CHAPITRE 1

– Comment est-ce que je fais pour me retrouver toujours dans les pires ennuis ? m’interrogeai-je en pianotant frénétiquement des doigts sur mon volant.

Je soupirai lourdement, pestant intérieurement contre mon karma. Naïvement, j’avais mis sur le compte de la malchance le décès prématuré de mon grille-pain. Il s’était éteint après une dernière éjection de tartines, crachotant une fumée noirâtre, annonçant ainsi la tenue d’un conclave électroménager. J’avais offert les derniers sacrements à mon précieux toaster et, alors que je pleurais encore sa perte, mon sèche-cheveux avait lui aussi décidé de passer l’arme à gauche. La fumée en moins.

Il fallait être lucide : pendant la nuit, une mauvaise fée avait envoûté mon environnement.

– Paix à son âme, murmurai-je, en admirant l’ongle de mon index gauche, cassé net à l’instant où j’avais enfoncé la clé dans le contact.

– Qui est mort ? m’interrogea Joan, sa voix crépitant dans l’oreillette de mon téléphone.

En parlant de mauvaise fée…

– Toi, d’ici la fin de la journée !

– Cela me semble un tantinet…

– Joan, je ne plaisante pas. Je te conseille fortement de te planquer dans ton abri antitornade, de faire un testament et d’embrasser ta fille une dernière fois.

Mes doigts pianotaient de plus en plus vite sur le volant. Ce feu rouge devant moi était particulièrement récalcitrant. Je plissai mes yeux non bioniques, espérant qu’ils finiraient par pulvériser l’infâme. Ou, du moins, le faire passer au vert.

– Elizabeth…, reprit ma meilleure amie d’une voix plus douce.

– Et ne m’appelle pas Elizabeth quand je suis en colère contre toi ! hurlai-je en fusillant du regard mon étrange reflet dans le rétroviseur.

Je me forçai à me calmer, prenant une profonde inspiration, avant de passer ma main sur la joue.

– Pardon, m’excusai-je dans un souffle. Je suis juste un peu… verte, grimaçai-je.

– Respire profondément et pratique ton prayanama.

– Tu me parles yoga ? m’écriai-je, stupéfaite.

Le feu passa finalement au vert et je malmenai violemment mon levier de vitesse pour démarrer. Mon van préhistorique couina, toussa, gronda et tressauta avant de s’ébranler à la vitesse vaillante d’un escargot en fin de vie, en route pour la propriété des Banks.

– Ça te ferait du bien, tu sais. Pour évacuer cette rage que tu…

– Joan, ce que tu m’as fait est… intolérable. Comment as-tu pu accepter ce genre de contrat ? Tu sais que…

– Que tu manques d’argent ? Que ton van va finir par rendre l’âme ?

– Ne me porte pas la poisse, maugréai-je, en caressant tendrement le volant de mon seul véritable ami sur Terre. Ted a encore de beaux jours devant lui, soulignai-je.

– Ted est agonisant, il réclame la mort ! Ta toiture fuit, ta chaudière ne tiendra pas l’hiver et…

– Et je suis déguisée en Abba, à deux doigts de chanter « Money, Money, Money », finis-je pour elle. C’est bon, j’ai compris.

De nouveau, un feu rouge se mit en travers de mon chemin, me forçant à ralentir au maximum tout en priant pour ne pas avoir à m’arrêter complètement. Chaque halte de Ted était un défi. Joan avait raison, cette pauvre carcasse de ferraille finirait par mourir, laissant échapper une dernière toux de tuberculeux au fond d’un fossé.

Je passai de nouveau la main sur mon visage, devinant, du coin de l’œil, des paillettes tombant en fine pluie sur le siège. Je levai les yeux au ciel, songeant que si le ridicule ne tuait pas, je n’aurais pas non plus été contre un bon foudroiement, maintenant, tout de suite, histoire de mettre fin aux souffrances de mon ego.

Évidemment, vu ma relation avec les éléments ce jour-là, il y avait peu de chance que la météo soit de mon côté. Maudite mauvaise fée…

– La petite est folle de la fée Clochette. Alors quand j’ai dit à Banks que c’était une option payante…

– Dieu du ciel, murmurai-je, en me penchant légèrement en avant, les mains crispées sur le volant.

– Une option très très payante, précisa-t-elle.

– Ils ont refait la route, l’interrompis-je. Celle qui mène à leur propriété.

– J’aurais dû lui facturer plus cher. Bref, j’ai dégotté le costume en location à Charleston avec une caution mirobolante. Apparemment, ma parole d’honneur de scout ne valait pas un kopeck.

Ted eut un hoquet et, pendant un bref instant, j’eus peur de tomber en panne juste là, sur la route menant au domaine des Banks, mon vieux van rouillé et recalé au contrôle antipollution ruinant le bitume. Mais après avoir vomi un nuage de dioxyde de carbone, il poursuivit gracieusement sur le macadam.

– Pigé, Joan. « Money, Money, Money », costume et dignité, récapitulai-je en ravalant ma fierté.

– Et n’abîme pas les ailes, ajouta-t-elle, alors que je retirai mon oreillette et coupai ainsi la communication.

Brutalement, sans la voix de la raison de Joan et surtout sans les bruits de Ted subissant les nids-de-poule avec son flegme habituel, le silence me parut assourdissant. Cette route était parfaite, lisse, douce. Je ne roulais pas, je flottais. Ted ne couinait plus, il ronronnait. Je sentis le premier sourire de la journée s’étirer sur mes lèvres.

– Allez, Ted, encore un effort, soufflai-je en constatant que, pour être raccord avec la splendide route, les barrières délimitant la propriété des Banks avaient été repeintes.

Leur blanc éclatant tranchait avec les tons de vert, d’ocre et de marron des arbres. La propriété des Banks était à l’image de leur compte en banque : immense, très certainement au-delà de toute imagination. Tous les ans, ils donnaient une somme d’argent substantielle au maire de Goose Creek. Si cette cagnotte servait à financer la bibliothèque et le conservatoire de la ville, il leur permettait aussi de se racheter une réputation. À leur passé d’esclavagistes avait succédé une image de spoliateur, profitant du marasme après le tremblement de terre qui avait détruit une partie de la Caroline du Sud au siècle précédent, dans le but de confisquer des terres.

D’après leurs plus fervents opposants, les Banks avaient fait leur fortune au mépris des lois, camouflant maintenant leur histoire dans des dons généreux. Dons que j’associais personnellement à de la corruption et qui entretenaient le doute sur leurs intentions.

Après une légère courbe sur la droite, la maison, aussi immaculée que les barrières, apparut devant moi. Pour faire oublier leur passé négrier, les Banks avaient renoncé à la maison typiquement coloniale. Les colonnes immenses avaient disparu, allégeant ainsi l’ossature de la demeure. Pourtant, alors qu’elle apparaissait de plus en plus nettement devant moi, j’avais la sensation que Scarlett O’Hara allait courir vers moi, tenant maladroitement sa robe, fuyant ce brave Rhett et son regard énamouré.

Je secouai la tête, chassant dans un frisson les pensées qui me venaient. Rhett ne surgirait sûrement pas, encore moins devant un ersatz de fée Clochette dopé à la caféine et fauché comme les blés. La route se divisa en deux, me forçant à réfléchir à toute vitesse. Joan ne m’avait pas donné d’instructions particulières pour gagner la petite fête d’anniversaire que je devais animer. D’un brusque coup de volant, je bifurquai à gauche, les pneus de Ted crissant douloureusement.

Mon van s’immobilisa finalement devant une barrière en fer forgé prévue pour éventrer quiconque tenterait de l’escalader. Un soupir m’échappa. La plupart du temps, quand j’arrivais pour une fête d’anniversaire, des ballons de baudruche balisaient mon chemin, des cris d’enfants retentissaient, de la musique résonnait. Ici, il n’y avait que le silence, cette imposante maison protégée par une barrière tueuse et la vague sensation que tout était figé, prisonnier d’une carte postale immense où même les quelques nuages présents n’osaient pas suivre le sens du vent. Terrifiant.

– Allez, Liz. Pense fée vis fée Clochette et… essaye de survivre à cette journée.

Je jetai un dernier coup d’œil à mon visage dans le rétroviseur. En complément du costume, Joan avait investi dans un lot de paillettes. Je scintillais donc, mes longs cheveux auburn étaient artistiquement masqués par une perruque blonde synthétique, des feuilles de lierre entourant le chignon au sommet de mon crâne. Je n’arrivais toujours pas à croire qu’elle avait fait ça.

J’ouvris la portière de mon van, Ted gémissant lourdement. Lui aussi refusait d’entrer dans cette maudite baraque. Je lissai ma jupette ultracourte, me félicitant de vivre dans un État chaud. Je sonnai à l’interphone, jetant encore un coup d’œil autour de moi. Un vrombissement de moteur transperça le silence quasi religieux, me faisant bondir de peur.

Je plissai des yeux, plaçant ma main en visière, pour tenter de discerner l’odieuse mécanique qui osait troubler ainsi le calme de l’endroit. Le soleil se reflétait sur le pare-brise, m’éblouissant tout à fait. Je fermai les yeux, de petites perles blanches dansant derrière mes paupières closes. Le moteur vrombit de nouveau. À la différence de Ted qui avait gémi de plaisir sur cette belle route, la grosse bête gris métallisé devant moi rugissait littéralement. Je rouvris les yeux, devinant le visage d’un homme dissimulé par des lunettes d’aviateur.

Il baissa sa vitre, sortit son bras, effleurant du bout des doigts la carrosserie de son véhicule, avant de faire de nouveau rugir le moteur. Belle bête, songeai-je.

– Oui ? grésilla une voix féminine dans l’interphone.

– Elizabeth Reilly, je viens pour…

– Je vous ouvre, m’interrompit-elle.

Je n’eus pas le temps de la remercier que déjà, l’interphone replongeait dans le silence.

Stupéfaite, je restai un moment interdite devant l’appareil, avant d’être sortie de ma transe par un coup de klaxon rageur. Secouant la tête, je regagnai mon véhicule, priant plus fervemment que d’habitude pour qu’il démarre sans encombre. Je tournai la clé, récoltant un crachotement pour toute réponse. La grille des enfers s’ouvrit, m’offrant une vue spectaculaire et nette sur la maison.

– Démarre, suppliai-je. Démarre, mon joli.

Nouvelle tentative, nouvelle prière associée à un juron, qui, dans ma bouche, déguisée ainsi, me semblait encore plus transgressif. Le capot du van tressauta, je redoublai mes prières, promettant d’aller à l’église dimanche. La voiture derrière moi klaxonna de nouveau, et exprima sa colère dans un vrombissement puissant de son moteur.

– Pas maintenant, Ted, murmurai-je en ignorant la larme de sueur qui courait le long de mon échine.

J’aurais bien voulu avoir un peu de poussière de fée. Dans une dernière invocation aux esprits indiens locaux, je posai mon front contre mon volant. La perruque me donnait la sensation d’être sous serre, le costume en polyester me grattait. L’idée d’un foudroiement instantané me revint.

– Pitié, Ted, murmurai-je. Pitié, je promets de changer tes bougies, de recharger ta batterie et de te nourrir au sans plomb, si tu démarres maintenant.

Je tournai la clé et le moteur finit par toussoter. J’appuyai sur l’accélérateur afin de m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une illusion et entrai prudemment sur l’immense allée tapissée de gravier qui serpentait jusqu’à la demeure des Banks.

– Merci, Ted, dis-je en souriant.

À peine avais-je fait vingt mètres que le bolide qui patientait nerveusement derrière moi me dépassa dans un crissement de pneus. Une légère poussière se souleva derrière lui, masquant partiellement l’arrière de la voiture.

– Crétin prétentieux, lâchai-je, contrariée.

Le bolide fonça devant moi, jouant du levier de vitesse et d’accélérations bruyantes. Je secouai la tête, ravalant la théorie freudienne et peu flatteuse qui me venait pour expliquer le comportement stupide de l’homme au volant. Stupide mais riche. Vexée, j’appuyai sur la pédale, Ted marquant son mécontentement par un gémissement plaintif des suspensions.

Parvenue au bout de l’allée, j’aboutis dans un grand parking. La voiture rutilante qui m’avait doublée luisait au soleil, un léger voile de crasse ternissant sa carrosserie. Une Aston Martin, évidemment. Dans le genre prétentieux…

– Madame Reilly ? fit une voix derrière moi, alors que je descendais de mon van.

– Elizabeth ou Liz, souris-je en tendant ma main vers la femme impeccable devant moi.

– Suivez-moi, m’ordonna-t-elle, son regard méprisant me détaillant sans gêne aucune.

Elle pivota sur ses talons et se dirigea vers une porte blanche. Pendant une petite seconde, j’observai, presque fascinée, sa façon de marcher sans faire crisser le moindre gravier. Sa tenue bleu pâle et ses chaussures noires plates me permirent de deviner rapidement son métier : la gouvernante de la résidence Banks. Je récupérai les ailes de mon costume, les enfilai, agrippai ma valise à maquillage et claquai violemment la porte de mon van avant de la suivre d’un pas vif.

Je fus conduite vers un salon dans les tons pêche, qui donnait plus l’impression d’une salle d’attente que d’un lieu de vie. Je promenai mon regard sur les murs, ornés de multiples tableaux. Les Banks savaient visiblement entretenir leurs mythes et afficher leur longue dynastie. Je m’approchai du dernier tableau, où un homme à l’allure arrogante posait, menton relevé. Peter Banks, troisième du nom.

– Troisième du nom, murmurai-je en étouffant un rire. Bah, voyons…

Une porte claqua derrière moi et je retournai vivement à ma place initiale, m’assurant qu’un chemin de paillettes ne trahisse pas ma petite incartade. Je posai ma valisette à mes pieds et, les bras le long du corps, me mis au garde-à-vous, pétrifiée par l’atmosphère pesante de la maison. Je secouai la tête avant de diriger mon attention vers la gouvernante.

De nouveau, elle me détailla, l’ombre d’un sourire fielleux étirant ses lèvres. Je ravalai le commentaire désobligeant qui me brûlait la gorge et la toisai de mes dix bons centimètres supplémentaires.

– L’anniversaire de Mlle Cassie a lieu dans la véranda.

– Bien, parfait, approuvai-je.

– Votre rôle est de distraire les enfants. Les clowns sont déjà arrivés et le traiteur finalise le gâteau d’anniversaire.

Dieu du ciel. Elle fête ses 5 ans ou son mariage ? La gouvernante dut deviner ma stupéfaction, car un nouveau sourire, plein de mépris et de dédain, barra son visage. Je n’aurais su dire si elle était plus avenante dans son indifférence figée ou dans son hypocrisie souriante.

– M. Banks s’assurera que tout est parfait pour Mlle Cassie. Il apportera le gâteau à 16 heures précises. Faites en sorte que tous les enfants soient à table à ce moment-là. Et calmes, ça va sans dire, précisa-t-elle.

– Je suis une femme de défi, affirmai-je.

– Évidemment, vous resterez dans la véranda le temps de la fête. Je vous préviendrai quand vous serez libre de partir.

Comme elle l’avait fait en m’accueillant dans la cour, elle me tourna le dos, mettant ainsi fin, de façon radicale, à notre conversation. Je lui en fus presque reconnaissante, tant me taraudait l’envie de l’étrangler et de l’épingler à côté du portrait de Peter Banks III. De nouveau, je ravalai ma fierté et serrai les poings.

– Vous comptez rester ici ? m’interrogea-t-elle, alors que j’étais toujours figée comme une idiote, presque droguée par l’odeur persistante de Javel et de lavande qu’elle exsudait.

– Non… non, bien sûr.

Je la rattrapai vivement, armée de ma mallette, sans évidemment avoir l’audace de me mettre à sa hauteur. J’avais définitivement compris quelle était ma place dans cette maison : derrière la gouvernante, dans la véranda, aux ordres d’une petite fille de 5 ans.

L’employée ouvrit la porte devant elle et s’effaça pour me laisser passer. À peine eussé-je posé un pied dans la véranda qu’une horde de clowns se leva d’un bond, imitant le garde-à-vous parfait que j’avais tenu quelques instants auparavant.

– Et n’oubliez pas, le gâteau est à 16 heures.

Elle m’offrit un dernier sourire vicieux et referma la porte, me donnant la sensation d’avoir intégré un asile de fous furieux. Outre les trois clowns et la fée Clochette, il y avait un magicien et un photographe… Eh bien, je serais curieuse d’être invitée au mariage de cette gamine. La petite pièce était décorée de ballons multicolores et d’une banderole ; sur la table principale, des pièces montées de bonbons et, sur ma gauche, un amoncellement presque indécent de cadeaux.

Après de rapides présentations et avant même que l’odeur de Javel flottant autour de nous ait le temps de se dissiper, une ribambelle d’enfants fit son entrée dans la pièce. Cassie, fidèle à la tradition des Banks, avait fait dans la discrétion, revêtant une robe en mousseline et soie rose, le tout rehaussé d’une tiare somptueuse que Grace Kelly n’aurait pas reniée.

De manière parfaitement simultanée, les clowns, le magicien et ma dignité se mirent en mouvement, accueillant aussi chaleureusement que possible les invités de l’héritière Banks. Le photographe mitraillait la scène nerveusement. Visiblement, le briefing de la gouvernante et son don inné pour accueillir les gens avaient fait leur effet.

Cassie se montra ravie de son anniversaire, commandant sa troupe d’invités au doigt et à l’œil, décrétant que les bonbons de couleur rose lui étaient évidemment destinés. Par chance, les clowns parvinrent à détendre l’atmosphère et à créer une ambiance digne d’un anniversaire d’enfant. Personnellement, je faisais en sorte qu’aucun d’eux ne soit exclu de l’animation et offris une séance photo, eux sur mes genoux, moi dans un équilibre précaire, tentant de tirer ma jupette au maximum de la décence.

Un peu avant 16 heures, je lançai une opération maquillage. Mes yeux naviguaient nerveusement de la porte vitrée aux enfants, puis vers les clowns tétanisés. Le photographe venait de changer la batterie de son appareil et j’invitai fermement les enfants à s’asseoir en silence. Le cœur battant à tout rompre, les mains moites, le stress grignotant mon estomac, je les calmai, ignorant mes orteils malmenés et un début de migraine pernicieuse.

Installée devant Cassie, je lui offris mon plus beau sourire, observant toujours à la dérobée la porte qui devait s’ouvrir à 16 heures précises. Je supposais qu’en plus du gâteau, le fameux M. Banks se montrerait, ferait sa vérification d’usage et repartirait ensuite, après trois minutes d’apparition. À vrai dire, ma conversation avec Joan et l’accueil de la gouvernante m’avaient vraiment rendue nerveuse. J’avais besoin de cet argent, Ted devait aller au garage, ma chaudière devait être remplacée. Ce chèque était vital pour moi.

Et j’espérais que ce contrat en amènerait d’autres, quitte à investir massivement dans la fée Clochette, Blanche-Neige et l’intégralité des sept nains.

Je finalisais le maquillage de Cassie quand la porte maudite s’ouvrit. Je me figeai, Cassie lèvres avancées vers moi, mon pinceau dans les airs. Les clowns se tassèrent contre le mur, le magicien lissa sa cape et le photographe fit un petit saut de cabri, manquant de se casser le pied, avant de finir par se retrouver à genoux, l’appareil à hauteur des yeux.

Je me redressai, retrouvai mon sourire et, d’une voix un peu tremblante, me mis à chanter :

– Joyeux anniversaire, Cassie… Joyeux anniversaire, Cassie…

Les enfants suivirent, leurs petites voix aiguës couvrant la mienne. Une desserte surmontée d’un gâteau au chocolat monstrueux avec cinq bougies fut poussée dans la véranda. Les enfants se turent les uns après les autres, leurs yeux s’écarquillant au fur et à mesure de l’avancée du gâteau. Derrière l’amas de chocolat, je devinais la gouvernante, tout sourire, chantant elle aussi. Définitivement, elle était plus effrayante avec son sourire emprunté à L’Exorciste.

Deux hommes se postèrent près de la porte. Je reconnus presque immédiatement Peter Banks, troisième du nom, grand, altier, une chevelure argentée, un bronzage uniforme. Son costume noir était à peine égayé par une cravate bleu roi. Il croisa mon regard et, pendant un bref instant, je me demandai si je devais faire la révérence ou simplement aller embrasser la chevalière qu’il portait à l’auriculaire. Je me décidai pour un simple mouvement de tête.

Près de lui, un grand brun au regard bleu azur capta le mien. Plus détendu que son père, il portait sa veste négligemment jetée sur l’épaule. Pendant une courte seconde, je me perdis dans la contemplation de son visage : le dessin ciselé de sa mâchoire, le sourire persistant sur ses lèvres, l’ombre d’une fossette sur sa joue droite. Nos regards se rencontrèrent finalement, son sourire s’élargissant dans la seconde. Il hocha légèrement la tête, ses yeux clairs brillant d’amusement.

Ah oui, c’était moi, la fée Clochette…

Mon regard se décrocha du sien, glissant sur le triangle de peau bronzé que révélait sa chemise. J’étouffai un rire en découvrant un nouveau détail.

– M. Aston Martin, murmurai-je en apercevant les lunettes d’aviateur accrochées à la poche de sa chemise.