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Le guerrier et l'avocat
« Corruption » : le mot est tabou au sein l'administration pénitentiaire. Un de ses membres, trente ans d'expérience dans les prisons françaises, en parle sans fioritures et sous le sceau de l'anonymat, pour ne pas risquer d'écourter prématurément sa carrière :
« À l'école, on ne cesse de mettre en garde les futurs surveillants. On leur répète que les détenus leur feront miroiter plein de choses, mais qu'ils ne leur feront pas de cadeau à la sortie. Un certain nombre se laissent malgré tout corrompre. Il y a ceux qui le font sans réfléchir aux conséquences, ceux qui ont des difficultés financières et plongent pour une somme souvent ridicule, à peine de quoi régler une dette de jeu ou se payer des vacances, et ceux qui tombent entre les mains de détenus importants qui leur racontent des choses extraordinaires sur leur vie dehors, et commencent sans s'en rendre compte à s'identifier à eux. »
Glisser, c'est plus facile qu'on ne croit, proximité oblige : « Lorsqu'on croise un détenu tous les jours, on finit par gommer le côté négatif qu'il peut y avoir chez lui, poursuit le fonctionnaire. On voit un type sympathique. On passe au fil des conversations à l'affectif, à la famille, aux enfants. On oublie la barrière. Jusqu'au jour où le gars vous envoie passer une soirée agréable en boîte de nuit, avec champagne à volonté. Vous entrez alors les yeux fermés dans les schémas des voyous qui vous demanderont bientôt, pour commencer, de faire entrer une lettre en prison. Si vous refusez, ils passeront aux menaces, mais vous serez déjà allé trop loin pour avoir les moyens de reculer... »
La preuve par Antonio Ferrara, guerrier des banlieues et récidiviste de l'évasion.
Libérable en 2022
Hiver 2006. Le Palais de justice de Paris est transformé en bunker, le temps du procès des membres présumés de ce que les policiers, à la suite d'une écoute téléphonique, ont appelé la Dream Team – l'« équipe de rêve » des braqueurs français, jugés en l'occurrence pour le braquage d'un fourgon blindé à Gentilly (Val-de-Marne), six ans auparavant : 6 millions d'euros volatilisés en quatre minutes sans verser une goutte de sang.
Tous ces gendarmes en uniforme de combat mobilisés pour lui : Antonio Ferrara n'en est pas peu fier ! Mais écoutons le jeune caïd, fer de lance de la génération montante, raconter son parcours à l'intention des jurés, avec ce sourire dont il semble ne jamais se départir :
« J'ai grandi en Italie jusqu'à dix ans. Je suis arrivé en France en 1983 et j'ai habité à Choisy-le-Roi. J'ai été scolarisé avec beaucoup de difficultés, je suis allé en classe de rattrapage et j'ai appris le métier de maçon. J'ai fait nettoyeur à Orly, agent à Rhône-Poulenc, puis, à dix-sept ans, je suis retourné en Italie, où j'ai vendu des pastèques pendant huit mois. Je suis revenu en France à dix-neuf ans et mes ennuis judiciaires ont commencé avec une rébellion et un outrage. J'ai vécu au jour le jour, mais tout est allé très vite. Vous savez, un ennui en appelle un autre, mais les ennuis que j'ai, c'est avec la justice, pas avec les gens...
— Avez-vous eu des projets professionnels ? demande le président Blanc.
— Non.
— Vous pouvez nous parler de vos frères et sœurs ?
— Non, je suis seul face à mon destin.
— Tout va bien ?
— Ouais, tout baigne...
— Vous quittez apparemment le domicile familial à dix-huit ans, vous êtes le quatrième de la fratrie...
— C'est moi qui ai dit tout ça ? Alors j'ai été plus bavard qu'aujourd'hui...
— Ceux qui vous ont eu comme élève vous décrivent comme un enfant “gentil” et “souriant”, mais qui “jouait les petits caïds”...
— Ça a dû m'arriver de fumer un pétard de temps en temps pour me détendre, mais l'alcool... si je tombais sur un bon surveillant qui m'apporterait une bouteille de champagne, ça me ferait plaisir.
— En 1996, à l'âge de vingt-trois ans, vous avez été mis en examen pour tentative de meurtre, et vous avez accepté le principe de votre culpabilité...
— C'est quoi, le principe de culpabilité ? Monsieur le président, on ne revient pas sur une décision de justice, qu'on soit coupable ou pas. (Il s'interrompt, puis reprend comme s'il cherchait à s'excuser.) Je suis au quartier d'isolement depuis trois ans et je suis déboussolé, pour ne pas dire déboulonné !