SASHA, PARIS 2009

Il n’y avait aucun intrus, aucun jeu de rôle, aucune image qui s’interposait. Il n’y avait aucune force ou soumission, aucune mise en scène ou décor, aucun secret. Nous jouissions de l’une et de l’autre, ensemble et subjuguées.

À chaque fois je me demandais s’il était possible d’en faire le récit, s’il existait des mots, une narration du plaisir, ou si la jouissance échappait au langage parce qu’elle était un abandon de tout.

LA CHOSE, PARIS 1978

Une chambre prêtée, pour dix jours, l’été, à Paris. Une chambre qui devenait à moi, à force d’y vivre. Une chambre qui ressemblait à un ventre et qu’il m’était difficile de quitter. À cause de la chose. Je ne savais pas qui décidait de nous deux. Nous formions un couple. Je ne savais pas qui choisissait l’autre. Je ne savais pas qui répondait à l’autre non plus. La chose planait au-dessus du sol, ne demandant qu’à monter jusqu’à moi. Je planais au-dessus de ma vie, ne demandant qu’à l’inventer. Je la nommais la chose parce que je ne savais pas si elle était réelle ou non. Si elle provenait d’un rêve ou d’un songe. Elle arrivait quand je m’endormais ou au réveil. Elle profitait d’un état de conscience amoindrie. Elle s’infiltrait, se trouvant à chaque frontière du jour et de la nuit. Parfois je pensais que la chose venait de moi, de mes forces et de mon désir permanent. Je pensais qu’elle venait de ma peau. Qu’elle se dégageait de mon corps pour exister à côté de moi. En fait, je pensais qu’elle se libérait de moi dans la chambre. Je considérais la jeunesse comme un surplus. La chose en faisait partie. Elle était partout ma jeunesse. Elle était envahissante. Dans la rue, chez le marchand (expression de l’époque), dans l’appartement. Je devais la retenir. C’était l’empire du corps cette jeunesse. Le désir m’obsédait. C’est lui qui engendrait la chose. Et c’est la chose qui l’engendrait. Nous étions en circuit fermé. Si je voulais me la représenter par un schéma, je traçais des lignes parallèles entre lesquelles se tenaient un homme ou une femme. Je ne savais pas de quel sexe était la chose. Elle était tout et elle n’était rien. Je ruinais mon été en un seul jour, pensant que je tombais enceinte d’elle. Observant mon ventre tous les matins. Me plaignant de vertiges et de nausées. Je considérais la chose comme une folie. Une vraie folie. J’avais en moi des images de pierres (souvenir d’une pochette de disque) et de cristaux qui brillaient sous ma peau comme si je portais une trace de celle ou de celui qui m’avait étreinte durant mon sommeil. La chose était devenue indispensable à ma vie.

Le dernier jour de mes vacances, j’ai ouvert le placard qui se trouvait derrière mon lit. On avait laissé la clé dans la serrure pour me montrer que j’étais une personne digne de confiance. J’ai découvert une carabine et dix exemplaires du magazine Lui numérotés de vingt-deux à trente et un. L’arme posée sur mes cuisses, je fixais les femmes dont on avait enduit la peau d’huile afin de révéler les muscles par reflets. Les corps marchaient à l’intérieur du papier. Je cherchais le visage de la chose, devant ou derrière l’objectif. Une apparition. Puis j’eus l’idée que la chose était un œil qui me regardait dormir, marcher, me laver. Un œil qui aurait pu être ma conscience. Mais il n’y avait aucun lien avec le jugement ou la morale. Je ne me sentais pas jugée par la chose. Je me sentais dérobée. Elle volait mon image et ce que je cachais à l’intérieur de moi, mon désir, mon envie de me donner du plaisir et de me délester des forces. Je n’avais pas honte d’être vue. La chose faisait, en quelque sorte, partie intégrante de moi.

Les femmes, nues, à cheval sur une chaise, en extension, allongées sur un canapé ou priant à terre, se joignaient à l’arme que je tenais contre moi ignorant si elle était chargée ou non. J’étais excitée par la situation, parce que je la vivais seule. Personne ne pouvait imaginer la scène que je venais de dresser. Mon corps, la carabine, le lit, les magazines. La scène que je formais aurait pu être filmée ou photographiée dans le sens où elle allait plus vite que la réalité. Il fallait la saisir parce qu’elle était marginale comparée aux images de mon été que je nommais les choses simples : les rues de Paris, les cinémas, les vitrines, les marronniers, le métro, les touristes au guichet du musée de l’Homme. J’avais dressé une scène qui dépassait ma vie, répondant à la chose qui vibrait dans ma chambre et s’allongeait près de moi sans me toucher.

LA MAIN, GALERIE YVON-LAMBERT, PARIS 2007

Elle était en bronze, posée sur un socle, son poignet était piqué d’aiguilles. Elle avait pour légende L’Amour. Il s’agissait de la main gauche. La main du cœur. Celle qui ne serrait pas l’autre main. Celle qui se posait sur le ventre, le front, au creux de la poitrine. La main qui cherchait la fièvre. La main qui essuyait les larmes et distribuait les baisers. Ce n’était pas la main qui jurait mais la main qui promettait.