L'art d'être papy
C'était bien la première fois que mes étudiants se mettaient en grève. Depuis le temps que je joue les profs occasionnels à Saint-Denis, ils n'avaient jamais fait ça. Ils paraissaient même si sages que je n'osais leur avouer qu'en fait de cursus, j'avais fréquenté plus d'assemblées générales que de cours magistraux. Je me disais : Nanterre 68, ça ne fait pas sérieux pour les étudiants. S'ils avaient su qu'en ce temps-là je passais le plus clair de mon temps à m'engueuler avec Daniel Cohn-Bendit et à magouiller dans les réunions de l'UNEF où j'étais, de surcroît, le stal de service, ils m'auraient regardé d'un peu haut, les mignons. Mon prestige de journaliste professionnel consentant à passer chaque semaine quelques heures à analyser les médias dans une université se serait envolé en fumée.
Sur ce, le Matin m'expédie sur le terrain, histoire de « sentir » la grève qui vient de commencer et de déceler l'éventuel parfum soixante-huitard. Pour prendre la température, je vais donc voir en priorité les étudiants que je connais déjà. A Saint-Denis je ne risque pas de fantasmer, ces murs-là n'évoquent aucun souvenir, ils n'étaient pas construits, il y a... combien de temps ? Compte pas, papy, tu vas te faire peur !
J'arrive à la fac avec un petit pincement au cœur... Une vieille angoisse aussi ! Et si j'étais tombé sur des jaunes, des réacs ? Si au contraire, par une brusque politisation, ils avaient reconstruit toute la mémoire du mouvement étudiant ? Si je m'entendais reprocher la scission de l'UNEF ? S'il fallait leur prouver que les temps ont changé, que Roland Castro ne m'accuse plus de vouloir mettre le prolétariat à la remorque de François Mitterrand, qu'avec Dany les comptes sont réglés depuis bien longtemps, qu'il m'est arrivé d'écrire dans le journal de Serge July, Jean-Marcel Bouguereau et Jean-Louis Péninou, et que j'ai même passé mes vacances avec Jacques Bleiptreu, cette boîte à idées ambulante du gauchisme puis du mouvement écolo ?
Eh bien, non ! ce passé n'est pas au rendez-vous ! A l'extérieur de la fac, tout est normal, les rues de Saint-Denis semblent aussi laides qu'à l'ordinaire. Il faut toujours montrer patte blanche pour ranger sa voiture dans le parking réservé aux enseignants. Ils n'ont donc pas décrété l'égalité ! Sur les toits, pas de service d'ordre casqué attendant les CRS ou le groupe « Occident », enfin je veux dire le GUD. Les étudiants sont grévistes mais pas paranos.
Dans le hall, les affiches sont proprement scotchées, le temps n'est plus à la grosse colle Rémy et aux bombages vengeurs. « Grève générale de l'université, jusqu'au 27 novembre », proclame un calicot fort propret ! Tiens, les grèves ne sont donc plus illimitées. Des groupes discutent, avec un calme inhabituel. Pas de polémique groupusculaire, tout juste si les deux UNEF s'adressent quelques reproches réciproques. Mais sans remonter à 1927, cette fois ! Je cherche des yeux l'inévitable piquet de grève. Cette masse compacte dans l'escalier, peut-être ? Non, ils ont décidé que les piquets étaient inutiles et antidémocratiques. A chacun de prendre ses responsabilités et de voter la grève dans chaque cours. Cette masse compacte est en fait une ruche, une multitude de discussions amalgamées sur les marches. Des étudiants sans appartenance qui cherchent à prendre une part plus active au mouvement.

Deux étudiantes viennent me demander si je fais cours ! Elles sont polies, respectueuses de ma fonction. Je ne suis jamais que chargé de cours, pourtant. Je suis inquiet. Je risque une question : « Vous ne faites donc pas grève ? » Elles protestent aussitôt. Bien sûr que si. Ça va de soi ! Tout le monde fait grève ! Mais avec la bénédiction de l'enseignant, c'est mieux... Je m'attendais plutôt à ce que l'on me dise : Espèce de mandarin pourri, on te prévient, aujourd'hui la parole est aux étudiants ! Ou même : Sale journaleux vendu à la soi-disant presse de gauche, ton cours sur les médias, on va t'en faire une critique dont tu te souviendras. Ça pue l'idéologie bourgeoise dès que t'ouvres la bouche !... Et, des fois qu'on m'aurait lu, on me traiterait de stal repenti ! Non, rien de tout ça ! Il y a un tableau d'affichage, sans commentaire malveillant. Libé, le Matin, l'Huma et même France-Soir. Pas un mot vengeur contre la presse du capital, des révisos, des socedèmes et des pépés soixante-huitards ! La presse, c'est tout ! Un groupe d'étudiants me demande s'il y aura grève active avec discussion dans le cours. Une angoissée de l'exam propose même une grève à la japonaise ! Comment, dis-je, vous voulez donc critiquer le contenu et les méthodes de l'enseignement, déterminer son caractère progressiste ou réactionnaire, mettre à nu l'idéologie bourgeoise masquée sous les impostures du savoir ? J'ai l'air de parler chinois. Un étudiant lâche même un sonore : « On croirait entendre ma mère ! » Il est né en 1968, il a deux ans d'avance, le petit surdoué. Quoi, ta mère ! Elle était très bien, ta mère. Tu lui en veux parce qu'elle te laissait à la crèche sauvage de Censier pour pouvoir lancer tranquillement ses cocktails Molotov ? Parce qu'elle te portait sur son ventre dans un kangourou en velours quand elle manifestait pour l'avortement libre et gratuit ? D'accord, elle a galéré avec toi dans les squatts de Belleville, t'as appris l'espagnol avec des Chiliens, tu parles l'anglais avec l'accent de Belfast et t'aimais pas tellement l'italien de Prima Linéa qui te faisait réciter ton Virgile. Mais, enfin, elle s'est acheté une conduite depuis qu'elle bosse dans la pub !