I
Acheminement vers leur non-parole
«Son chagrin : ne pas s'être ouvert depuis toujours à toute manifestation de la vie, même la plus infime. Son chagrin : des dizaines d'années d'orgueil. »
Elias Canetti, Le Territoire de l'homme.
« Quelques animaux, dont un illettré. »
Max Ernst.
Il y a de fortes probabilités pour que l'ultime décennie de ce millénaire demeure durablement comme l'époque qui vit s'inaugurer l'ère du clonage. Aussi vivons-nous peut-être les derniers moments où l'on puisse, sans trop d'aberration, s'essayer à une méditation sur l'animal, sur l'animal tel que les Occidentaux l'ont ressenti, imaginé, voulu et conçu dans une continuité déjà interrompue sans doute une première fois par le cheval-vapeur et une seconde par les abattoirs de Chicago, mais qui vient seulement de s'achever et de se briser sur le rivage de nos vies d'à présent. Parce que nous occupons et manipulons désormais la totalité de l'«échelle des êtres », il n'est pas sûr que ceux qui continueront à se désigner comme hommes maintiendront les rapports avec l'animal que nous avons entretenus, depuis les hécatombes de Solutré jusqu'aux «naissances» - si l'on peut ainsi désigner leur venue au monde — des brebis clonées répondant aux noms de Dolly et Polly, et qu'ils se reconnaîtront dans les définitions de la différence anthropologique auxquelles nous nous étions attachés.
Lorsque les philosophes traitent de la question animale, ils deviennent ou redeviennent quelque peu semblables à ces Présocratiques chez qui les divers registres de la pensée et de la pratique se sont condensés, surdéterminant chacun de leurs fragments. Car, dès qu'il s'agit de l'animal, les contenus descriptifs (ontologiques ou scientifiques) et les énoncés normatifs (religieux, moraux, juridiques, voire logiques) paraissent indissociables. On découvre avec surprise qu'en cette affaire — l'animal — les mises sont considérables et les enjeux polysémiques : le théologique, l'économique, l'eschatologique, l'institutionnel, l'épistémologique s'intriquent à tel point que, si l'on isolait une série, les débats deviendraient absurdes ; ils donneraient l'impression qu'une discussion comme celle qui porta par exemple, pendant presque trois siècles - et avec une acmé dans la deuxième moitié du XVIIe, puis dans la première moitié du XVIIIe siècle -, sur l'«âme des bêtes» ne mérite pas plus d'attention que la querelle autour du sexe des anges. Comment pourrait-on en effet songer à traiter en elle-même l'histoire de l'âme des bêtes? S'y mêlent inextricablement l'interrogation ou le refus de toute interrogation sur les statuts ontologiques respectifs de l'animal et de l'homme, les usages plus ou moins réfléchis de la domestication, de l'élevage, de la chasse, la pratique des jeux et des fêtes, mais aussi la question de la vie après la mort, celle du droit à user et abuser, et encore les procédures classificatoires de l'histoire naturelle, les réquisits des protocoles expérimentaux. Ainsi chaque page de philosophie portant sur l'animal fourmille-t-elle de tous ces points de vue qu'il faut débrouiller sans cependant les dissocier.
Pour accueillir un tel enchevêtrement, pour veiller sur ce qu'il y a de protéiforme et de vif-argent dans la «question animale», il m'a paru juste de ne pas procéder par matières ou motifs : ç'aurait été en effet se confier au thématisme et, par voie de conséquence, à un comparatisme inconsistant; ç'aurait été aussi sacrifier des problématiques hétérogènes, des contextes multiples et surtout des textualités, voire des intertextualités qui toujours excèdent le contenu doctrinal qu'on en peut tirer. Mieux valait - autant que faire se pouvait, mais seulement pour autant qu'on le voulait - veiller sur l'économie des pensées, à plus forte raison sur l'ordre des systèmes, et encore sur l'écriture, le style, le ton même des penseurs, afin que de précieuses et tranchantes arêtes ne se dissolvent pas au profit de corrélations bâclées, autorisées par un rapport naïf à un prétendu réfèrent baptisé «animal». Car il convient de le reconnaître d'emblée : ce dont on s'occupe ici n'existe que pour nous autres hommes, relativement à nous, à nos singularités culturelles et idiosyncrasiques, à notre philosophie occidentale, à notre désir éperdu d'universalité. C'est à l'horizon de nos pensées et de nos langues que se tient l'animal, saturé de signes; c'est à la limite de nos représentations qu'il vit et se meut, qu'il s'enfuit et nous regarde. Aussi le chemin qu'on emprunte ne cesse-t-il d'avancer lui-même, de faire des écarts, de se dérober pour resurgir ou se perdre. Et celui qui le suit ne peut empêcher que s'entrecroisent et parfois même se superposent les lignes de vie, de tête et de cœur de la main qui écrit. C'est toujours au questionneur de décider ou d'accepter, de moment en moment et de lieu en lieu, la métamorphose de ce dont il parle : vie, vivant, espèce, individu, et ce qui fait problème : intelligence et différence anthropologique, question du mal et de la souffrance. «Votre question est de physique, de morale et de poétiques, répond le médecin Bordeu à une question que pose Mademoiselle de Lespinasse sur le mélange des espèces1. À propos de l'animal, c'est une même condensation des motifs et des genres qui explique qu'il ne puisse pas ne pas y avoir le plus souvent des sautes du concept à l'affect, et vice versa.