Un marché pas comme les autres
Les Français pourraient avoir l'impression que le marché de la fourniture d'électricité est déjà ouvert à la concurrence. On aperçoit de temps en temps, à la télévision, l'ancien entraîneur de Laure Manaudou, connu et apprécié pour son franc-parler, s'exprimer au nom d'un fournisseur d'électricité dit « alternatif ». Le mot « alternatif » est d'ailleurs lourd de sens, il signifie : « proposant un choix entre deux solutions possibles ». Soit. Encore faut-il que le choix puisse s'exprimer dans des conditions équitables et surtout qu'il soit réversible. Nous allons voir comment EDF a cherché par tous les moyens à empêcher ce choix, et plus généralement, a verrouillé le marché en se réservant le bénéfice exclusif de la rente nucléaire. Mais avant d'en arriver là, écoutons les usagers interrogés sur Internet par le journal de l'association 60 millions de consommateurs en 2007 :

 

J'ai attendu deux mois avant de pouvoir obtenir un rendez-vous avec un technicien pour mettre en service l'électricité, car ils ne me retrouvaient pas. Eh oui, chez EDF, ils fonctionnent non pas par adresse mais par occupant, ce qui fait que, si vous avez le malheur de ne pas connaître votre prédécesseur, vous ne pouvez pas avoir l'électricité.

 

Je suis dans le cas des personnes qui ont attendu plus de six mois avant d'obtenir un branchement (j'ai une entreprise de six salariés et une famille composée de cinq personnes). J'ai passé un hiver sans électricité.

 

Je viens de déménager dans une nouvelle région, le Gard, j'ai repris un abonnement avec EDF. Ne souhaitant pas un prélèvement automatique, je suis harcelée par lettre menaçante de coupure, en raison de paiements qu'ils ne reçoivent pas soi-disant à l'échéance.

 

Il y a les « AUTRES PRESTATIONS » qui figurent sur la facture et qui sont appelées « contribution au service public ». Ce même « service public » qui a fermé ses bureaux d'accueil du public, nous ponctionne 0,005 % pour ses œuvres sociales (vacances, loisirs du personnel…) et qui représente + de 15 euros.

 

Il ne faut pas noircir le tableau. EDF sait aussi à l'occasion être efficace, mais les élus locaux savent combien les relations entre usagers et monopole peuvent être compliquées et ressemblent au pot de terre contre le pot de fer. « Nous vous devons plus que la lumière », proclame la communication d'EDF ; fiat lux répondent les usagers. Commencez par nous donner la lumière et nous verrons pour le reste ! EDF sait à l'occasion mobiliser l'argument de la concurrence et répondre que le marché est ouvert. Faites vous-même l'expérience du changement. EDF vous précisera bien que le changement de fournisseur est en réalité un aller simple. Vous pouvez choisir un fournisseur alternatif mais, si vous souhaitez faire marche arrière, vous perdrez les avantages du tarif réglementé. En matière de choix, on fait mieux. La géographie générale du marché est sur ce point sans équivoque.

 

 

EDF, opérateur historique, concentre plus de 90 % du marché français de la distribution électrique. Nul besoin d'être économiste pour comprendre qu'une telle situation ne correspond pas à celle d'un marché véritablement concurrentiel.
Pour que la concurrence profite vraiment aux consommateurs, quelques conditions de base sont requises. La première et la plus évidente est que les compétiteurs bénéficient des mêmes accès à la matière première. La seconde tient à l'information des consommateurs. Dans une société moderne comme la nôtre, l'accès à l'information est capital. Il détermine le niveau de connaissance et documente la logique du choix. Le libre exercice de la concurrence repose aussi sur l'idée d'équilibre. Quand un opérateur dominant ou très dominant bénéficie de l'antériorité, les nouveaux entrants doivent sauter une double haie avant d'accéder au marché et de proposer des innovations : celle de l'accès à la matière première et celle de l'accès à la demande.

 

En 2009, la commission présidée par Paul Champsaur rend au pouvoir politique un rapport sur les prix de l'électricité. Les propositions de cette commission doivent servir de base au gouvernement pour remettre à plat les tarifs de l'électricité. Non seulement les auditeurs proposent des pistes pour libérer le marché mais ils constatent aussi que « la technologie de comptage actuelle ne permet pas aux consommateurs de connaître précisément leur consommation électrique, et par conséquent de faire jouer pleinement la concurrence ». Aujourd'hui, dit la commission, « deux tiers des ménages français possèdent un compteur électrique mécanique paramétré pour distinguer au maximum deux périodes de consommation ». Cruelle inégalité, quand au même moment, les clients industriels sont en mesure de « différencier les offres des fournisseurs parce qu'ils peuvent connaître heure par heure leur consommation ».

 

Comme toutes les entreprises qui ont vécu seules sur le marché, EDF a dû passer du statut de service public à celui d'entreprise de marché. Le grand électricien est officiellement né le 8 avril 1946. Ce jour-là, l'Assemblée nationale vote la nationalisation d'EDF-GDF et rassemble sous un même sigle des producteurs épars et quelquefois concurrents. Rappelons-nous le contexte, essentiel dans la mesure où il va, pour de longues années, marquer le profil de l'entreprise, induire sa stratégie et construire des rapports de forces politiques. Le gouvernement de la France occupée a mis à disposition de l'ennemi une partie du potentiel industriel français. Les grands outils de production ont servi les nazis. Les dirigeants de ces entreprises sont jugés et, pour laver le crime, l'État, maigre survivant de la débâcle, n'a d'autres ressources que de nationaliser les grandes entreprises qui ont servi de monnaie d'échange au gouvernement de Vichy. La nationalisation est en l'espèce un des outils de la thérapie collective. Les vainqueurs se partagent les rôles. La nationalisation des producteurs, transporteurs et distributeurs d'énergie est une proposition du Conseil national de la résistance. C'est le ministre communiste de la Production industrielle, Marcel Paul, qui porte le projet avec quelques arrière-pensées politiques. À EDF comme à la SNCF, et accessoirement à Air France, les communistes recrutent et distribuent les postes. Ils entendent se servir de ces bases militantes pour alimenter leurs ambitions politiques et pour donner le change au général de Gaulle et à ses amis politiques.