HONORÉ DE BALZAC

Z. Marcas

À Monseigneur le comte Guillaume de Wurtemberg,

Comme une marque de la respectueuse gratitude de l’auteur.

Honoré DE BALZAC

Je n’ai jamais vu personne, en comprenant même les hommes remarquables de ce temps, dont l’aspect fût plus saisissant que celui de cet homme ; l’étude de sa physionomie inspirait d’abord un sentiment plein de mélancolie, et finissait par donner une sensation presque douloureuse. Il existait une certaine harmonie entre la personne et le nom. Ce Z qui précédait Marcas, qui se voyait sur l’adresse de ses lettres, et qu’il n’oubliait jamais dans sa signature, cette dernière lettre de l’alphabet offrait à l’esprit je ne sais quoi de fatal.

MARCAS ! Répétez-vous à vous-même ce nom composé de deux syllabes, n’y trouvez-vous pas une sinistre signifiance ? Ne vous semble-t-il pas que l’homme qui le porte doive être martyrisé ? Quoique étrange et sauvage, ce nom a pourtant le droit d’aller à la postérité ; il est bien composé, il se prononce facilement, il a cette brièveté voulue pour les noms célèbres. N’est-il pas aussi doux qu’il est bizarre ? mais aussi ne vous paraît-il pas inachevé ? Je ne voudrais pas prendre sur moi d’affirmer que les noms n’exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et d’inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines, mais efficaces, s’y sont révélées. Notre globe est plein, tout s’y tient. Peut-être reviendra-t-on quelque jour aux Sciences Occultes.

Ne voyez-vous pas dans la construction du Z une allure contrariée ? ne figure-t-elle pas le zigzag aléatoire et fantasque d’une vie tourmentée ? Quel vent a soufflé sur cette lettre qui, dans chaque langue où elle est admise, commande à peine à cinquante mots ? Marcas s’appelait Zéphirin. Saint Zéphirin est très vénéré en Bretagne. Marcas était breton.

Examinez encore ce nom : Z. Marcas ! Toute la vie de l’homme est dans l’assemblage fantastique de ces sept lettres. Sept ! le plus significatif des nombres cabalistiques. L’homme est mort à trente-cinq ans, ainsi sa vie a été composée de sept lustres. Marcas ! N’avez-vous pas l’idée de quelque chose de précieux qui se brise par une chute, avec ou sans bruit ?

J’achevais mon droit en 1836, à Paris. Je demeurais alors rue Corneille, dans un hôtel entièrement destiné à loger des étudiants, un de ces hôtels où l’escalier tourne au fond, éclairé d’abord par la rue, puis par des jours de souffrance, enfin par un châssis. Il y avait quarante chambres meublées comme se meublent les chambres destinées à des étudiants. Que faut-il à la jeunesse de plus que ce qui s’y trouvait : un lit, quelques chaises, une commode, une glace et une table ? Aussitôt que le ciel est bleu, l’étudiant ouvre sa fenêtre. Mais dans cette rue il n’y a point de voisine à courtiser. En face, l’Odéon, fermé depuis longtemps, oppose au regard ses murs qui commencent à noircir, les petites fenêtres de ses loges et son vaste toit d’ardoises. Je n’étais pas assez riche pour avoir une belle chambre, je ne pouvais même pas avoir une chambre. Juste et moi, nous en partagions une à deux lits, située au cinquième étage.

De ce côté de l’escalier, il n’y avait que notre chambre et une autre petite occupée par Z. Marcas, notre voisin. Juste et moi, nous restâmes environ six mois dans une ignorance complète de ce voisinage. Une vieille femme qui gérait l’hôtel nous avait bien dit que la petite chambre était occupée, mais elle avait ajouté que nous ne serions point troublés, la personne étant excessivement tranquille. En effet, pendant six mois, nous ne rencontrâmes point notre voisin et nous n’entendîmes aucun bruit chez lui, malgré le peu d’épaisseur de la cloison qui nous séparait, et qui était une de ces cloisons faites en lattes et enduites en plâtre, si communes dans les maisons de Paris.

Notre chambre, haute de sept pieds, était tendue d’un méchant petit papier bleu semé de bouquets. Le carreau, mis en couleur, ignorait le lustre qu’y donnent les frotteurs. Nous n’avions devant nos lits qu’un maigre tapis en lisière. La cheminée débouchait trop promptement sur le toit, et fumait tant que nous fûmes forcés de faire mettre une gueule de loup à nos frais. Nos lits étaient des couchettes en bois peint, semblables à celles des collèges. Il n’y avait jamais sur la cheminée que deux chandeliers de cuivre, avec ou sans chandelles, nos deux pipes, du tabac éparpillé ou en sac ; puis, les petits tas de cendre que déposaient les visiteurs ou que nous amassions nous-mêmes en fumant des cigares. Deux rideaux de calicot glissaient sur des tringles à la fenêtre, de chaque côté de laquelle pendaient deux petits corps de bibliothèque en bois de merisier que connaissent tous ceux qui ont flâné dans le quartier latin, et où nous mettions le peu de livres nécessaires à nos études. L’encre était toujours dans l’encrier comme de la lave figée dans le cratère d’un volcan. Tout encrier ne peut-il pas, aujourd’hui, devenir un Vésuve ? Les plumes tortillées servaient à nettoyer la cheminée de nos pipes. Contrairement aux lois du crédit, le papier était chez nous encore plus rare que l’argent.