I
Vérité et beauté
Un homme et une femme
Un beau jour de printemps à Paris. Dans un café, un homme savoure une bière tout en lisant son journal. À la table d'à côté, une femme boit son café tout en regardant déambuler les piétons. Ils ne se sont pas vus. Tout à coup, l'homme tourne la tête et son regard croise celui de la femme. Se déclenche alors une série d'événements. La lumière dorée du Soleil réfléchie par le corps svelte de la femme pénètre dans les yeux de l'homme. Voyageant à la vitesse de 300 000 km à la seconde, 10 000 milliards de particules de lumière (appelées photons) s'engouffrent chaque seconde dans chacune de ses pupilles, traversant d'abord un corps ovale appelé cristallin, puis une substance transparente et gélatineuse, avant d'aboutir sur la rétine.
La danse dans la rétine
Dans la rétine, 100 millions de cellules en forme de cônes entrent en action. Certaines reçoivent une grande quantité de lumière, celle qui provient des zones brillantes du corps de la femme, comme ses lèvres moites soulignées par un brillant rouge à lèvres. D'autres cellules reçoivent moins de lumière, celle qui provient de zones plus ombragées du corps de la femme, telles ses joues légèrement fardées. Les cellules de la rétine sont composées d'innombrables molécules. Chaque molécule est à son tour composée de 20 atomes de carbone, de 28 atomes d'hydrogène et d'une molécule d'oxygène. Ces molécules enregistrent la lumière en effectuant une sorte de ballet étrange. Au repos, quand elle n'est pas activée par la lumière, la molécule de la rétine est rattachée à une protéine et est toute recroquevillée. Mais, quand une particule de lumière la frappe (la lumière réfléchie par la femme frappe 30 millions de milliards de molécules dans l'œil de l'homme à chaque seconde), la molécule de la rétine se sépare de la protéine et se redresse. Un certain temps passe, et elle se recroqueville de nouveau en attendant l'arrivée de la particule de lumière suivante.
Les neurones entrent en action
Tous ces événements ont pris moins d'un millième de seconde depuis que le regard de l'homme s'est posé sur la femme. Pourtant, l'homme n'est toujours pas « conscient » de la présence de la femme, puisque l'information contenue dans les particules de lumière n'est pas encore parvenue à son cerveau. La danse des molécules dans la rétine va mettre en branle des neurones d'abord dans les yeux, puis dans le cerveau. Les molécules à la surface des neurones changent de forme, bloquant le flot des ions (particules chargées positivement) de sodium dans le liquide qui les entoure, et provoquant un courant électrique qui se propage de neurone en neurone depuis l'œil jusqu'au cerveau. Dans le cortex cérébral, chaque neurone fait la synthèse de l'information transmise par un millier de neurones avant de retransmettre à son tour l'information analysée à un millier d'autres neurones. Une grande partie des centaines de milliards de neurones du cerveau de l'homme, connectés ensemble par des circuits d'une complexité inouïe, se mettent au travail pour traiter l'information. Les flots de potassium et de sodium s'arrêtent selon qu'ils sont bloqués ou non par les neurones. Les courants électriques ne cessent de parcourir les circuits neuronaux, déclenchant des bouffées de molécules qui propagent des signaux qui vont à leur tour exciter d'autres neurones. Le courant crépite de partout. Au bout de quelques millièmes de seconde, l'image est reconstruite dans le cerveau de l'homme ; il voit enfin la femme. Il remarque ses cheveux blonds coupés court, ses grands yeux bleus et son tailleur marron foncé qui lui moule le corps, sa tête légèrement penchée qui lui donne un air songeur.
La femme tourne la tête, rencontre le regard de l'homme, esquisse un sourire et lance un : « Bonjour ». Immédiatement, une multitude de molécules d'air se mettent en branle, leurs vibrations transmettent le son des cordes vocales de la femme aux oreilles de l'homme. Deux mètres les séparent et le son arrive un cent cinquantième de seconde plus tard. Le tympan (une membrane de 1 millimètre d'épaisseur) de chaque oreille de l'homme se met aussi à vibrer. Les vibrations sont transmises au liquide dans le limaçon qui, comme son nom l'indique, a la forme en spirale d'une coquille d'escargot. Le déchiffrage des sons se fait ici. Une membrane mince se met à osciller, de concert avec les vibrations du liquide. Dans cette membrane se trouvent une multitude de fibres d'épaisseur inégale, telles les cordes d'une harpe. Cette harpe est modulée par la voix harmonieuse de la femme et va restituer à la fois le ton grave de la syllabe « bon » et le ton plus aigu de la syllabe « jour ». Finalement, les sons sont transmis au nerf auditif qui passe l'information au cortex cérébral. L'homme entend le « Bonjour » de sa voisine.