Première partie
« Vous n'êtes jamais entrés dans la mer avec une voiture ? »
« Nul ne peut me comprendre. Un seul Parmi ces ivrognes stupides Songea-t-il dans ses nuits morbides A faire du vin un linceul ? »
BAUDELAIRE,
le Vin de l'assassin.
 
Vous n'êtes jamais entrés dans la mer avec une voiture ? Un soir de fête, Pierre avait bu plus que de coutume. Il s'obstinait à soutenir la théorie suivante :
« Je t'assure, Mathilde, qu'une voiture peut flotter dans la mer... »
Nous étions à Oléron et la marée était haute. Je portais cette nuit-là, je me souviens, une robe à paillettes qui m'avait coûté un prix fou. Et malgré le champagne abattu dans nos verres plus de dix fois, j'avais constamment fait attention à ma robe : je ne voulais ni l'accrocher, ni l'écailler, ni la détruire d'aucune manière. Elle me moulait des pieds à la tête, en queue de sirène, et dégageait une jambe et les épaules. Elle clignotait sous les lumières. Sous l'incandescence de la boisson, elle miroitait dans les prunelles de Pierre : un brasier.
« Toi, Mathilde, me dit Pierre, déjà ivre, je t'aime mais tu me tues. »
... Je suis son brasier, son bûcher, sa croix, sur laquelle il s'exalte, parfois, les bras ouverts.
C'était un soir tout éclairé de coquillages ouverts sur des lits d'algues et, sous les algues, on devinait la grande feuille d'un plat en argent. Les huîtres étaient particulièrement bonnes et nos amis fort gais.
Nous fêtions nos dix ans de mariage et pour l'occasion nous étions revenus à Oléron où je suis quasiment née.
Le seul petit gâchis de cette fête était la nouvelle de l'avant-veille :
« Mathilde, ma boîte me licencie. Mais ce n'est pas grave... disons des raisons économiques. Je toucherai un an de plein salaire. D'ici là, j'ai le temps de trouver autre chose. »
Je tiquais un peu : je venais de donner ma démission de l'administration où je travaillais, décidée à vivre désormais de ma plume. Obscurément, ai-je deviné à ce moment-là les conséquences de la badine petite phrase : « Ce n'est pas grave » ?
Toujours est-il que je bus beaucoup et Pierre davantage.
Boire : du fait de son métier dans les travaux publics, je l'avais chroniquement vu avaler les ricards et les bières offerts par ses gars sans jamais sourciller devant l'invraisemblable quantité absorbée en moins d'une heure, au comptoir d'un bistrot. Aussi, boire était ce geste, cette forme de suspecte bénédiction inscrite dans l'étrangeté de nos mœurs. Mais ce soir-là, pour la première fois en dix ans, j'ai vraiment vu Pierre ivre : brusquement, il s'est levé, m'a tirée par les poignets et, sans souci d'écorcher mes paillettes, m'a jetée à ses côtés dans la voiture.
Nos amis applaudissaient, car ce départ ressemblait à la levée de la mariée au milieu du banquet des noces.
« Viens, dit Pierre. On va voir si elle flotte. »
Occupée à remettre d'aplomb mon décolleté, je n'ai pas saisi tout de suite ce qu'il voulait dire.
Mais je n'ai pas tardé à comprendre quand il bifurqua d'un seul coup sur la plage de La Cotinière.
De loin, on apercevait la guirlande allumée du grand pont qui relie l'île au Chapus et, encore plus loin, le clocher de Marennes : toute mon enfance.
Mais je fus arrachée à cette ébauche de souvenirs par la plus étrange des impressions.
Soudain, nous ne roulions plus.
La Chrysler entrait dans la mer... Oui, Pierre, tu as raison : elle flotte.
Je me mets à hurler : « Mais tu es complètement fou ! »
Jamais je ne sus comment nous arrivâmes à ouvrir les portières et à nager vers la côte. Jamais. L'alcool doit décupler la lucidité des sauve-qui-peut. Ce dont je me souviens vraiment, c'est que je sanglotais, le front dans le sable au milieu des coquilles de moules :
« Pierre, maudit, ma robe est fichue. »
Depuis, il a une 2 CV et des indemnités économiques.
 
Il ne comprenait pas. Il ne comprenait plus rien à ce qui se passait en lui, hors de lui, autour de lui. Ce malaise, comment définir autrement la chose, l'informe chose qui grandissait dans sa tête, se coulait, sournoise, dans ses membres, au point de le paralyser. A Oléron, déjà, il se sentait mal. Mais sans trop savoir définir le mot « mal » et il lui semblait qu'une trituration étrange avait lieu autour de ses côtes, de ses reins. Il se tâtait : « Peut-être suis-je malade... »
Il haussait les épaules. « Mais non, je ne suis pas malade. Je ne l'ai jamais été. »