I
DES RÊVES PLUS GRANDS QUE LE MONDE
Octobre 1961
Dans la nuit qui commençait de s'éclaircir, seul sous la voûte de l'immense hangar silencieux, André Kovski mit en marche le moteur diesel et eut l'impression que tout Monterville l'entendait, que chacun se dressait dans son lit en criant : « Réveillez-vous, réveillez-vous, il y a Kovski qui est en train de voler une locomotive! »
Mais le premier moment d'affolement passé, il se mit à écouter le mouvement régulier du moteur et fut fier d'être là, conducteur d'un train qui allait sillonner les paysages, chargé des rêves de cheminots qu'il aimait et qui, comme lui, tenteraient d'incliner le courant monotone de leurs histoires.
La puissante locomotive bleue, zébrée d'un éclair en aluminium, glissa sur les rails, pareille à ces paquebots qui rejoignent pour la première fois la mer. L'éclairage d'une fin de nuit et les découpes bleutées des arbres donnaient à l'ouvrier Kovski le sentiment de faire son entrée sur la scène gigantesque d'un opéra dont il serait le héros et l'instigateur. Juste avant le premier aiguillage, il freina la machine et attendit Bertin, chargé de transmettre aux gares et aux barrières la nouvelle, un train clandestin se mettait en route pour la gloire!
Les yeux rivés sur les signaux lumineux, l'ouvrier Kovski sortit de sa veste en tweed une cigarette brune d'un paquet déjà froissé, mais, trop énervé pour l'allumer aussitôt, il mâchouilla le tabac qui se mélangea au papier... Ecœuré, il cracha le tout par la fenêtre, sur le ballast. Il eut une pensée pour son père Stanislas venu de Pologne au début du siècle parce que la France était le pays de la déclaration des droits de l'homme. Pourtant, jamais il n'avait entendu un Français dire sans hésiter, le fameux premier article que lui, fils d'émigré, savait par cœur : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. 26 août 1789. »
Il l'avait tellement entendu cet article, répété avec l'accent de Cracovie et le mot libre prononcé comme un déferlement qu'il ne pouvait s'empêcher de le dire, lui aussi, avec des « r » roulant sous la langue et dans la gorge.
Vert! Le signal venait de changer de couleur. Le cheminot fit monter le régime du diesel et quand Bertin, essoufflé, l'eut rejoint en criant qu'ils pouvaient y aller, les deux hommes s'étaient regardés, comme pour une ultime hésitation et le convoi fantôme avait démarré. Kovski et Bertin se mirent alors à sourire et, assis sur les strapontins, face aux grandes baies vitrées de l'avant, ils regardèrent défiler les traverses et les rails, pris dans le pinceau des phares de la machine. Monterville était restée endormie et à part quelques lumières tremblantes venant de la cité H.L.M., seule l'usine de mise en bouteilles affichait, avec ses néons et ses guérites de gardiens, une réelle activité. Au premier passage à niveau, le convoi ralentit et s'arrêta. Le couple de gardes-barrière monta dans un des wagons après un signe aux conducteurs, puis le train redémarra.
La locomotive diesel avec trois wagons derrière elle fila dans la plaine vosgienne, solitaire, au milieu des forêts et des villages aux maisons de toits rouges, alignées le long des rues principales. Un début de soleil protégé par un brouillard invisible diffusait un rai de lumière blanche, presque sinistre. Plutôt que de s'arrêter aux emplacements habituels, à quai, face aux horloges des gares, le convoi s'arrêta près des postes d'aiguillage, ou vers les anciens débits d'eau d'où pendaient encore les trompes de toile salie qui alimentaient les antiques locomotives à vapeur.
Les hommes qui attendaient sur le ballast par petits groupes de quatre ou cinq montèrent dans les wagons, acclamés par ceux qui étaient déjà installés à l'intérieur. Ils portaient des combinaisons bleues de travail, des casquettes à visière ornées d'étoiles, à l'épaule, des musettes en cuir noir.
André Kovski descendit de la motrice pour les rejoindre. Une quarantaine d'années et un nez écrasé comme celui d'un boxeur. Sur sa casquette, deux étoiles d'argent et un foulard autour du cou, noué; il ressemblait à un figurant de western. La grève nationale des cheminots avait été décidée, aujourd'hui, il n'y aurait ni trains-marchandises ni autorails et les locomotives devraient rester dans les dépôts. André Kovski, cantonnier, poseur de rails et serreur d'éclisses à la société des chemins de fer n'avait pas de voiture, seulement une bicyclette avec un porte-bagages à l'avant. Pourtant, aujourd'hui midi, devant la préfecture d'Epinal, il avait absolument voulu assister au grand meeting, écouter les orateurs, entendre les mots qui allaient faire vibrer, reconnaître des visages, crier avec les autres des phrases qui seraient sûrement entendues dans les bureaux de la direction à Paris. Il avait donc réquisitionné la locomotive et ses trois wagons, parce qu'il serait plus joyeux, plus confortable et plus chaleureux aussi, d'effectuer le trajet ensemble, et se faire une idée, avant, de ce que signifie justement être ensemble.