Première partie
LES ENDORMIS
1
Stanislas Opalikha reposa l'appareil de musculation sur sa base. Il était en nage, ses muscles ankylosés lui lançaient des signaux douloureux.
Et pour cause.
Ce maudit échafaudage l'avait envoyé dans le coma et privé de sept cent trente-quatre jours de sa précieuse existence. Il entendait encore les élingues claquer les unes contre les autres, les ventouses de fixation se désolidariser de la façade en béton, les cris d'alerte des ouvriers.
Il voyait son casque de chantier, arraché par une poutrelle volante. Le sol, toujours plus près, la fuite des objets, autour.
À son réveil, il avait dû réapprendre à bouger, à se connaître. Et le coma donnait au passé de bien curieuses couleurs. Malgré ses efforts, Stanislas éprouvait des difficultés à se concentrer pleinement. Les mois passés dans l'oubli avaient laissé des traces, une empreinte délétère qu'il ne parvenait pas à appréhender pleinement. De lointains instants restaient précis, tandis que d'autres, plus récents, se perdaient dans un épais brouillard.
À sa grande surprise, Stanislas s'était découvert un père et un frère, Grishka, qu'il n'avait, d'emblée, pas appréciés. Cependant, leur arrivée avait fait soudain ressurgir des instants oubliés.
Les petits lapins, au fond du jardin…
Seule sa mère, morte vingt ans plus tôt d'une couche tardive, lui manquait, quand il se rappelait une bribe de son sourire. Mais ces apitoiements, il les rejetait au loin, lorsque les témoins de son appartenance à l'espèce humaine venaient tarauder sa maigre capacité à se repentir. Loin, très loin même.
Stan, comme l'appelait son frère cadet, avait ainsi réacculturé sa vie, récupéré des fragments de ce qui le constituait. Et c'est avec un bonheur incroyable qu'il s'était retrouvé, amoureux quasi passionné de sa propre personne. Parfois, il se prenait à frémir à l'idée qu'il aurait pu détester son ancienne personnalité. Mais la vie avait bien fait les choses. Stanislas s'était épris de lui-même.
Et puis, il y avait eu ce choc, trois semaines plus tôt, alors qu'il terminait tout juste sa séance quotidienne de rééducation ambulatoire. Stanislas avait reçu un souvenir en pleine âme. D'abord le son, puis peu à peu les images. Des images brutalement extraites de l'oubli grâce aux mystères de la chimie des neuromédiateurs.
L'ouverture faisait exactement vingt-cinq centimètres sur douze. Parfaite. Il ne savait pas pourquoi, les souvenirs étaient encore trop flous, mais ces dimensions idéales laissaient apparaître les yeux et le nez de la biche affolée, juste avant la mort.
Magnifique, inoubliable. Stanislas avait joui de ces premières réminiscences avec un bonheur infini. Pourtant, le coma avait occasionné des ravages dans sa mémoire.
Sous le linge blanc, il avait enfin retrouvé un visage.
Et puis son prénom. Claudia.
Elle avait hurlé des jours entiers avant d'accepter son sort. Et presque tout ce temps, Stanislas était demeuré dans son voisinage immédiat. Pour se délecter à l'envi du destin de sa marionnette.
Comment avait-il pu oublier ?
Claudia s'était desséchée sans lui. Elle avait dû hurler dans le noir, le suppliant de revenir auprès d'elle. En vain. Et il n'avait pu déguster ses supplications et ses plaintes. Il n'avait pu recueillir son dernier souffle.
Claudia était morte seule.
« Tout ça à cause de ce foutu échafaudage ! » pensa-t-il.
Stanislas en éprouva de la frustration, puis de la colère. Il avait été contraint d'abandonner l'une de ses choses et cette idée le rendait dingue.
En plein retour de ces souvenirs, il s'inquiéta. Il n'avait pas eu le temps de sceller le caveau qu'il lui avait confectionné. Seule une fausse paroi aisément amovible en masquait l'accès. Et Claudia morte, l'odeur était certainement devenue rapidement écœurante, alarmant les voisins d'abord, les autorités ensuite.
Les autorités.
Un sentiment de puissance l'envahit, balayant ses doutes. Il était beaucoup trop intelligent pour se faire prendre. Près de trois ans s'étaient écoulés et aucun flic n'était venu lui passer les menottes. Personne n'avait établi de lien entre Claudia et ce contremaître, victime d'un grave accident du travail. Personne n'avait fait la relation entre Stanislas Opalikha et cet appartement de Pessac encore vide, destiné à la location estivale.
La police avait bouclé un pauvre type et laissé filer celui que la presse avait appelé l'Embaumeur. Ce tueur multirécidiviste qui se repaissait pendant des jours de la lente agonie de ses victimes, enfermées par ses soins dans d'étroits cachots. Quand il reprendrait du service, ils pourraient s'en mordre les doigts et chercher encore longtemps.