I
Ses yeux étaient bleus, là d’où j’étais. Son teint était chiffonné. Il avait l’air d’attendre ici depuis longtemps, alors que c’était impossible. Ni lui ni moi ne pouvions savoir à l’avance où nous passerions, ce jour-là. Je suis un homme mûr, j’ai cinquante-quatre ans, pour certaines choses cependant, je ne le serai jamais assez. Par exemple, cette peur qui me saisit, parfois, juste au moment d’une rencontre. En général on ne fait que croiser les gens, et cela ne prête pas à conséquence. En fait, nos vies sont pleines de conséquences mises bout à bout, on ne pourrait jamais croire que ce peu de conséquences aura pris toutes ces années. Mais ses traits me disaient quelque chose, de là où je me trouvais. De là où je me trouvais, pour une raison ou une autre, il aurait été encore possible de faire demi-tour même si, évidemment, je n’aurais pas fait demi-tour de mon fait. Mais, par exemple, une voiture aurait démarré, et j’aurais dû m’écarter, ou bien je me serais retourné, et je n’aurais pas aperçu son reflet dans la vitrine d’un magasin. J’aurais réagi en me disant que me veut-il, ce type-là ? et je l’aurais sans doute ignoré, je l’aurais sans doute oublié. Ses traits étaient tirés, mais ses cheveux n’étaient pas gris. Les miens, je les ai presque tous perdus. Parfois, il m’arrive de passer la main dedans, là où je n’en ai plus. Mon ex-femme riait de me voir faire, et je ne suis pas sûr que je le prenais bien. Je ne veux pas m’égarer, pourtant, il serait juste de dire qu’au moment de nos retrouvailles nous étions tous les deux égarés. Peut-être, aussi, nos vies : plusieurs égarements mis bout à bout, on ne reconstitue jamais le trajet complet.

Ses habits étaient passe-partout, presque comme les miens. Il les portait depuis plus longtemps que moi. Ses chaussures étaient bien cirées, malgré l’usure. À ce moment-là, il avait déjà repris sa place dans ma vie, moi dans la sienne. Pourtant, avions-nous jamais été vraiment amis ? Il portait une sacoche pour ranger les ordis, et, bien sûr, je n’aurais jamais pu imaginer qu’elle soit si importante dans sa vie. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus d’affaires à lui, dans sa vie, et tous ces papiers-là, il les gardait dans sa sacoche, honteusement. Il faisait semblant lui aussi. Il avait toujours fait semblant, je me suis dit plus tard, en me souvenant de choses lointaines. Mais je n’en étais pas aussi sûr, les jours suivants. Ses yeux étaient bleus, avec sa fausse sacoche au bout de la main. Quand nous n’avions même pas trente ans, il avait déjà eu sa bonne période, à ce que j’en savais. Il avait déjà eu une belle femme, un bel appartement, et nous ne nous rencontrions plus que de loin en loin, même si souvent, j’avais envie de l’appeler. Je ne savais pas comment il s’était retrouvé là, là où il était. Il ne me l’a pas expliqué, il n’en était plus à expliquer. Savoir ce qui s’est passé, et que tout reste sans réponse. Savoir comment la Terre tourne, comment les gens vivent et meurent, constater les changements dans la rue, et il nous manque des choses, au bout du compte. Tiens, ça va ? Ni lui ni moi n’avons dit ces choses, du genre, ça fait combien d’années ? Qu’es-tu devenu dans ta vie, tout ce temps-là ? Il n’avait pas le temps pour ces choses, avec sa sacoche pendante au bout du bras. Il me dit seulement tiens, je me disais bien.
– Moi aussi. Jean, c’est Jean ?
– Oui, tu ne me reconnais pas ?
– Mais si, bien sûr que si.
Nous nous sommes serré la main, sans rien dire, avant de repartir ensemble. Autour de nous : on était près de la gare, où je ne vais pour ainsi dire jamais depuis que j’ai déménagé. Mais, sans raison apparente, parfois j’y retourne en faisant un détour, je reste là une heure ou deux, je ne parle à personne.
Lui non plus n’habitait pas dans le quartier; à une époque il n’avait habité nulle part en particulier, à vrai dire. Un jour ici, trois nuits là, et même, parfois, dans des hôtels qui n’avaient pas de nom, seulement le numéro de leur rue, entre les immigrés récents de l’Est et les Arabes habitués, il avait passé son âge. On a remonté la rue, sans le vouloir on irait dans le même sens, lui et moi. On a pris place dans ce café de la rue d’Amsterdam, à peu près au milieu. Là où depuis si longtemps, peut-être même toujours, les gens traversent en biais pour gagner quelques instants, de ce côté-ci, vers une des entrées annexes de la gare, près du grand bureau de poste. C’est à sa sacoche que j’ai compris. Comment un type comme lui pouvait en arriver là ? Cette question, je ne suis pas le seul à me la poser; il m’en aura très peu parlé de toute manière. Ses mains, elles aussi, me parurent d’un autre temps. C’est idiot mais c’est comme ça. Nous étions dans le fond de la salle, dans la pénombre du bar où, au-dessus du comptoir, étaient accrochées les affiches des promotions, les cocktails de la semaine pour le happy hour. Ce genre de choses me montrent que je suis d’un autre temps moi aussi, en vérité. Je ne pourrai jamais plus. Chaque fois que cette idée me monte dans la tête, je prends peur, je ne sais comment faire pour m’en débarrasser. Ou parfois, ça me plaît. Il n’y avait pas de happy hour dans les bars où nous allions ensemble, avant. Je me suis rendu souvent pour mon travail en Angleterre à une époque, et là-bas aussi, j’ai constaté ça, là-bas aussi, le temps aura passé partout, bien souvent de la même façon. Ses traits, dans la lumière du box, étaient tirés. Ils portaient comme une ombre en plus du reste, les rides, les traces graves de nos vies. Qui de nous deux demanda le premier ce que l’autre voulait boire ? Je ne sais plus. Je voudrais tellement me souvenir de tout et alors, je pourrais peut-être retrouver cette faille, par où il s’était échappé, par où il est reparti, sans que je puisse l’aider. Pourtant j’aime aider les gens, dans la vie. Je ne suis pas un bon Samaritain, ni un mauvais, mais je suis né comme ça et voilà tout. Comment pourrais-je l’expliquer ?