comme ils s'étaient toujours vendus aux anciens, les croix et les images de Notre Seigneur levées bien haut au moins autant que leurs cris et leurs plaintes, et ils s'étaient rendus à la rencontre des conquérants dans l'espoir de les amadouer.
Quelle folie, espérer pitié de la part de ces barbares qui n'avaient pas besoin que l'ennemi se rendît pour faire ce qu'ils rêvaient depuis des mois, détruire la ville la plus étendue, la plus populeuse, la plus riche, la plus noble du monde, et s'en partager les dépouilles. L'immense cortège des pleurants se trouvait devant des mécréants au froncement de sourcils courroucé, à l'épée encore rouge de sang, aux chevaux piaffants. Comme si le cortège n'avait jamais existé, commença le sac.
O Christ notre Seigneur, quelles furent alors nos détresses et nos tribulations! Mais comment et pourquoi le fracas de la mer, l'assombrissement ou le total obscurcissement du soleil, le rouge halo de la lune, les mouvements des étoiles ne nous avaient-ils pas annoncé ce dernier malheur? Ainsi pleurait Nicétas, le soir du mardi, faisant des pas égarés dans ce qui avait été la capitale des derniers Romains, d'un côté cherchant à éviter les hordes des infidèles, de l'autre trouvant son chemin barré par de toujours nouveaux foyers d'incendies, désespéré de ne pouvoir s'acheminer vers sa demeure et craignant qu'entre-temps certaines de ces canailles n'en vinssent à menacer sa famille.
Enfin, entre chien et loup, comme il n'osait traverser les jardins et les espaces découverts de Sainte-Sophie à l'Hippodrome, il avait couru vers le temple en voyant ouvertes ses grandes portes, et sans supposer que la furie des barbares arriverait jusqu'à profaner même ce lieu.
Mais, à peine y fut-il entré qu'il blêmissait d'horreur. Ce vaste espace était parsemé de cadavres au milieu desquels caracolaient des cavaliers ennemis obscènement avinés. Là-bas, la racaille brisait à coups de masse le portail d'argent et bordé d'or de la tribune. La superbe chaire avait été liée avec des cordes pour la dessocler et la faire traîner par une troupe de mulets. Une bande d'ivrognes aiguillonnait en sacrant les animaux mais les sabots glissaient sur le dallage poli, les armés stimulaient d'abord d'estoc et puis de taille les malheureuses bêtes qui, d'épouvante, se répandaient en rafales d'excréments, certaines tombaient à terre et se brisaient une jambe, si bien que toute la surface autour de la chaire était une bourbe de sang et de merdaille.
Des groupes de cette avant-garde de l'Antéchrist s'acharnaient contre les autels, Nicétas en vit qui ouvraient tout grand un tabernacle, empoignaient les calices, jetaient au sol les saintes espèces, de leur dague faisaient sauter les pierres qui ornaient la coupe, les cachaient dans leur vêtement et lançaient le calice sur un tas commun destiné à la fusion. Mais avant, certains, tout en ricanant, prenaient à la selle de leur cheval un flacon plein de vin, en versaient dans le vase sacré, et en buvaient tout en parodiant les attitudes d'un célébrant. Pire encore, sur le maître-autel désormais dépouillé, une prostituée à demi vêtue, troublée par quelque liqueur, dansait pieds nus à même la sainte table en caricaturant des rites sacrés, tandis que les hommes riaient et l'incitaient à enlever ses derniers effets; elle, peu à peu mise à nue, s'était prise à danser devant l'autel l'antique et coupable danse de la cordace, avant de s'effondrer enfin, lasse et rotante, sur le siège du patriarche.
En pleurant pour ce qu'il voyait, Nicétas s'était hâté vers le fond du temple où se dressait ce que la piété populaire appelait la Colonne qui transpire - et qui, de fait, exhibait au toucher sa sueur mystique et continue, mais ce n'était pas pour des raisons mystiques que Nicétas voulait l'atteindre. Et, à mi-parcours, il avait trouvé son chemin barré par deux envahisseurs de haute stature - ils lui semblèrent des géants - qui lui criaient quelque chose d'un ton impérieux. Il n'était pas nécessaire de connaître leur langue pour comprendre que, d'après ses vêtements de cour, ils présumaient qu'il était chargé d'or, ou pouvait dire où il l'avait caché. Et Nicétas en cet instant se sentit perdu car, ainsi qu'il l'avait alors vu dans sa course hors d'haleine le long des rues de la ville envahie, il ne suffisait pas de montrer qu'on était muni de menue monnaie ou de nier posséder certain trésor en un certain endroit : des nobles déshonorés, des vieillards en pleurs, des possédants dépossédés se voyaient torturer à mort pour qu'ils révélassent où ils avaient caché leurs avoirs, tuer si, ne les ayant plus, ils ne parvenaient pas à le révéler, et abandonner à terre quand ils le révélaient, après avoir subi de tels et si nombreux sévices que de toute façon ils mouraient tandis que leurs tourmenteurs soulevaient une pierre, abattaient une fausse paroi, faisaient s'écrouler un faux plafond, et plongeaient leurs mains rapaces au milieu d'une vaisselle précieuse, du crissement de la soie et du frôlement des velours, caressant des fourrures, égrenant entre leurs doigts des pierres et des bijoux, flairant des vases et des sachets de drogues rares.
Ainsi, en cet instant, Nicétas se vit mort, pleura sa famille qui l'avait perdu, demanda à Dieu Tout-Puissant pardon pour ses péchés. Et ce fut à ce moment-là que dans Sainte-Sophie entra Baudolino.


Il apparut, beau comme un Saladin, sur un cheval caparaçonné, une grande croix rouge à la poitrine, flamberge au vent, hurlant « ventredieu, viergelouve, mordiou, répugnants sacrilèges, porcs de simoniaques, c'est là manière de traiter les choses de notreseigneur? » et de donner des coups de plat à tous ces blasphémateurs arborant le signe de la croix comme lui, à la différence que lui n'était pas ivre mais bien furibond. Et, arrivé à la putasse vautrée dans le siège patriarcal, il l'avait saisie par les cheveux et la traînait dans le crottin des mulets tout en lui hurlant des choses horribles sur la mère qui l'avait engendrée. Mais autour de lui tous ceux qu'il croyait punir étaient si soûls, ou si occupés à ôter des pierres de toute matière qui les pouvait enchâsser, qu'ils ne s'apercevaient pas de ce que Baudolino était en train de faire.
Ce faisant, il arriva devant les deux géants qui s'apprêtaient à torturer Nicétas, regarda le malheureux qui implorait pitié, laissa la chevelure de la courtisane, qui tomba à terre maintenant estropiée, et dit en un grec parfait : « Par tous les douze Rois Mages, mais tu es le seigneur Nicétas, ministre du basileus ! Que puis-je faire pour toi?
– Frère en Christ, qui que tu sois, avait crié Nicétas, libère-moi de ces barbares latins qui me veulent mort, sauve mon corps et tu sauveras ton âme! » De cet échange de vocalises orientales les deux pèlerins latins n'avaient pas compris grand-chose et ils en demandaient raison à Baudolino qui paraissait des leurs, en s'exprimant en provençal. Et en un provençal parfait Baudolino avait crié que cet homme était le prisonnier du comte Baudoin de Flandre et de Hainaut, sur ordre duquel justement lui-même le recherchait, et en raison d'arcana imperii que deux misérables sergents comme eux ne comprendraient jamais. Les deux restèrent étourdis un instant, puis ils décidèrent qu'à discuter ils perdaient leur temps, alors qu'ils pouvaient chercher d'autres trésors sans effort, et ils s'éloignèrent en direction du maître-autel.
Nicétas ne s'inclina pas pour baiser les pieds de son sauveur, aussi bien il se trouvait déjà à terre, mais il était trop bouleversé pour se comporter avec la dignité que son rang eût requise : « O mon bon seigneur, merci pour ton aide, tous les Latins ne sont donc pas des fauves déchaînés au visage retourné de haine. Même les Sarrasins n'en agirent pas ainsi quand ils reconquirent Jérusalem, quand Saladin se satisfit de quelques monnaies pour laisser partir sains et saufs les habitants! Quelle honte pour toute la chrétienté, frères contre frères armés, des pèlerins qui devaient aller à la reconquête du Saint-Sépulcre et qui se sont laissé arrêter par la cupidité et par l'envie, et ils détruisent l'empire romain! O Constantinople, Constantinople, mère des églises, princesse de la religion, guide des parfaites opinions, nourrice de toutes les sciences, repos de toute beauté, tu as donc bu de la main de Dieu le calice de la fureur, et tu t'es embrasée d'un feu bien plus grand que celui qui brûla la Pentapole! Quels convoiteux et implacables démons répandirent sur toi l'intempérance de leur enivrement, quels fous et odieux Prétendants t'ont allumé la torche nuptiale? O mère hier vêtue de l'or et de la pourpre impériale, aujourd'hui souillée et hâve et privée de tes fils, comme oiseaux prisonniers d'une cage nous ne trouvons pas le moyen de quitter cette ville qui était nôtre, ni le cœur d'y rester, mais à tant d'erreurs mêlés, telles des étoiles errantes nous divaguons!
– Seigneur Nicétas, avait répondu Baudolino, on m'avait dit que vous, les Grecs, vous parliez trop et de tout, mais je ne croyais pas que c'était à ce point. Pour le moment, la question est de savoir comment transporter son cul loin d'ici. Moi je peux te mettre à l'abri dans le quartier des Génois, mais toi il faut que tu me suggères le chemin le plus rapide et le plus sûr pour le Neorion, parce que cette croix que j'ai sur la poitrine me protège moi, mais pas toi : ici, alentour, les gens ont perdu toute lueur de raison, s'ils me voient avec un Grec prisonnier, ils pensent qu'il doit valoir quelque chose et ils me l'enlèvent.
– De chemin, j'en connais un bon mais il ne longe pas les rues, dit Nicétas, et il faudrait que tu abandonnes ton cheval...
– Et donc abandonnons-le », dit Baudolino avec une nonchalance qui étonna Nicétas ignorant encore à quel bon prix l'autre s'était procuré son destrier.
Alors Nicétas se fit aider pour se relever, le prit par la main et s'approcha, furtif, de la Colonne qui transpire. Il regarda autour de lui : sur toute l'ampleur du temple les pèlerins qui, vus de loin, remuaient comme des fourmis, étaient absorbés dans quelque dilapidation et ne prêtaient pas attention à eux deux. Il s'agenouilla derrière la colonne et enfila les doigts dans la fissure un peu branlante d'une dalle du pavement. « Aide-moi, dit-il à Baudolino, peut-être à deux en serons-nous capables. » Et de fait, après quelques efforts la dalle se souleva en découvrant une ouverture sombre. « Il y a des escaliers, dit Nicétas, j'entre le premier parce que je sais où je dois mettre les pieds. Ensuite tu refermeras la pierre sur toi.
– Et que fait-on à présent? demanda Baudolino.
– On descend, dit Nicétas, et puis à tâtons nous trouverons une niche, dedans il y a des torches et une pierre à feu.
– Fort belle ville cette Constantinople, et pleine de surprises, commenta Baudolino tandis qu'il descendait par cet escalier en colimaçon. Dommage que ces porcs ne laisseront pas pierre sur pierre.
– Ces porcs? demanda Nicétas. Mais n'es-tu pas des leurs?
– Moi? s'étonna Baudolino. Pas moi. Si tu fais allusion à cet habit, je l'ai emprunté. Quand ceux-là sont entrés dans la ville, j'étais déjà à l'intérieur des murs. Mais où sont-elles, ces torches ?
– Du calme, encore quelques marches. Qui es-tu, comment tu t'appelles ?
– Baudolino d'Alexandrie, pas la ville d'Egypte, celle qu'on nomme maintenant Cesarea, mais il se peut qu'on ne la nomme même plus et que quelqu'un l'ait brûlée comme Constantinople. Là-haut, entre les montagnes du Nord et la mer, près de Mediolan, tu connais ?
– Je sais pour Mediolan. Une fois ses murs furent détruits par le roi des Alamans. Et plus tard notre basileus leur donna des fonds pour aider à les reconstruire.
– Voilà, moi j'étais avec l'empereur des Alamans, avant qu'il ne mourût. Tu l'as rencontré lorsqu'il traversait la Propontide, il y a presque quinze ans.
– Frédéric l'Ahenobarbus. Un grand et très noble prince, clément et miséricordieux. Il n'aurait jamais fait comme ceux-là...
– Quand il enlevait une ville, il n'était pas tendre lui non plus. »
Enfin ils furent au pied de l'escalier. Nicétas trouva les torches et, les tenant haut au-dessus de leur tête, tous deux parcoururent un long conduit jusqu'à ce que Baudolino vît le ventre même de Constantinople, là où, presque juste sous la plus grande église du monde, s'étendait, invisible, une autre basilique, une selve de colonnes qui se perdaient dans l'obscurité comme autant d'arbres d'une forêt lacustre surgissant de l'eau. Basilique ou église abbatiale complètement chavirée car même la lumière, qui frisait à peine les chapiteaux s'estompant dans l'ombre des très hautes voûtes, ne provenait pas de rosaces ou de vitraux mais du pavement aqueux qui reflétait la flamme mobile des visiteurs.
« La ville est percée de citernes, dit Nicétas. Les jardins de Constantinople ne sont pas un don de la nature mais bien l'effet de l'art. Or, vois-tu, maintenant l'eau nous arrive seulement à mi-jambes parce qu'elle a été presque toute utilisée pour éteindre les incendies. Si les conquérants détruisent les aqueducs aussi, tout le monde mourra de soif. D'habitude, on ne peut avancer à pied, il faut une barque.
– Mais celle-ci continue jusqu'au port?
– Non, elle s'arrête bien avant; je connais pourtant des passages et des escaliers qui la font communiquer avec d'autres citernes, et d'autres galeries, si bien que nous pourrions marcher sous terre, peut-être pas jusqu'au Neorion mais jusqu'au Prosphorion. Cependant, dit-il angoissé et comme s'il ne se rappelait qu'en cet instant une autre affaire, je ne peux aller avec toi. Je te montre le chemin, mais ensuite il faut que je retourne sur mes pas. Il faut que je mette à l'abri ma famille cachée dans une petite maison derrière Sainte-Irène. Tu sais, et il parut s'en excuser, mon palais a été détruit dans le deuxième incendie, celui d'août...
– Seigneur Nicétas, tu es fou. Primo, tu me fais venir là en bas et abandonner mon cheval, alors que sans toi moi je pouvais arriver au Neorion même en passant par les rues. Secundo, penses-tu rejoindre ta famille avant que ne t'arrêtent deux autres sergents comme ceux avec qui je t'ai trouvé? Tôt ou tard quelqu'un vous dénichera, et si tu penses prendre les tiens et t'en aller, où iras-tu ?
– J'ai des amis à Selymbria, dit Nicétas, perplexe.
– Je ne sais pas où ça se trouve, mais avant d'y arriver tu devras sortir de la ville. Ecoute un peu, toi, à ta famille, tu ne sers à rien. En revanche, où moi je t'emmène, nous trouvons des amis génois qui, dans cette ville, font la pluie et le beau temps, ils sont habitués à traiter avec les Sarrasins, avec les Juifs, avec les moines, avec la garde impériale, avec les marchands persans, et à présent avec les pèlerins latins. Ce sont des gens rusés, tu leur dis où est ta famille et eux te l'amènent demain où nous serons; comment ils feront, je l'ignore, mais ils le feront. Ils le feraient en tous les cas pour moi, qui suis un vieil ami, et pour l'amour de Dieu, mais ce sont toujours des Génois et si tu leur fais un petit cadeau, c'est encore mieux. Et puis nous restons là-bas en attendant que les choses se calment, d'habitude un sac ne dure pas plus de quelques jours, tu peux me croire j'en ai pas mal vu. Et après, à Selymbria sinon où tu voudras. »
Nicétas avait remercié, convaincu. Et tout en avançant il lui avait demandé pourquoi il se trouvait dans la ville, s'il n'était pas un pèlerin qui avait pris le signe de la croix.
« Je suis arrivé quand les Latins avaient déjà débarqué sur l'autre rive, avec d'autres personnes... qui à présent ne sont plus là. Nous venions de très loin.
– Pourquoi n'avez-vous pas quitté la ville lorsqu'il était encore temps ? »
Baudolino hésita avant de répondre : « Parce que... parce que je devais rester ici pour comprendre une chose.
– Tu l'as comprise?
– Hélas oui, mais seulement aujourd'hui.
– Une autre question. Pourquoi tu te donnes tant de peine pour moi?
– Quoi d'autre devrait faire un bon chrétien? Mais au fond, tu as raison. J'aurais pu te libérer de ces deux-là et te laisser t'enfuir de ton côté, et voilà que je reste collé à toi comme une sangsue. Tu vois, seigneur Nicétas, je sais que tu es un écrivain d'histoires, ainsi que l'était l'évêque Otton de Freising. Mais quand je connaissais l'évêque Otton, et avant qu'il ne meure, j'étais un enfant, et je n'avais pas une histoire, je voulais seulement connaître les histoires des autres. Maintenant, je pourrais avoir une histoire à moi; cependant, sans compter que j'ai perdu tout ce que j'avais écrit sur mon passé, si j'essaie de me souvenir mes idées s'embrouillent. Non que je ne me rappelle les faits, mais je suis incapable de leur donner un sens. Après ce qui m'est arrivé aujourd'hui, il faut que je parle à quelqu'un, sinon je deviens fou.
– Que t'est-il arrivé aujourd'hui? demanda Nicétas en avançant péniblement dans l'eau - il était plus jeune que Baudolino mais sa vie d'études et de courtisan l'avait rendu gras, paresseux et mou.
– J'ai tué un homme. C'était celui qui, il y a presque quinze années de cela, avait assassiné mon père adoptif, le meilleur des rois, l'empereur Frédéric.
– Mais Frédéric s'est noyé en Cilicie!
– C'est ce que tout le monde a cru. En réalité, il a été assassiné. Seigneur Nicétas, tu m'as vu donner de l'épée, curibond, ce soir à Sainte-Sophie, mais sache que de ma vie je n'avais jamais répandu le sang de personne. Je suis un homme de paix. Cette fois j'ai dû occire, j'étais le seul à pouvoir faire justice.
– Tu me raconteras. Mais dis-moi comment tu es arrivé aussi providentiellement à Sainte-Sophie pour me sauver la vie.
– Alors que les pèlerins commençaient à mettre à sac la ville, j'entrais dans un lieu obscur. J'en suis sorti qu'il faisait déjà sombre, il y a une heure, et je me suis retrouvé près de l'Hippodrome. J'ai été presque renversé par une foule de Grecs qui s'enfuyaient en hurlant. Je me suis retiré sous le porche d'une maison à demi brûlée pour les laisser passer, et quand ils furent passés j'ai vu les pèlerins qui les poursuivaient. Je compris, et en un instant s'imposa dans ma tête cette belle vérité : que, certes, j'étais bien un Latin et pas un Grec, mais avant que ces Latins devenus bêtes furieuses ne s'en aperçoivent, entre moi et un Grec mort il n'y aurait aucune différence. Et pourtant, ce n'est pas possible, me disais-je, ces types ne voudront tout de même pas détruire la plus grande ville de la chrétienté juste au moment où ils viennent de la conquérir... Puis je repensais qu'à l'époque où leurs ancêtres sont entrés dans Jérusalem du temps de Godefroy de Bouillon, même si, en fin de compte, la ville devenait la leur, ils ont tué tout le monde, femmes, enfants et animaux domestiques, et c'est miracle si, par erreur, ils n'ont pas aussi brûlé le Saint-Sépulcre. Il est vrai qu'eux c'étaient des chrétiens qui entraient dans une ville d'infidèles, mais justement dans mon voyage j'ai vu combien les chrétiens peuvent s'égorger entre eux pour un simple mot, et on sait bien que depuis des années nos prêtres se disputent avec vos prêtres sur l'affaire du Filioque. Et enfin, trêve d'histoires, quand le guerrier pénètre dans une ville, il n'y a pas de religion qui tienne.
– Qu'as-tu fait alors?
– Je suis sorti du porche, marchant en rasant les murs jusqu'au moment où je suis arrivé à l'Hippodrome. Et là j'ai vu la beauté défleurir et devenir chose pesante. Tu sais, depuis que je suis dans la ville, de temps en temps j'allais là-bas contempler la statue de cette fille, celle aux pieds faits au tour, les bras qui semblent de neige et les lèvres rouges, ce sourire, et ces seins, et les robes et les cheveux qui dansaient au vent, qu'à la voir de loin on ne pouvait pas croire qu'elle fût en bronze, car elle avait l'air de chair vive...
– C'est la statue d'Hélène de Troie. Mais que s'est-il passé?
– En l'espace de quelques secondes, j'ai vu la colonne où elle se trouvait se plier tel un arbre scié à la base et chuter à terre, tout un grand nuage de poussière. En morceaux, plus loin le corps, à deux pas de moi la tête, et alors seulement j'ai réalisé comme elle était grande cette statue. La tête, on n'aurait pu l'embrasser avec deux bras grands ouverts, et elle me fixait de travers, ainsi que fait une personne couchée, le nez horizontal et les lèvres verticales qui, excuse-moi, mais elles ressemblaient à celles que les femmes ont entre les jambes, et la pupille avait sauté des yeux, et elle paraissait devenue aveugle d'un coup, Très Saint Jésus, comme celle-ci! » Et il avait fait un bond en arrière, éclaboussant de toute part, parce que sa torche avait soudain éclairé dans l'eau une tête de pierre, grande comme dix têtes humaines, qui se trouvait là pour soutenir une colonne, et cette tête aussi était couchée, la bouche plus vulvaire encore, entrouverte, quantité de serpents au sommet en manière de boucles, et une pâleur mortifère de vieil ivoire.
Nicétas sourit : « Celle-ci est là depuis des siècles; ce sont des têtes de Méduse qui viennent de je ne sais où et ont été utilisées par les bâtisseurs en guise de socle. Tu t'effraies de peu...
– Je ne m'effraie pas. C'est que ce visage je l'ai déjà vu. Ailleurs. »
Devant le trouble de Baudolino, Nicétas changea de sujet : « Tu me disais qu'ils ont abattu la statue d'Hélène...
– Si ce n'était que celle-là. Toutes, toutes celles situées entre l'Hippodrome et le Forum, du moins toutes celles en métal. Ils montaient dessus, y liaient des cordages ou des chaînes au cou, et au sol ils les tiraient avec deux ou trois paires de boeufs. J'ai vu tomber toutes les statues des auriges, un sphinx, un hippopotame et un crocodile égyptiens, une grande louve avec Romulus et Remus pendus aux mamelles, et la statue d'Hercule; elle aussi, j'ai découvert qu'elle était si grande que le pouce avait la taille du buste d'un homme normal... Et puis cet obélisque de bronze avec tous ces reliefs, celui qui est surmonté d'un petit bout de femme qui tourne selon le vent...
– La Compagne du Vent. Quelle perte. Certaines étaient des œuvres d'anciens sculpteurs païens, plus anciens même que les Romains. Mais pourquoi, pourquoi?
– Pour les fondre. La première chose que tu fais quand tu mets à sac une ville, c'est de fondre tout ce que tu ne peux pas transporter. On fait des creusets partout, et tu peux imaginer ici avec toutes ces belles maisons en flammes qui sont comme des fours naturels. Et puis, tu les as vus les autres dans l'église, ils ne peuvent tout de même pas se montrer à la ronde avec les ciboires et les patènes qu'ils ont pris dans les tabernacles. Fondre, il faut fondre sur-le-champ. Un sac, expliquait Baudolino en homme qui connaît bien son métier, c'est comme une vendange, il faut se répartir les tâches aussi, il y a ceux qui foulent le raisin, ceux qui transportent le moût dans les cuves, ceux qui font à manger pour les fouleurs, d'autres qui vont prendre le bon vin de l'année précédente... Un sac est un travail sérieux – du moins si tu veux que de la ville il ne reste pierre sur pierre, comme de mon temps à Mediolan. Mais pour ça, il faudrait les Pavesans, eux oui qu'ils savent comment on fait disparaître une ville. Ceux-ci ont encore tout à apprendre, ils jetaient à bas la statue puis s'asseyaient dessus et se mettaient à boire, après quoi arrivait l'un d'eux qui tirait une fille par les cheveux et criait qu'elle était vierge, et tous d'enfiler le doigt dedans pour voir si elle valait la peine... Dans un sac bien fait, tu dois tout nettoyer tout de suite, maison après maison, et tu t'amuses ensuite, sinon les plus malins emportent le meilleur. Mais en somme, mon problème était qu'avec des gens de ce genre je n'avais pas le temps de leur raconter que j'étais né moi aussi du côté du marchis de Montferrat. Alors il n'y avait qu'une chose à faire. Je me suis tapi à l'angle de la ruelle jusqu'à ce qu'y entre un cavalier qui, avec tout ce qu'il avait bu, ne savait désormais même plus où il allait et se laissait mener par son cheval. Je n'ai rien dû faire d'autre que de le tirer par une jambe, et il s'est écroulé par terre. Je lui ai ôté son heaume, je lui ai laissé tomber une pierre sur le chef...
– Tu l'as tué?
– Non, c'était un machin friable, tout juste de quoi le laisser évanoui. Je me suis donné du cœur au ventre parce que notre homme commençait à vomir des choses couleur giroflée, je lui ai enlevé sa cotte de mailles et son bliaud, ses armes, j'ai pris le cheval, et filé par les quartiers jusqu'à ce que j'arrive à la porte de Sainte-Sophie; j'ai vu qu'ils y entraient avec des mulets, et devant moi est passé un groupe de soldats qui emportaient des candélabres d'argent et leurs chaînes grosses comme le bras, et ils parlaient comme des Lombards. A la vue de ce démantèlement, de cette infamie, de ce trafic, j'ai perdu la tête car ceux qui faisaient ce carnage étaient pourtant bien des hommes de mes terres, fils dévots du pape de Rome... »
Ainsi discourant, alors que les torches allaient toucher à leur fin, ils étaient remontés hors de la citerne dans la nuit maintenant pleine, et, par les ruelles désertes, ils avaient rejoint la tourelle des Génois.
Ils avaient frappé à la porte, quelqu'un était descendu, ils avaient été accueillis et restaurés avec rude cordialité. Baudolino paraissait être chez lui parmi ces gens, et il avait aussitôt recommandé Nicétas. L'un d'eux avait dit : « Facile, on s'en occupe nous, à présent allez dormir », et c'était dit avec une telle assurance que non seulement Baudolino mais Nicétas lui-même avaient passé une nuit tranquille.
3
Baudolino explique à Nicétas ce qu'il écrivait, petit
LE MATIN SUIVANT, Baudolino avait convoqué les plus lestes d'entre les Génois, Pévéré, Boïamondo, Grillo et Taraburlo. Nicétas leur avait dit où ils pourraient trouver sa famille, et eux étaient partis, le rassurant encore. Nicétas avait alors demandé du vin et en avait versé une coupe à Baudolino : « Si tu aimes celui-ci, parfumé à la résine. Beaucoup de Latins le trouvent écœurant, et ils disent qu'il sent le moisi. » Baudolino lui ayant assuré que ce nectar grec était sa boisson préférée, Nicétas s'était disposé à écouter son histoire.
Baudolino paraissait anxieux de parler à quelqu'un, comme pour se libérer de choses qu'il gardait en lui depuis qui sait combien de temps. « Voici, seigneur Nicétas », dit-il en ouvrant un sachet de peau qu'il portait suspendu à son cou, et lui tendant un parchemin. « C'est le début de mon histoire. »
Nicétas – qui savait pourtant lire les caractères latins – avait essayé de le déchiffrer mais il n'y avait rien compris.
« Qu'est-ce que c'est? avait-il demandé. Je veux dire : c'est écrit en quelle langue ?
– La langue, je ne sais pas. Commençons comme ça, seigneur Nicétas. Tu as une idée où se trouvent Ianua, autrement dit Gênes, et Mediolan ou Mayland comme disent les Théotoniques ou Germains, ou Alamanoï comme vous dites, vous. Bon, à mi-chemin entre ces deux villes, il y a deux rivières, le Tanaro et la Bormida, et entre les deux il est une plaine où, quand il ne fait pas une chaleur à cuire les œufs en les mettant sur une pierre, il fait du brouillard, quand il ne fait pas de brouillard il fait de la neige, quand il ne fait pas de la neige il fait de la glace et quand il ne fait pas de la glace il fait froid pareil. C'est là que je suis né, dans une lande qu'on appelle la Frascheta Marincana, et il s'y trouve aussi un beau marécage entre les deux rivières. On n'est pas tout à fait sur les rives de la Propontide...