I
L'INTERCESSEUR
« Puisse tout bien finir ! »
Shakespeare.
1
Ma mère m'avait demandé de ne jamais mourir avant elle. Je le lui avais promis, et mes envies de m'engloutir en me jetant un soir d'hiver dans la Seine ou dans l'écume d'une quelconque côte sauvage s'étaient transformées en regards frileux vers des surfaces d'eau, limites entre la vie et la mort, portes interdites pour cause de promesse filiale.
Alors, je me regarde comme on observe une coupe de terrain où apparaissent les sédiments, mes sentiments, toutes ces strates de mon plaisir, ma souffrance, mes élans, ce qui m'a fait me mouvoir, moi et pas un autre, de là où j'étais vers là où je suis, en kilomètres d'espace, en années de temps, pour finir avec cette drôle de vision : un écorché qui ne saigne pas, et regarde l'histoire de sa vie comme un foreur de pétrole, archéologue du carbone et des neurones.
L'histoire de ma tête était liée à celle de mon corps comme l'étoile à l'espace, le soleil à l'hélium et le bateau aux océans.
2
Hier, je suis allé à l'enterrement d'une amie, Juliette. Elle était restée deux semaines à l'hôpital pour être, à la fin, ramenée chez elle, le crâne bandé.
Dans le grand salon du crématorium, on a attendu une petite heure que le feu fasse convenablement son travail. Kaspar George Becker, un écrivain de nos relations, avait si bien prévu le silence insupportable de ce genre d'attente, qu'il avait enregistré une cassette où se retrouvaient tous ceux que Juliette avait aimés, Youssou N'Dour, la musique de Pierrot le Fou, Mozart...
Je parle de cela, du crématorium et de Juliette, alors que je pourrais tout aussi bien me taire. Mais les morts sont rares, le malheur est comptabilisé comme s'il était astreint à ne jamais franchir l'écran de nos téléviseurs et, chaque fois que l'occasion est donnée de parler d'un vrai mort, avec du chagrin, il ne faut pas le garder pour soi car c'est une incursion du monde dans nos vies. Et il y a peu d'univers dans l'existence.
Après la cérémonie, on s'est retrouvés dans un café, Kaspar George Becker, Arielle et une fille que je ne connaissais pas. On a bu des chocolats et Arielle a raconté qu'elle s'était trompée de salle d'enterrement, et qu'elle était restée un quart d'heure auprès du corps Allaoui, un Français d'origine algérienne abattu en légitime défense par un policier. Des témoins avaient vu le défunt, menottes aux mains derrière le dos, s'enfuir devant le policier, qui avait tiré à six reprises. On a ri de la méprise d'Arielle, puis on est revenus à la légitime défense.
Le soir, j'ai regardé un portrait de Juliette et j'ai pleuré... J'ai dit à madame Dior, la concierge, qu'on ne pense jamais assez à la mort. Elle a dit que la vie était déjà assez difficile comme ça et m'a réclamé une fois encore ses étrennes.
3
Il n'y a pas si longtemps, une femme m'a abordé dans la rue en me disant que j'avais changé, qu'elle ne m'imaginait plus comme ça. « Souvenez-vous, un jour dans un hôtel, vous m'avez aimée et je criais tellement que vous avez cru que je pleurais. Alors pour vous, tout s'est arrêté et vous avez voulu me consoler. Nous sommes ressortis et nous avons marché toute la nuit dans Bruxelles. Il faisait doux et je vous ai emmené dans le quartier nord, près de la gare où les femmes en vitrine sont assises sous des néons rouges à attendre. Avec moi, vous avez osé vous arrêter pour les regarder. C'était la première fois, vous me l'avez dit. Je me souviens de votre gêne et de votre désir. La pluie s'est mise à tomber et nous avons terminé la nuit au buffet de la gare. Vous me disiez que vous n'aimiez pas dormir... »
Je regardais cette fille pendant qu'elle parlait, je me souvins alors de son odeur et ce fut un souvenir pénible, une répulsion. Comment expliquer cela... Je dis, « je suis pressé, j'ai un rendez-vous ». Elle sembla déçue. « Vous savez, je pleure toujours quand je fais l'amour, et ce n'était pas du chagrin, je vous aimais et j'avais peur de vous perdre... »
Le crâne bandé de Juliette me revient sans cesse. Parce qu'on ne sait plus ce qu'il y a derrière un crâne bandé. On voit des rêves et des cauchemars qui se télescopent avec des bistouris et des pansements. C'est l'hôpital qui est entré dans les pensées.
4
Coup sur coup, j'ai écrit l'an passé deux romans sous pseudo. Ils m'avaient rapporté assez d'argent pour que je puisse mener une vie délicate et envisager sereinement de faire écrire le troisième.