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Ce matin, à la Ferme, ça y est, Julie est arrivée tout énervée et elle nous a dit :
« Ça y est, je les ai ! »
J'ai regardé Julie pour voir si ça l'avait changée. Elle était tout énervée ça c'est certain, mais je n'ai rien vu de différent. Sauf que quand même, quand elle parlait avec les autres dans la cour, elle avait l'air vachement fière d'elle et c'est comme si elle venait de gagner un concours ou quelque chose. Elle avait l'air de mon père sur la photo où il est avec ses deux associés et ils viennent de signer un contrat, un gros machin certainement, et ils ont tous la figure fendue en deux dans le sens qui va d'une oreille à l'autre et c'est pas seulement parce qu'il y a un photographe, on comprend bien que c'est parce qu'ils sont super-contents d'eux.
Julie avait cet air-là et moi j'ai compté dans ma tête : Sophie, Nathalie, Valérie et maintenant Julie, il ne restait plus que moi, dans les filles que je connais, qui ne les avais pas encore. Pour le reste de la classe, j'ai compté qu'il devait en rester encore deux ou trois qui ne les avaient pas mais enfin on peut pas en parler avec tout le monde, alors on ne sait jamais, mais dans les filles que je connais un peu ou même très bien, j'ai calculé que j'étais pratiquement la dernière à ne pas les avoir et ça m'a dépouillée.
(Je fais des listes. C'est en faisant des listes qu'on s'aperçoit des choses qu'on n'arrive pas toujours à voir du premier coup ce qui ne veut pas dire qu'on les comprenne après, mais enfin les listes, ça aide. Le soir, j'ai ajouté le nom de Julie sur ma liste des Filles Qui Les Ont Déjà Eues et effectivement j'ai vérifié, j'étais presque la seule dans la partie de celles qui les ont toujours pas.)
De toute façon à la Ferme ce matin-là tout m'a dépouillée. On ne peut pas dire que ce soit jamais drôle à la Ferme mais franchement ce matin-là, on a beau l'appeler la Ferme entre nous parce qu'on trouve que c'est plus vrai que Lycée (je vais expliquer : à la Ferme il y a des animaux, il y a des chèvres et des oies, c'est nous, et on nous traite comme ça et tout le monde beugle et tout le monde fait meuh ! meuh ! tout le monde caquette, cot cot cot codet, il y a des débiles et des simples d'esprit, on nous met en rang comme des vaches et on nous nourrit. La seule différence c'est qu'on nous trait pas, mais à part ça c'est pareil, on est des veaux et les profs, à part un ou deux, ils sont comme des fermiers, ils nous regardent tous ensemble mais jamais une par une. Jamais dans les yeux, toujours le troupeau). Je reprends, on a beau appeler ça la Ferme ça fait rire que nous, mais c'est plutôt l'Enfer. J'avais du retard sur tous mes textes, en contrôle zéro, je me suis plantée, je me suis fait engueuler deux fois de suite par deux profs à la suite, alors j'ai pleuré, j'ai eu mal aux yeux, j'ai demandé à aller à l'infirmerie et la prof n'a pas voulu.
Je lui ai fait le coup de l'évanouissement, j'ai fermé les yeux et je me suis forcée à pas respirer jusqu'à ce que la tête me tourne et que je tombe de ma chaise et ça a marché, alors on m'a envoyée à l'infirmerie.
L'infirmière c'est jamais la même, mais celle-là je la connaissais déjà, elle m'a demandé si je voulais appeler mes parents, j'ai dit qu'elle pouvait toujours essayer. Mon père est jamais là et ma mère non plus, et à son travail alors elle m'a dit, j'ai répondu qu'elle ne travaillait pas et que mon père n'était jamais à Paris, alors elle a eu l'air découragée et je lui ai dit que c'était pas grave :
« Ça va passer. »
Elle m'a laissée seule et pendant un moment j'ai été bien. Dans ma liste des Moments Où Je Me Suis Pas Sentie Trop Mal, je pense que je pourrais mettre ce moment-là. La pièce était vide, personne qui criait autour de moi, je suçais un morceau de sucre avec de l'alcool de menthe que l'infirmière m'avait mis sur une cuiller et j'avais gardé la cuiller dans la bouche, j'ai regardé par la fenêtre et j'ai vu plusieurs oiseaux, trois ou quatre à mon avis, et ils sont repassés plusieurs fois devant les arbres dans la cour et c'était pas un moment désagréable. J'ai essayé de passer la vitre pour me mettre au-dedans d'eux mais je n'y suis pas arrivée. Ça demande un grand effort de concentration et j'avais dû perdre beaucoup de ma force en faisant le coup de l'évanouissement si bien que je suis restée de ce côté-là de la fenêtre. Quand je me concentre terriblement, j'arrive quelquefois à me mettre de l'autre côté des choses pour exister avec ceux qui ne sont pas malheureux, ça dure jamais longtemps, mais c'est formidable. Le mieux, c'est avec tout ce qui vole, pas forcément les oiseaux, une fois j'ai réussi à me mettre comme ça dans un avion qui passait au-dessus de Paris au-dessus de l'Arc de Triomphe, je le voyais de chez nous parce qu'on habite dans le XVIIe, mais XVIIe Nord, là où on commence à monter vers la place Clichy et on est dans un immeuble assez haut et un étage assez haut (le huitième) pour pouvoir voir beaucoup de choses et en particulier l'Arc de Triomphe et j'ai donc vu cet avion et j'ai fait un effort absolument gigantesque pour me concentrer et je me suis retrouvée dans l'avion pendant à mon avis quatre ou cinq bonnes minutes. C'était incroyable, je ne sentais plus du tout que j'étais chez moi et j'étais assise toute seule dans un fauteuil de couleur rouge et j'étais très bien. Ça ne m'est jamais arrivé aussi percutant, je l'ai mis en tête de liste sur ma Liste des Moments.