Introduction
Ernesto Guevara de la Serna, médecin argentin devenu ministre de l’Industrie à Cuba, est tombé en combattant la dictature militaire en Bolivie le 8 octobre 1967. Il existe déjà un bon nombre de biographies sur la vie du Che. Nous, nous avons fait le choix de nous intéresser aux idées, aux valeurs, aux analyses, aux propositions, aux rêves de l’homme. Certes, il était un combattant qui maniait avec autant d’aisance la plume que le fusil : mais pour quelle cause se battait-il ? Comment concevait-il la lutte des peuples d’Amérique latine et du monde entier pour leur libération ? Quelle image avait-il du socialisme, de « l’homme nouveau », de la société enfin émancipée du cauchemar capitaliste ? Voilà les questions qui nous occupent dans ce livre, sans avoir la prétention de livrer la réponse.
Ernesto « Che » Guevara n’était ni un saint, ni un surhomme, ni un chef infaillible : il était un homme comme les autres, avec ses forces et ses faiblesses, ses lucidités et ses aveuglements, ses erreurs et ses maladresses. Mais il avait cette qualité rare chez les acteurs de la scène politique : la cohérence entre les paroles et les actes, les idées et les pratiques, la pensée et l’action. De ce point de vue, il était exceptionnel, et cette singularité est pour beaucoup dans l’attraction qu’il exerce, encore aujourd’hui, sur de nombreuses personnes – notamment jeunes – à travers le monde.
Adversaire irréconciliable de l’impérialisme – machine à broyer les peuples – et du capitalisme – système intrinsèquement pervers –, Guevara était un révolutionnaire marxiste. Son marxisme, fruit de ses lectures un peu improvisées, de ses rencontres et de son expérience, ne se laisse enfermer dans aucun des tiroirs habituels. À partir des années 1950, il n’eut de cesse d’approfondir sa réflexion politique, de développer une approche qui lui était propre, à laquelle mirent fin prématurément les assassins de la dictature bolivienne. Nous allons essayer de saisir le mouvement, l’évolution de sa pensée politique.
Nous, les auteurs de ce livre, appartenons à deux générations distinctes, et nous avons des lectures, des interprétations, des approches différentes de l’œuvre du Che ; mais nos démarches, loin d’être contradictoires, se sont révélées compatibles, complémentaires et convergentes. Le résultat de notre travail n’est pas un « manuel de guévarisme » ni une systématisation imaginaire d’une œuvre peu systématique, en perpétuel changement, mais avant tout un essai, une tentative de mettre en évidence l’apport d’Ernesto « Che » Guevara au socialisme du XXIe siècle.
Nous ne portons pas un regard nostalgique sur la pensée du Che. Au contraire, revisiter ses idées, quarante ans après sa mort, permet d’en saisir l’actualité ardente pour le travail de rénovation marxiste et de refondation culturelle et politique, mené par ceux qui n’ont pas renoncé à construire une alternative au capitalisme.
Certes, le monde dans lequel nous évoluons n’a apparemment plus grand-chose en commun avec celui d’avant 1967. En tombant en 1989, le mur de Berlin a marqué le début d’une nouvelle ère. Loin de se solder par l’avènement d’un socialisme à visage humain, le renversement tant attendu de l’URSS et de ses « pays frères » a finalement abouti à l’établissement d’un capitalisme sauvage. La guerre froide a cédé la place à des guerres chaudes et pétrolières, à l’image des deux conflits menés par les États-Unis en Irak en quinze ans. Est et Ouest ne se toisent plus frontalement, et se sont réconciliés sur le dos des pays du Sud, sous l’œil approbateur du dieu dollar. D’autres murs se sont alors élevés : des contours israéliens en Palestine jusqu’aux abords des États-Unis et de l’Europe, devenus des forteresses impériales qui pillent dans le tiers-monde les richesses dont il ne saurait être question de partager la moindre miette. Bref, la planète a été soumise au règne total de l’économie de marché féroce et brutale.
Depuis 1990, le capitalisme, célébré par les apôtres de la pensée unique, est présenté comme l’horizon indépassable de l’humanité et le seuil ultime de l’Histoire. Tous les courants politiques osant le braver ont été suspectés de « totalitarisme » en puissance, même s’ils avaient dénoncé, bien avant les idéologues du néolibéralisme, les ravages totalitaires du stalinisme. Ils ont ainsi été condamnés à porter, comme un fardeau éternel, le terrible bilan d’un système dictatorial et meurtrier qu’ils avaient pourtant âprement combattu au prix de tant de sacrifices et de vies broyées dans les purges et les goulags. Guévaristes, trotskystes, libertaires, syndicalistes révolutionnaires, tiers-mondistes radicaux, communistes antistaliniens, tous ont été alors renvoyés sur le banc des accusés, devant les procureurs du capitalisme « réellement existant », dans le grand procès du communisme. Un procès qui a placé côte à côte bourreaux et victimes, révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Ne pas être d’accord avec le capitalisme était un crime en soi.