I
J’avoue.
Pas besoin d’avocat, je plaide coupable.
Je m’appelle Jeanne.
J’ai seize ans.
Quelques-uns d’entre vous m’ont connue quand j’étais petite : je découvrais la grammaire. Depuis, j’ai dû me battre pour me faire respecter. J’ai pleuré. J’ai voyagé. J’ai rencontré des gens. Peut-être bien qu’en ce moment, je suis amoureuse ? Je vous raconterai. Bref, j’ai grandi et j’ai créé un petit commerce plutôt limite.
Certains, qui ne m’apprécient pas, m’appellent « la dealeuse ». Dealeuse de phrases. Droguée de mots. Ils n’ont pas tort. Je vous l’ai dit : je plaide coupable.
Un jour ou l’autre, les policiers viendront chez moi, ils déchireront mes cahiers, piétineront mes dictionnaires, renverseront mes encriers, m’arracheront mon ordinateur pour lui faire avouer tous mes secrets. Et moi, il y a toute chance qu’ils me mettent les menottes et m’entraînent au commissariat.
J’avoue : pendant les vacances, je fabrique des choses. Dans mon atelier clandestin. Pendant que vous martyrisez vos portables, que vous vous promenez en bateau, que vous cherchez frénétiquement l’amour ou que vous vous dorez sur les plages, moi, je fabrique des devoirs. Des rédactions, des dissertations, des commentaires de texte (même si je déteste ces exercices-là : commenter c’est découper, désosser, dessécher). Une fois fabriqués, je les range dans un carton et je les ressors quand je trouve un client.
J’imagine vos cris d’horreur, surtout ceux des professeurs :
– Vous voulez dire, vilaine petite Jeanne, que vous livrez aux élèves qui le demandent des devoirs tout faits ?
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– Vous avez tout compris.
– Quelle honte ! Quel mépris de l’Éducation nationale ! Et bien sûr vous vous faites payer…
– Tout travail mérite salaire, non ?

Attention, mes tarifs sont modestes. Je tiens compte de la situation de chacun, je propose des crédits à toutes celles et tous ceux qui sont dans le besoin. Pour payer leur devoir, ils peuvent aussi venir bricoler chez moi, m’aider à l’entretien de mon jardin minuscule…
Jeanne est une femme d’affaires très humaine, habitée par un seul souci : rendre service aux jeunes qui ne savent pas écrire. Pour écrire, il faut, comme Jeanne, vivre dans la connaissance des mots et l’amitié des phrases. Et ce n’est pas donné à tout le monde.

Je ne suis pas idiote. Je comprends ces fureurs contre moi. Si je fais les devoirs à la place des élèves, comment vont-ils progresser ?
Mais moi, quel autre choix avais-je ? Vous en avez de bonnes avec la morale ! Je voudrais vous y voir, sans l’appui d’aucun parent. Depuis que mon père et ma mère se sont réconciliés, ils ne se préoccupent que de leur amour rené. Ils nous appellent de temps en temps. Ils nous embrassent fort, fort. Mais nous sentons bien qu’ils ont la tête ailleurs. Ils raccrochent vite. Pas grave, le pire n’est pas là. On se fait à tout, même à l’indifférence. Le pire, c’est qu’ils ont complètement oublié combien coûtent de grands enfants. Ils se croient quittes de nous en nous envoyant chaque mois un mandat ridicule : cent euros ! Comment voulez-vous vivre à deux avec cent euros ?! Il a bien fallu que je me débrouille. Et d’autant plus que mon très cher frère Tom avait décidé, le jour de ses vingt ans, de revenir à sa passion première.
Il faut que je vous raconte comment, de quelle triste manière.

Notre vieil ami, M. Henri, le guitariste légendaire, est mort l’année dernière.
Sentant sa fin prochaine, il avait convoqué mon frère :
– Tom, mon garçon, que préfères-tu au monde ?
– La musique, bien sûr.
– Je sais. Alors pourquoi te perds-tu dans d’autres métiers ?
Il paraît que la voix de M. Henri avait encore gagné en douceur, mais que cette douceur était un ordre.
– Tom ?
– Oui, monsieur Henri.
– La seule vérité de la vie, tu m’entends… la seule, c’est la préférence… oser la préférence. Tu aimes la musique ? Sois musicien. Et maintenant laisse-moi. Je suis fatigué… si fatigué.
Comment mon frère pouvait-il désobéir à l’ordre doux de M. Henri ?
Mais vous savez bien qu’avant de « trouver son public » un musicien ne gagne rien. Et qui le finance, le musicien, en attendant que sa gloire vienne ? Sa sœur, quand il a la chance d’en avoir une, son imbécile de sœur, toujours trop gentille et trop bonne poire, comme la plupart des sœurs.