INTRODUCTION
Y a-t-il un « style antisémite » ? Si l'antisémitisme est une réalité politique, et idéologique, la question du style antisémite, jamais posée jusqu'alors, mérite qu'on s'y arrête. Pour prendre la mesure de la question soulevée, il nous faut avant toute chose proposer une définition de la notion de « style » ; notion difficile à circonscrire, tant elle varie d'une discipline à une autre, d'une modalité d'analyse à une autre. En littérature, le style peut s'attribuer des objets différents, découler partiellement de la notion de « genre littéraire », recouvrir parfois celle de la « tonalité » ou de l'« œuvre ». La définition que nous privilégierons, et qui constitue la prémisse de notre étude, est celle de Roland Barthes, telle qu'énoncée dans Le Degré zéro de l'écriture1. Pour Barthes, le style est un « langage autarcique » constitué d'une addition de traits et caractéristiques idiosyncrasiques qui contribuent à sa compréhension, « des images, un débit, un lexique », qui « naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art ». Une telle définition est à la fois indispensable au traitement de notre sujet, mais également trop étroite. Le « style » qui nous intéresse, s'il est en partie forgé par l'itinéraire personnel et solitaire de certains auteurs, doit avant tout, dans le cadre de notre enquête, contribuer à l'identité d'un groupe qui le dépasse, caractérisé par une ou plusieurs idéologies. Le style, suivant cette acception, est dans ce cas le révélateur d'une identité, non plus singulière mais collective. Par la recherche non théorique de phénomènes stylistiques, nous nous attacherons, comme l'écrit Georges Molinié dans Éléments de stylistique française, à décrire une structure langagière, c'est-à-dire à « démontrer les éléments qui la composent, mais auxquels elle ne se réduit pas, et mettre au jour les diverses grilles qui organisent ces éléments 2». Dans cette perspective, on peut parfaitement se départir de l'acception barthésienne qui cantonne le style à l'expression d'une écriture individuelle, en posant le fait que le style est avant tout l'expression des phénomènes langagiers qui révèlent une identité, que cette identité soit individuelle ou collective.
En France, l'antijudaïsme s'est manifesté à différentes reprises et de bien des manières au cours de son histoire. Jusqu'à la Renaissance, il est essentiellement orienté par deux types de discours, l'un, de tradition catholique, qui entretient aussi bien l'idée du « peuple déicide » que du « peuple témoin » ; l'autre, populaire et légendaire, tissé de mythes (le Juif errant, l'empoisonneur de puits, le consommateur de sang humain, etc.), et porté tant par une vox populi que par la littérature. Ce n'est réellement qu'au XVIIIe siècle que s'amorce un discours « antisémite » à vocation politique, discours qui parvient à maturation au moment de l'affaire Dreyfus, un siècle plus tard. Après cela, l'antisémitisme demeurera indissociable de la question politique. Mais il serait faux de penser que tout lien avec ce qui précède le XVIIIe siècle est désormais rompu. Bien au contraire, afin que le discours soit efficace, il faut qu'il puisse atteindre et convaincre un auditoire le plus large possible, et doit à cette fin utiliser les éléments qui avaient su composer un antijudaïsme populaire et vivant, fait de légendes et de stéréotypes. Tous ces discours sont donc mis à profit, soudés autour de la notion moderne d'« antisémitisme » qui, par une littérature qui lui confère ses lettres de noblesse, devient un élément structurant des discours politiques issus de la IIIe République, et ce, jusqu'à la période collaborationniste. Il s'agira d'identifier certaines structures qui entretiennent quelque rapport avec le style d'un auteur particulier, lui-même issu d'une culture donnée, puis récupéré, aspiré par une idéologie à laquelle il fournit des éléments en matière de langue et de discours (lexique, syntaxe, isotopies ou champs lexicaux, réseaux de connotations, procédés d'argumentation, etc.). Identifier ces structures, c'est faire le lien entre un auteur, une époque, une idéologie — car ici, le style est la résultante, le point de convergence de plusieurs données indispensables à sa définition : l'histoire, l'idéologie, l'individu.