DU MÊME AUTEUR

La saga de Val-Jalbert

L’Enfant des neiges, t. 1, Éditions JCL, 2008.

Le Rossignol de Val-Jalbert, t. 2, Éditions JCL, 2009.

Les Soupirs du vent, t. 3, Éditions JCL, 2010.

Les Marionnettes du destin, t. 4, Éditions JCL, 2011.

Les Portes du passé, t. 5, Éditions JCL, 2012.

La saga de la famille Roy

Le Moulin du loup, t. 1, Presses de la Cité, 2008.

Le Chemin des falaises, t. 2, Presses de la Cité, 2009.

Les Tristes Noces, t. 3, Presses de la Cité, 2010.

La Grotte aux fées, t. 4, Presses de la Cité, 2011.

Les Ravages de la passion, t. 5, Presses de la Cité, 2012.

La saga d’Angelina

Les Mains de la vie, t. 1, Éditions JCL, 2002.

Le Temps des délivrances, t. 2, Éditions JCL, 2013.

La saga des Bories

L’Orpheline du Bois des loups, t. 1, Presses de la Cité, 2003.

La Demoiselle des Bories, t. 2, Presses de la Cité, 2006.

Le Cachot de Hautefaille, L’Archipel, 2013 ; Archipoche, 2014.

L’Amour écorché, L’Archipel, 2012; Archipoche, 2013.

Le Refuge aux roses, L’Archipel, 2011 ; Archipoche, 2012.

Les Fiancés du Rhin, Éditions JCL, 2010.

Le Chant de l’océan, Presses de la Cité, 2007.

Le Val de l’espoir, Éditions JCL, 2007.

Note de l’auteur

C’est en 1995, à une époque où les techniques d’investigation étaient bien moins sophistiquées, que j’ai créé cette série policière, tout d’abord par goût du suspense et des intrigues, mais aussi pour le plaisir de parcourir au fil des pages ma terre natale, la Charente. Département riche en sites préhistoriques, parsemé de châteaux ou de ruines romantiques, doté de paysages variés, il y avait là matière à emballer mon imagination.

Ainsi, par le biais des enquêtes de Maud Delage, mes lecteurs de l’époque ont pu se pencher sur l’histoire de la région, son patrimoine, découvrir des lieux méconnus. En quelque sorte, faire un peu de tourisme sur les traces de mon héroïne.

Je tiens à préciser qu’aucun des événements relatés ne s’est réellement produit et que ces textes, hormis les références historiques et touristiques, sont de pures fictions.

1.

Du sang sous les collines

1

Puymoyen, vallée des Eaux-Claires, octobre 1995

Franck Drugeon n’en finissait plus de rappeler sa chienne qui n’avait pas encore appris les bonnes manières.

— Mina, viens ici, et vite !

L’animal n’avait que six mois, un trop-plein d’énergie à dépenser et une envie folle de se dégourdir les pattes. Rien d’étonnant : elle passait ses journées dans une cour, et ses parents étaient des bergers allemands du genre colosse à la dent dure.

— Mina, vas-tu obéir ! Tu vas finir par te perdre dans ces broussailles, et puis ta copine Vénus n’en peut plus !

L’homme se dit pour la troisième fois de la matinée qu’il avait fait une erreur en prenant cette jeune bête qui avait besoin d’une poigne plus rude que la sienne. Il commençait sa deuxième année de retraite et aurait mieux fait de se contenter de sa douce Vénus, une chienne setter âgée de neuf ans.

En plus, Mina ne tenait pas en place, ce qui obligeait Franck, en maître consciencieux, à battre la campagne tous les jours. Autour d’eux, la vallée des Eaux-Claires semblait s’éveiller. C’était une belle matinée d’octobre, les noisetiers jaunissaient, un peu de brume s’attardait au-dessus des falaises.

Un mardi comme un autre, avec un agréable parfum d’automne dans l’air frais.

— Demain, je retourne aux champignons, ma Vénus. C’est la patronne qui va être contente ! On ira du côté de Torsac, dans ce petit bois de châtaigniers où les cèpes sortent bien.

Franck tourna la tête un instant de trop. Mina avait disparu de son champ de vision.

— Bon sang de bon sang ! Mina ! Mina ! Veux-tu revenir, Mina !

Il continua à appeler, furibond. Debout derrière lui, remuant timidement la queue, la sage Vénus attendait la suite des événements.

— Saleté de bestiole. Elle va me faire courir jusqu’où ? Mina ! Mina !

Contrarié et inquiet, il quitta le chemin et s’engagea sous le couvert des chênes tout en continuant à appeler sa chienne. Le terrain grimpait vers une barre rocheuse, ce qui le contraignit à souffler un peu.

— Elle a dû lever un lapin… Mina !

Alors qu’il s’apprêtait à repartir, une forme brune et fauve déboula enfin d’un sentier. Sur sa lancée, elle traversa un buisson de genévrier.

— Ah ! te voilà, quand même ! Viens là, ma chienne, viens me voir !

La colère de Franck était déjà retombée. Il savait qu’il devait avant tout caresser et flatter Mina d’avoir répondu à ses appels, même tardivement. La jeune bête courait autour de lui, joyeuse, très excitée.

— Calme-toi, Mina, viens là, viens ! Qu’est-ce que tu manges ?

La chienne semblait avoir découvert et rapporté un jouet à sa convenance, ce qui n’était pas vraiment du goût de son maître.

On trouvait de tout dans la vallée des Eaux-Claires. Les gosses y venaient jouer, les amoureux, s’isoler, et le petit gibier était abondant.

— Lâche donc ! Fais-moi voir ! Mais ça pue ! Tu as été droit sur une charogne, toi !

Franck n’arrivait pas à identifier ce qui gigotait entre les dents de Mina. C’était noir, gris, d’une forme étrange. Une seconde, il pensa à un morceau de vieux gant, puis il ne pensa plus rien, car, délaissant son trophée, Mina fila boire au ruisseau, et il put examiner ce qu’elle avait abandonné sur l’herbe rase du talus.

À l’aide d’une brindille de bois, il tourna et retourna ce lambeau de matière putride avant de pousser un cri de dégoût et d’horreur, de reculer, victime d’un haut-le-cœur.

— C’est pas vrai ! Faut que ça m’arrive à moi ! C’est pas possible !

Mina revenait déjà. Elle aboya gaiement, déambula le nez au ras du sol, puis elle chercha querelle à Vénus. Enfin, elle tenta de récupérer son singulier butin. Un hurlement stoppa net ses mouvements.

— Laisse ça, Mina ! Laisse !

Franck se pencha avec un geste autoritaire qui tint l’animal en respect. Les lèvres pincées, il sortit son mouchoir et s’en servit pour envelopper sa sinistre trouvaille.

— Bordel ! Qu’est-ce que je dois faire maintenant ? Et puis d’abord, d’où ça vient, ce fichu truc ?

Le « fichu truc » en question était désormais à l’abri des dents de Mina. Bouleversé, presque affolé, Franck réfléchit tout en lançant des coups d’œil inquiets autour de lui. Devait-il vraiment mettre dans sa poche de veste deux moitiés de doigt et un fragment de chair qui évoquaient vaguement la paume d’une main, le tout excessivement malodorant et d’une affreuse couleur noirâtre ?

*

— Et en voilà une autre ! Vous parlez d’une affaire ! Si j’avais cru ça possible, une histoire pareille !

Franck Drugeon n’en croyait pas ses yeux : une quatrième voiture de police s’engageait sur le chemin. Il prit à témoin l’homme chez qui il avait pu composer le 17 d’une main tremblante, un riverain de la vallée qui s’était empressé de le suivre pour savoir le fin mot de l’histoire.

Tout s’était passé très vite. Franck, n’ayant pu se résoudre à emporter sa macabre trouvaille, l’avait laissée sur place.

Ensuite, il avait rejoint sa voiture au pas de course, enfermé les deux chiennes dans le coffre aménagé à cet effet, pour rouler jusqu’à la première maison. Là, il était entré en racontant son aventure et, une vingtaine de minutes plus tard, la police d’Angoulême envahissait la paisible vallée des Eaux-Claires, devenue le théâtre de fouilles fébriles.

Au bout d’une heure d’investigation, on trouva enfin les corps, dans une de ces singulières carrières souterraines entaillant le roc, que les gens de la région appelaient encore des champignonnières, car après l’exploitation de la pierre calcaire était venue la culture des champignons dits de Paris.

Ils étaient à une cinquantaine de mètres de l’entrée. Un homme et une femme d’après ce qu’il restait de leurs vêtements, allongés l’un près de l’autre dans l’obscurité. Sous le faisceau des lampes, ils offraient une vision de cauchemar. Des rats avaient dévoré les chairs fragiles, vidé les orbites. Les dents dénudées esquissaient un rictus grimaçant qui conférait à ces cadavres, dont la peau avait presque la couleur du charbon, un aspect épouvantable.

Irwan Vernier, inspecteur divisionnaire, le premier arrivé sur les lieux, les observa longuement. C’était un homme très séduisant. Grand, mince, il avait le teint hâlé des marins, le regard vert et or. La quarantaine avait semé des traits d’argent dans ses cheveux d’un blond foncé.

— C’est pas joli-joli à voir, soupira-t-il. On va attendre le légiste pour les constatations d’usage. Maud, ne te sauve pas, surtout. Il y a du boulot pour toi. Il paraît que tu t’ennuyais chez nous. Voilà de la distraction ! Il faudrait leur faire les poches, ma biche !

Maud Delage, simple inspecteur de son état, haussa les épaules sans daigner répondre. Elle était en Charente depuis six mois. Six mois d’une banalité affligeante, malgré quelques affaires sans grande importance. De taille moyenne, « faite au moule » selon ses collègues, elle avait également la peau mate, des prunelles couleur océan, une chevelure châtain clair qui dansait sur ses épaules.

Pour l’instant, elle s’efforçait de tenir le coup vaillamment. Elle était un peu pâle, certes, mais restait en apparence très calme. Bien sûr, si Irwan lui demandait l’impossible, elle craquerait sans doute et fuirait à l’extérieur. L’odeur qui les assaillait était insoutenable, et le spectacle ne valait guère mieux. Maud priait intérieurement pour ne pas avoir de nausée. Heureusement, au même instant, le commissaire et le procureur, tous deux précédés du rond lumineux d’une lampe torche, vinrent les rejoindre.

— Ça va, Maud ? Pas trop secouée ? lança le commissaire en constatant lui-même l’état des cadavres.

— Un peu, mais je tiens le coup, patron. J’aimerais bien vous dire que j’ai vu pire, mais ce ne serait pas vrai. C’est même la première fois que je vois ce genre de choses.

La jeune femme baissa les yeux un instant. Elle pensa très fort au paysage entrevu avant de s’enfoncer dans l’obscurité et la puanteur : le ciel d’un bleu pâle, les falaises grises, le ruisseau limpide qui avait donné son nom à cette vallée habitée depuis des temps immémoriaux. Réconfortée, elle jeta un regard bleu à l’inspecteur divisionnaire.

— Alors ? Mort naturelle ou crime ? dit-elle avec ironie.

Irwan réprima un sourire en considérant les deux corps d’un air rêveur :

— Mort naturelle, cela me surprendrait beaucoup, ma petite Maud. Crime, peut-être… À mon avis, la cause du décès n’est pas très naturelle. Voilà le docteur Juranville. Il va bien nous aider un peu. Alors, Maud, tu te décides à leur faire les poches ? Bon, laisse tomber, je m’en occupe, mais à charge de revanche !

Tendue, elle serra les poings. Elle aussi aurait voulu plaisanter pour briser la tension qui les tenaillait tous, mais elle n’en avait pas le courage. Pourtant, elle aimait son métier. Cela faisait déjà sept ans qu’elle l’exerçait. Son seul défaut, c’était d’être restée un tantinet trop sensible. Défaut à éliminer, lui avait souvent répété son supérieur, le commissaire Philippe Valardy, qui montrait à son égard une bienveillance quasi paternelle.

Le légiste poursuivit son examen dans le plus parfait silence.

— À première vue, ils ont été égorgés tous les deux avec un instrument très coupant, décréta-t-il en se relevant enfin. La mort doit remonter à un ou deux mois. On le saura mieux à l’autopsie. Ils étaient jeunes : pas plus de vingt ans.

Maud réprima un frisson nerveux, mais se domina vite. Un double meurtre qui tombait justement une semaine où elle était de flag, c’était inespéré, car ils avaient de grandes chances, Irwan Vernier et elle, d’être saisis de l’affaire.

— Patron, regardez.

L’inspecteur divisionnaire, qui avait commencé à examiner les environs sans attendre l’intervention de ses collègues de l’Identité judiciaire, exprima une véritable surprise.

— Il s’agit en principe de Jean-Louis Paoli et d’Anaïs Melville. J’ai trouvé leurs papiers. Il y avait un sac dans ce coin. C’est un peu humide, mais encore lisible. Un permis de conduire et une carte d’identité, une carte de bus aussi.

— Fais voir, dit Maud.

Irwan l’éclaira, tandis qu’elle étudiait attentivement les petites photographies des jeunes gens : Jean-Louis, les cheveux bruns mi-longs, un peu de barbe, un vague sourire, des yeux de rebelle ; Anaïs, une adolescente aux joues pleines, au regard tendre.

Eux, c’étaient eux là-bas, par terre, eux que l’on empaquetterait tout à l’heure pour les conduire à la morgue de Girac, le centre hospitalier d’Angoulême. Irwan reprit les documents en tapant affectueusement sur l’épaule de Maud :

— Ils étaient mieux avant, c’est vrai ! s’écria-t-il. Allez, va prendre l’air, tu es livide, ma biche !

— Tu ne l’as peut-être pas remarqué, mais je ne suis pas ta biche, Irwan, je suis ta collègue de travail ! répliqua-t-elle avant de se diriger vers la sortie de la champignonnière.

— D’accord, si tu le dis… fit Irwan, qui n’avait pas l’habitude de voir sa collègue réagir de la sorte à ses petits mots affectueux.

Une fois que Maud fut dehors, la lumière dorée de l’automne l’aveugla un moment, mais l’air lui semblait si pur qu’elle s’empressa de respirer à pleins poumons. L’inspecteur divisionnaire ne tarda pas à la rejoindre :

— On retourne au Central, ma b… Pour le moment, il n’y a plus rien à faire ici. Le patron nous a confié l’affaire. On doit faire vite et bien. Le plus dur, c’est toujours de prévenir la famille.

Très galant malgré sa tendance à l’ironie bon marché, Irwan l’installa dans la voiture, et ils quittèrent la vallée des Eaux-Claires avec un léger goût d’amertume au fond du cœur.

— Dis donc, Irwan, tu ne trouves pas ça un peu bizarre, cette histoire ? Quelqu’un tranche la gorge à deux personnes et il s’en va ensuite en laissant le sac de la fille sur les lieux du crime. Avec leurs papiers d’identité à l’intérieur. Ça ne tient pas debout. Rien ne prouve que ce sont eux.

— Ouais, c’est bizarre, mais le mec qui a fait le coup n’avait peut-être pas les idées bien claires. En plus, ces deux jeunes, j’ai appelé le PC Radio, ne sont pas portés disparus, ni recherchés d’ailleurs. Remarque, ils étaient majeurs. On va se renseigner d’abord du côté des copains, des parents. De toute façon, l’enquête sera moins sinistre que la faction près des macchabées. Avoue que tu as failli craquer.

Maud fit un signe de tête affirmatif, rejetant en arrière ses mèches souples. Ses yeux très bleus s’emplirent de nostalgie.

— Tu sais, Irwan, j’ignore si je m’habituerai à ce coin de pays. Toi qui as des origines bretonnes par ta mère, tu dois me comprendre. Je suis née à Lorient il y a trente-deux ans déjà, j’ai grandi là-bas, en face de l’océan, et l’air marin me manque souvent. L’espace, le grand large, les sorties en voilier avec des copains…

— C’est marrant : quand tu es arrivée, je savais que tu venais de Bretagne, mais avec ton nom, ça ne collait pas.

— Tout le monde ne s’appelle pas Queffélec ou Le Goff, répliqua-t-elle. Je n’y peux rien si mon père porte le patronyme de Delage.

Il ne répondit pas, se contentant de lui désigner d’un geste la ville qui venait de leur apparaître au détour de la route : Angoulême, perchée sur sa falaise, ses clochers, ses remparts et sa trame serrée de toitures ocre et de murs clairs.

— C’est pourtant pas si mal, la Charente, lui dit-il à voix basse. Surtout si on sait que, sous la roche, il y a l’équivalent en souterrains. Le sous-sol d’Angoulême, tu peux le comparer à un gigantesque morceau de gruyère ! Et la campagne autour, c’est pareil.

Irwan se gara sur le bas-côté et expliqua à sa collègue les particularités du paysage :

— Tu vois, en bas, c’est la vallée de l’Anguienne. Là aussi, c’est truffé de carrières et de grottes. Les collines au-dessus font partie de la commune de Soyaux. Quand tu vois cette sorte de végétation, avec des genévriers et des petits chênes, sans oublier de la roche à fleur de terre, tu peux être sûre que dessous, c’est creux. Je t’y emmènerai un jour. Un bon inspecteur, mademoiselle, doit connaître tout son secteur !

Amusée, Maud rit tout bas. Elle avait oublié quelques instants l’image obsédante des deux cadavres. Dès que la voiture redémarra, elle avoua :

— Sacré Irwan, je suis vraiment contente de travailler avec toi. C’est vrai, j’ai failli craquer tout à l’heure, mais je t’assure, je n’avais jamais vu des corps dans cet état. Pourtant, j’en ai vu des pas très jolis, des noyés par exemple. Mais là, les découvrir dans cet endroit sinistre. Tu vois ce que je veux dire ? Entre Bretons, on se comprend, n’est-ce pas ? On va trouver le type qui a fait ça, leur montrer à tous de quoi on est capables.

— Bien sûr, Maud, renchérit-il. Et d’ailleurs, on va déjeuner ensemble pour fêter ça.

— Si tu veux, mais pour moi ce sera un pineau et un café. Je ne pourrai rien avaler d’autre, je suis trop nerveuse. De toute façon, pour le moment, c’est ce que j’ai le plus apprécié en Charente, le pineau bien frais.

— Moi, je préfère le cognac. Bon, dès qu’on est au Central, on prend les adresses des parents et ensuite on monte manger dans la vieille ville. Moi, j’ai un appétit d’ogre.

— Je ne sais pas comment tu fais, après ce qu’on vient de voir. Et en plus, ce soir, le procureur nous attend pour l’autopsie. Ce sera ma troisième visite à la morgue de Girac depuis que je suis à Angoulême. La pire, je crois…

Maud fit une grimace significative en lançant à son collègue un regard angoissé.

— Pauvre b…, tu aurais dû te marier et tricoter pour ta progéniture ! s’exclama l’inspecteur divisionnaire.

— Oh ! ça va, j’en ai assez, sale macho ! Si tu continues, je déjeune avec Xavier. Il est sympa, lui ! Un peu vieille France, d’accord, mais j’apprécie la politesse et la bonne éducation.

À peine furent-ils entrés dans le commissariat que le dénommé Xavier surgit d’un bureau. Inspecteur principal, sous les ordres du divisionnaire Vernier, c’était un type trapu, aux lèvres charnues sous une petite moustache.

— Salut, Boisseau, grogna Irwan. Tu es au courant pour l’affaire de la champignonnière ? Maud va travailler avec moi.

— Bien sûr, on ne parle que de ça, ici. Tu penses, une super affaire pour la région. Alors, bon courage ! Moi je dois boucler une histoire de vol en grande surface… Passionnant !

Xavier s’éloigna après avoir adressé un clin d’œil à Maud. Elle lui sourit en retour.

— Il est charmant, soupira-t-elle. Bon, ces adresses, Irwan.

— Ah oui, les adresses de ces malheureux parents… Désolé, je rêvais de mon carré de bœuf sauce échalote.

*

Une heure plus tard, Maud et Irwan se retrouvèrent devant une large porte à deux battants, d’un vert foncé austère, celle de maître Melville, notaire, et ils attendaient patiemment que l’on réponde à leur coup de sonnette. En ce début d’après-midi, la rue de l’Arsenal était déserte, et les hautes maisons bourgeoises qui la composaient semblaient dormir. Le ciel s’était mis à l’unisson, virant au gris. Soudain, on leur cria d’entrer, et Irwan ouvrit la porte.

— Madame Melville ? demanda-t-il en voyant une femme qui se tenait en retrait dans un vaste couloir.

Elle approuva sans un mot, d’un signe de tête résigné.

— Inspecteur divisionnaire Vernier et inspecteur Delage. Pouvons-nous entrer, madame ? dit Irwan d’un ton neutre tout en montrant sa carte professionnelle.

— Ah ! Oui, oui, bien sûr.

Ils suivirent la mère d’Anaïs dans un salon de belles proportions, dont la décoration classique s’accordait bien au silence oppressant qui régnait entre ces murs centenaires.

— Votre époux est-il là, madame ? demanda le divisionnaire.

— Oui, il est dans son étude, au premier étage. Mais il allait partir. Il a un rendez-vous vers 3 heures de l’après-midi. Que se passe-t-il, monsieur ?

Mme Melville les observa tour à tour d’un air angoissé, puis elle sortit un instant pour appeler son mari d’une voix tremblante. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, au visage très doux, manifestement de santé délicate.

Maud éprouva déjà à son égard une vive compassion. Elle songea à sa propre mère, qui s’inquiétait constamment depuis que sa fille unique était entrée dans la police.

— Me voici, Julie, je suis pressé ! Qui sont ces personnes ? Tu sais pourtant que j’ai un rendez-vous très important aujourd’hui !

L’homme qui venait vers eux d’un pas rapide portait un imperméable beige, et une écharpe écossaise protégeait sa gorge. Ses cheveux ras grisonnaient, ses traits sanguins contrastaient avec des prunelles limpides, d’un vert translucide.

Un regard de chat sauvage, se dit Maud en se reprochant aussitôt d’avoir toujours un peu trop d’imagination.

— Mais ce sont des policiers, René. Des inspecteurs !

— Ah ! La police, et c’est à quel sujet ?

L’atmosphère de la pièce devint soudain pesante ; le temps n’existait plus. Ce couple qui s’interrogeait, le malaise presque perceptible d’Irwan et de Maud, tout cela créait une tension épuisante qu’il fallait absolument briser.

— C’est au sujet de votre fille Anaïs, monsieur Melville, annonça Irwan.

— Je suis désolé, mais elle n’est pas ici, trancha le notaire. Anaïs est majeure ; elle a quitté cette maison début juin et n’y a pas remis les pieds une seule fois. Si elle a des ennuis, cela ne nous concerne plus. Je n’ai rien à ajouter. Ma fille a choisi de vivre en adulte, et…

— René, je t’en prie, l’interrompit son épouse. Anaïs a peut-être besoin de nous. Où est-elle, inspecteur ?

Il y avait tant d’espoir insensé dans la question de cette mère qui semblait instinctivement avoir pressenti le pire, que le cœur d’Irwan battit plus vite, tandis qu’il cherchait désespérément à atténuer le côté implacable de ce qu’il allait énoncer :

— Votre fille, nous l’avons trouvée ce matin, dans la vallée des Eaux-Claires. Je suis sincèrement désolé, mais… elle est décédée, depuis deux mois environ. Nous l’avons identifiée, c’est bien elle.

Le cœur serré, Maud osa à peine regarder les parents d’Anaïs.

— Ma petite fille… murmura Julie Melville, en proie à une violente crise de larmes et se laissant glisser dans un fauteuil.

Son mari pâlit, mais il resta debout, figé.

— Comment est-ce arrivé ? hurla-t-il soudain. Et son copain, où est-il, celui-là ?

— Il était avec elle, monsieur. Jean-Louis Paoli est mort lui aussi. Les corps sont à Girac. Une autopsie est prévue, car il s’agit d’un homicide. L’inspecteur Delage et moi-même sommes chargés de l’enquête.

La voix d’Irwan avait repris de l’assurance. L’instant le plus difficile était passé, et son métier l’obligeait à rapidement reprendre pied.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous ? rugit René Melville.

Il se détourna pour se moucher bruyamment. L’image qu’il offrit à ses interlocuteurs était celle d’un homme terrassé par la douleur.

. Nom donné au commissariat, alors hôtel de police, place du Champ-de-Mars, à Angoulême.