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L'urgence
Un événement est à l'origine de ce livre. De ce qu'il dit et de votre détermination à le dire. Quel est cet événement ?

Le 27 octobre 2005, à Clichy-sous-Bois, trois jeunes garçons affolés, parce que poursuivis par la police, se réfugient dans le périmètre interdit d'un transformateur électrique. Deux vont mourir électrocutés, brûlés vifs, un troisième va miraculeusement survivre à ses blessures. Bouna avait 15 ans, Zyed 17 ans, tout comme Muhittin, le survivant.
Ce drame sera le point de départ des émeutes des banlieues. Cette crise sans précédent amènera le gouvernement à décréter l'état d'urgence. Une mesure d'exception, inventée dans les années 1950, pendant la guerre d'Algérie, mais qui ne fut même pas appliquée durant les événements, pourtant violents, de Mai 1968.
Trois jeunes et, donc, trois familles, dont deux en deuil : les familles Traoré, Benna et Altun. Les parents sont mauritaniens, tunisiens ou kurdes de Turquie. De condition modeste et de confession musulmane. Les pères sont, pour deux d'entre eux, agents d'exploitation à la Ville de Paris et, pour le troisième, ouvrier maçon au chômage. Ils vivent en France depuis bien longtemps, dans ce pays qui, pour deux des familles, fut l'ancienne puissance coloniale et pour lequel, chez les Traoré notamment, on s'est battu, durant la Seconde Guerre mondiale.
Dès le lendemain du drame, conseillées par de jeunes amis des victimes et des journalistes présents sur place, les trois familles nous ont choisis pour avocats. Nous sommes deux associés d'un cabinet parisien situé près de la place Vendôme. Nous n'en sommes pas particulièrement fiers. Hormis le nom de la rue, qui porte celui de la paix.
Socialement, nous vivons dans un autre monde que celui des trois familles de Clichy, et pourtant nous sommes leurs défenseurs. Cette situation peut paraître problématique car nous sommes loin, notre défense est coûteuse et ils n'ont pas beaucoup d'argent. Mais notre métier, c'est avant tout de défendre, des coupables aussi bien que des innocents, des délinquants aussi bien que des victimes.
Il nous arrive aussi de défendre des victimes dont on a voulu faire des délinquants. Ou encore des innocents dont on a voulu faire des coupables. Ici, nous défendons des victimes auxquelles il a fallu de longs jours pour être enfin reconnues comme telles par la justice.
Depuis le 28 octobre 2005, nous avons donc l'honneur de défendre les intérêts des familles Benna, Traoré et Altun. Une information judiciaire a été ouverte, une semaine après le drame, par le procureur de la République de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, pour « non-assistance à personnes en danger ». Pour y arriver, il a fallu que nous déposions une plainte avec constitution de partie civile le mercredi 2 novembre 2005.
Or, cette affaire qui nous tient à cœur a quelque peu changé nos vies. Elles ont été bousculées dans leur confort, ébranlées dans leurs certitudes, dérangées dans leurs habitudes. Comme si ce hasard du destin nous avait tous les deux sortis d'une trop longue torpeur face à ce qui se jouait depuis longtemps, à dix ou quinze kilomètres de nos domiciles respectifs.
C'est cette perception professionnelle, intellectuelle et sensible de ce drame que nous voulons faire partager aux lecteurs.

Pour des avocats, ce n'est pas une démarche habituelle. L'instruction du dossier commence à peine. Quelle est l'urgence ?

À travers cette affaire, nous avons découvert une des réalités les plus prégnantes de notre nation. Un bout de France. Cette France que d'autres affolent parce qu'ils l'ignorent et la craignent. Il est rare d'apprendre autant en si peu de temps sur ses territoires et ses élus, ses enfants et ses élites, sa justice et sa police, ses institutions et ses politiques. Cela nous le devons à nos clients qui, dans leur grande dignité face à la perte soudaine de deux êtres chers, nous ont donné une immense leçon d'humanité. Tout comme nous devons témoigner de l'estime due au maire de Clichy-sous-Bois, Claude Dilain, ainsi qu'aux élus qui, dans les premiers jours de tensions, ont eu la hauteur nécessaire et dit les mots attendus. Claude Dilain ne fut-il pas le premier à demander une enquête neutre et indépendante ? C'est grâce à ces élus, souvent des maires, que l'émeute n'a pas versé dans le sang. Le ressaisissement du commandement de la police nationale y a aidé aussi, preuve insigne que lorsqu'elle veut, elle peut.